Vendredi 2 juin 2023. Dakar se réveille, groggy et silencieuse. Les grandes artères sont quasi désertes, les devantures des magasins barricadées. Dans certains quartiers, les tirs de grenades lacrymogènes, parfois même d’armes à feu, ont résonné jusque tard dans la nuit. Les combats du 1er juin ont déjà fait neuf morts. Beaucoup d’habitants ont préféré rester chez eux, après les violences qui ont éclaté à la suite de la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison.
Sur certains ronds-points ou en face de plusieurs bâtiments administratifs, en particulier dans le centre-ville – bouclé – de Dakar, les rares passants qui s’aventurent dehors distinguent les lourds blindés de l’armée. Armes de guerre au poing, les militaires montent la garde. « L’État du Sénégal a pris toutes les mesures nécessaires pour rétablir l’ordre », a déclaré, la veille, Antoine Félix Diome, le ministre de l’Intérieur.
Si les blindés ont rapidement et discrètement regagné leurs casernes, le déploiement de l’armée n’est pas passé inaperçu. Sur les réseaux sociaux, des vidéos ont circulé montrant de jeunes manifestants chantant aux côtés des militaires, voire agrippés à leurs blindés. Des images à mille lieues de celles des affrontements qui ont opposé les manifestants à la police ou à la gendarmerie, deux corps soupçonnés d’avoir collaboré avec des nervis en civil filmés en train de tirer sur la foule. Les militaires, eux, n’ont jamais eu à intervenir.
Posture dissuasive
« L’armée est restée en retrait, dans une posture à la fois défensive et dissuasive. De toute manière, la police et la gendarmerie ont réussi à contenir les émeutes et à éviter qu’elles ne débordent dans le centre de Dakar », estime un spécialiste des questions de sécurité.
Que se serait-il passé si policiers et gendarmes n’avaient pas réussi à « contenir » ces émeutes ? La question est sur toutes les lèvres, et les militaires sont bien contents de n’avoir pas eu à y répondre. « Heureusement que nous n’en sommes pas arrivés là », admet un gradé, qui précise que, dans ce contexte politique instable, l’armée était « déjà en état d’alerte ». « Ce n’est pas notre rôle [de participer à des opérations de maintien de l’ordre] bien que nos soldats soient formés pour cela », insiste le militaire.
« Depuis l’indépendance, l’armée sénégalaise a pris part à la vie du pays en se tenant en retrait du jeu politique », observe l’historien Romain Tiquet, qui travaille sur les questions de maintien de l’ordre en Afrique de l’Ouest. Une tradition républicaine qui fait du Sénégal une exception dans la sous-région et qui a permis de préserver le pays d’un coup d’État, contrairement à nombre de ses voisins.
À son accession au pouvoir, Léopold Sédar Senghor théorise le concept d’ « armée-nation » avec son chef d’état-major général des armées, Jean-Alfred Diallo, membre du génie militaire. « Tous deux ont développé l’idée selon laquelle l’armée devait être un acteur à part du développement économique et social, et qu’elle devait participer à la construction du pays », précise l’historien.
L’héritage de ces années Senghor est toujours présent dans la manière dont l’armée et le pouvoir collaborent, au-delà de la sécurité des frontières : implication du génie militaire dans les travaux de construction ; recrutement de médecins militaires dans les hôpitaux publics ; reconversion des cadres de l’armée dans la carrière politique ou diplomatique… Les généraux Lamine Cissé et Mamadou Niang, anciens chefs d’état-major généraux des armées, deviendront ainsi ministres de l’Intérieur, respectivement sous Abdou Diouf et Abdoulaye Wade.
C’est d’ailleurs Lamine Cissé qui annoncera à Diouf sa défaite face à Wade à l’élection présidentielle de 2000. L’armée s’implique aussi dans la formation des jeunes à travers le Prytanée de Saint-Louis, école des enfants de troupe sous la colonisation, et qui forme aujourd’hui une bonne partie de l’élite militaire, politique et intellectuelle du pays.
« Cette idée de respect de l’ordre républicain s’est toujours imposée dans les rangs de l’armée. Jusqu’à quand ? À chaque soubresaut politique, la question de la loyauté de l’institution resurgit », observe Romain Tiquet. Rien d’étonnant à ce que les prises de position de l’armée soient scrutées de près, alors qu’un calme précaire est revenu au Sénégal, à huit mois d’une élection présidentielle à laquelle Macky Sall n’a pas encore dit s’il souhaitait se présenter.
Dakar, le 29 mai 2023. Des gendarmes lors d'une manifestation provoquée par la condamnation de l'opposant Ousmane Sonko. © John Wessels/AFP
« Que l’armée intervienne à l’intérieur des frontières est sans nul doute le signe d’une situation grave et exceptionnelle », souligne l’historien. C’est pourtant la deuxième fois depuis que Macky Sall a été réélu que l’État fait appel à l’armée lors de débordements violents : en mars 2021, les militaires avaient déjà été déployés dans les rues de Dakar après l’arrestation d’Ousmane Sonko.
Instrumentalisation
« Nous pouvons être appelés à intervenir lorsque la situation l’exige, mais toujours de façon très limitée et extrêmement encadrée », rappelle le gradé précité. Après l’intervention des forces régulières de maintien de l’ordre, il est en effet prévu que l’armée puisse également être déployée de manière décentralisée après qu’une requête administrative a été adressée au gouverneur.
Pour Dakar, c’est le colonel Mbaye Gueye, commandant de la zone numéro 1, qui est mobilisé. C’est aussi à lui qu’il incomberait d’intervenir dans la capitale si l’état d’urgence ou l’état de siège était décrété.
Les seules forces que le chef de l’État peut directement mobiliser sont les unités de réserve générale : les commandos, l’artillerie, les tanks et les parachutistes. En 1962, c’est à ces derniers que le président Senghor fit appel pour garder le Palais, au plus fort de la crise qui l’opposait à Mamadou Dia.
Six ans plus tard, lors des révoltes étudiantes de mai 1968, Senghor fit de nouveau appel à l’armée pour rétablir l’ordre, avec le concours des militaires français. En 1988, le général Tavarez Da Souza refusa, lui, d’engager ses troupes contre les émeutiers, se réfugiant derrière la loi républicaine. Accusé d’avoir fomenté un coup d’État, il fut mis à la retraite anticipée.
Ces différents épisodes ont contribué à forger la légende des gradés sénégalais et leur sens élevé de l’État. « Il ne peut y avoir de coup d’État au Sénégal », annonçait, en 2008, le président Abdoulaye Wade. S’il n’a jamais été démenti depuis, certains gradés se sont bien interrogés, lors de la victoire de Macky Sall, en 2012, sur la conduite à tenir dans l’éventualité où le sortant refuserait de reconnaître sa défaite.
Point de bascule
« L’ère Wade constitue un point de bascule dans les rapports qu’entretiennent les responsables politiques et l’armée, souligne Romain Tiquet. Wade fut le premier à tenter d’utiliser l’institution à des fins politiques, en réintroduisant notamment le vote des militaires en 2006 et en essayant – sans succès – d’en tirer un bénéfice électoral. »
Chouchoutée par Macky Sall depuis son arrivée au pouvoir, l’armée n’a cessé de se renforcer, aussi bien en modernisant son matériel qu’en accroissant ses effectifs (15 000 hommes environ, 30 000 à l’horizon 2025) ou son budget (361 milliards de F CFA en 2021, soit 550 millions d’euros). Elle demeure un partenaire privilégié de la France – qui dispose encore de quelque 450 hommes au Sénégal –, où nombre de ses cadres sont encore instruits. Premier contributeur francophone aux opérations de maintien de la paix des Nations unies, le Sénégal a su profiter des opérations extérieures pour former ses soldats et assurer une carrière prestigieuse aux meilleurs d’entre eux.
Mais, engagée depuis 1982 dans un conflit larvé face au Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), l’armée a aussi connu son lot d’échecs. Sa dernière offensive dans la région, où subsistent des poches de rébellion indépendantiste après quarante années de conflit, n’a pas permis de neutraliser Salif Sadio, le chef du MFDC.
Assis sur un volcan
Dans la sous-région, la situation est suivie avec attention par certains régimes putschistes tentés de se maintenir au pouvoir et pressés de voir si Macky Sall franchira le Rubicon. « Le président est assis sur un volcan, et il ne s’en rend pas compte car son entourage lui dit ce qu’il veut entendre. Il se dit qu’il pourra résister parce qu’il a bien armé ses forces de défense et de sécurité », estime une source qui a ses entrées au Palais.
Quel rôle pourrait donc être amenée à jouer l’armée si l’instabilité politique s’aggravait ? Son implication dépendra-t-elle de la décision d’une poignée d’hommes face à leur conscience et à leur sens du devoir ? « L’armée est comme la société sénégalaise. Les gradés sont divisés, prévient un acteur proche de l’institution. En privé, ils donnent assez facilement leur sentiment. Certains soutiennent le régime, d’autres penchent plutôt pour Sonko. Pour l’instant, Macky Sall n’a pas dit s’il comptait se représenter. Les militaires n’ont pas à s’engager. Mais, si le président briguait un troisième mandat, le pays tout entier serait fracturé, et l’armée ne serait pas épargnée. »
Faut-il voir dans le récent remaniement de l’armée auquel a procédé Macky Sall un moyen de resserrer les rangs de ses fidèles ? En avril, le président a promu son ancien conseiller personnel, le général Mbaye Cissé, au poste de chef d’état-major général des armées.
Un mois auparavant, l’opposition avait évoqué des « échanges avec des hauts gradés des forces de défense et de sécurité » pour justifier le report d’une manifestation. Sans démentir l’existence de ces échanges, l’armée avait immédiatement réagi et invité, dans un communiqué, « les politiques de tous bords à tenir l’armée nationale hors du débat politique » afin que celle-ci « garde sa posture républicaine ».
Les militaires pourraient-ils un jour être amenés à faire un choix ? Face à la crise, certains responsables politiques les ont déjà appelés à « prendre leurs responsabilités ». « Nous les prenons déjà, rétorque le gradé précité. Nous assurons la sécurité de l’État. Il fallait faire baisser la tension, elle a baissé. Nous voulons rester en dehors du reste. La politique pourrait nous rattraper, mais nous espérons que cela n’arrivera pas. »