Deux ans en situation de guerre La guerre, ça fait peur… J'ai débuté mon stage apostolique dans la province du Sud-Kivu, à la Maison Provinciale des Missionnaires d'Afrique située dans l'Archidiocèse de Bukavu. Bukavu est une ville réputée comme étant le bastion de la résistance contre l'occupation ou l'ingérence rwandaise dans l'Est de la République démocratique du Congo. Ainsi, en recevant ma nomination pour la province du-Sud-Est Congo, le sentiment que j'éprouvais au fond de moi-même était la peur : peur de la guerre, peur de l'insécurité, peur de l'inconnu... Intérieurement je me préparais à vivre des moments difficiles d'autant plus que j'avais entendu parler des expériences douloureuses et fâcheuses que mes prédécesseurs stagiaires ont vécues dans cette province de l'Afrique Centrale. A ma grande surprise, c'est dans un climat relativement calme que j'ai commencé l'apprentissage de la langue, tout en essayant de m'adapter à mon nouvel environnement. Cette expérience, si petite soit-elle, m'a aidé à dépasser ma peur et à être confiant dans l'avenir. C'est donc dans la joie et avec beaucoup d'optimisme et d'espérance que je suis monté dans l'avion pour le Maniema, dans le diocèse de Kasongo, à la paroisse Saint Clément de Kipaka. C'était le 20 novembre 2001. Tout s'est déroulé de façon paisible pendant les six premiers mois. A partir du dimanche 16 juin 2002, date de la première entrée des milices mai-mai dans la paroisse, l'insécurité s'est complètement installée dans le village et les habitants ont été obligés plusieurs fois de s'enfuir dans la forêt pour échapper aux exactions et aux tracasseries des combattants armés. Depuis lors, le village est devenu soit un champ de bataille, soit un camp pour les combattants. Pour vous permettre de mieux saisir l'enjeu, avant de continuer, essayons de connaître les deux groupes combattants et ce qu'ils font ici à Kipaka. Deux groupes de combattants D'un côté, il y a les troupes de la rébellion parrainée par le Rwanda et dont le siège est à Goma : c'est le Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD-Goma). Les militaires du RCD qui sont présents ici ont été, pour la plupart, recrutés par force et ils n'ont pas eu une formation militaire adéquate. Beaucoup d'entre eux sont d'ailleurs des anciens mai-mai qui ont été fait prisonniers ou qui se sont rendus à contre cœur. Il faut souligner avec beaucoup d'insistance que ces pauvres militaires ne sont pas payés et qu'ils disposent d'une logistique médiocre. Parfois, ils n'ont même pas de munitions pour leurs armes. À cause de tout cela, beaucoup de militaires sont démoralisés et n'ont aucune envie de combattre l'ennemi. Cela explique également l'indiscipline, l'incompétence et surtout les bavures qui existent au sein du bataillon qui a été surnommé bataillon "Mbuzi" (chèvre en Kiswahili), car les militaires s'occupent plus de ravir les chèvres des citoyens que de faire la guerre. Les militaires vivent sur le dos de la population : ils réquisitionnent les biens des civils pour faire la guerre, ils pillent la population sans vergogne, et obligent les jeunes à porter leurs bagages lorsqu'ils se déplacent, tout en les utilisant comme boucliers de protection. Dans le camp d'en face, nous avons les milices mai-mai. Les mai-mai sont des groupes armés locaux issus des communautés villageoises. C'est un mouvement populaire de lutte contre l'ingérence et l'occupation rwandaise dans la République Démocratique du Congo. Le nom "mai-mai" viendrait de la croyance populaire selon laquelle les balles de l'ennemi se transformeraient en "eau" (maji en kiswahili), et donc ne peuvent pas faire du mal aux combattants mai-mai. Il y a ici plusieurs groupes de mai-mai qui ont quelques caractéristiques communes : ils combattent complètement déshabillés "uchi" (nu). Ils portent des amulettes ou des talismans et surtout une potion magique (dans un petit bidon), qui sont destinés à les protéger contre les balles de l'ennemi. Sur le champ de bataille, ils avancent en criant "maji, maji" (eau, eau). Pour demeurer invulnérables, les mai-mai doivent respecter à la lettre de nombreux interdits qui conditionnent leur adhésion au groupe. Lorsque quelqu'un tombe sur le champ de bataille sous les balles de l'ennemi, ils croient fermement que c'est parce qu'il a enfreint un ou plusieurs de ces interdits (ne pas voler, ne pas s'habiller, ne jamais utiliser l'eau de pluie pour quoi que ce soit ...). Le problème que nous avons avec les mai-mai est que certains jeunes adhèrent au groupe non par un idéal de patriotisme, mais à cause de la cupidité (pour gagner du butin de guerre), ou parfois à cause de la haine (pour venger leurs frères qui ont été victimes des attaques des militaires du RCD.) Ainsi, certains groupes ne sont pas composés de vrais mai-mai mais de bandits armés qui veulent profiter de la situation pour satisfaire leurs intérêts personnels. Lorsqu'un groupe arrive à chasser l'autre, la colère des combattants s'abat sur la population, sous prétexte qu'elle a collaboré avec le groupe vaincu. Ainsi, presque tous les jours, les gens venaient nous raconter comment ils sont maltraités et humiliés par les combattants de part et d'autre : tueries, viols, pillages, emprisonnements arbitraires... Nous n'avons pas été épargnés par les attaques des mai-mai. En effet, le 10 août 2002, après avoir chassé les militaires du RCD, les mai-mai sont venus piller la mission (phonie, batterie, panneaux solaires,...). Lors de la même attaque, j'ai été menacé de mort sous prétexte que je ressemblais à un commandant du RCD. Se plaçant calmement à mes côtés, le père Tino a dit à celui qui avait son arme braquée sur moi et qui lui criait de se barrer pour qu'il puisse m'abattre : "Namna gani naweza kuacha mtoto wangu" (comment puis-je abandonner mon enfant ?) Je reste à jamais marqué par ce geste de protection et cette phrase lourde de conséquence ! Devant la violence et les rumeurs d'attaque, je sentais remonter en moi la peur. Je la sentais dans mes tripes et il arrivait même que cela se manifeste physiquement par des maux de ventre ou de la diarrhée. Le temps d'attente entre les combats et l'annonce de la victoire était particulièrement un temps très difficile à supporter. En effet, c'est le moment de se poser des questions à savoir : qui sera le vainqueur ? Que va-t-il faire en arrivant à la mission ? En plus des questions sans réponse, il faut souligner que lors de ces moments d'attente, il y a un silence de mort dans le village (qui s'est vidé de ses habitants), et cela donnait une impression de terreur. Face à tant de souffrances et d'injustices, à tant de violence et de haine, la colère qui s'enflammait en moi criait justice et tout mon être aspirait de toutes ses forces à une paix véritable. Cependant, je me sentais presque désarmé devant les événements. Avec le temps, je me suis aperçu que les combattants étaient autant agresseurs que victimes. En effet, ils sont entrés dans un cercle vicieux où il est si difficile de s'en sortir d'eux-mêmes. Ainsi, petit à petit, mes sentiments de haine et de colère ont fait place à une vraie compassion envers les victimes de la guerre et à un désir réel de comprendre et d'accepter les combattants, tout en condamnant fortement leurs exactions. La vie en communauté : un soutien indispensable Suite aux affrontements entre les combattants, j'ai passé plusieurs mois sans activité apostolique. J'étais frustré et je me demandais, à certains moments, quelle était ma mission au sein de ce peuple meurtri par la guerre. La vie communautaire, la prière et l'accompagnement spirituel m'ont aidé à tenir le coup et à donner un sens à ce que je vivais. J'ai découvert progressivement que ma présence était une dimension importante de ma mission dans cette zone de fracture. Ma présence était non seulement signe de solidarité et de communion avec les gens dans la souffrance, mais aussi un signe d'espérance. Au fur et à mesure que je découvrais l'importance de ma présence au milieu des gens tourmentés par la guerre, je n'avais plus l'impression de perdre mon temps à longueur de journée sans apostolat, mais je me sentais plutôt conduit par l'Esprit sur un terrain qui m'était inconnu. Une présence, même silencieuse, peut faire toute la différence. A présent, je suis content d'avoir persévéré et d'être resté avec mes confrères au milieu des épreuves. La croix, une réalité vécue Comment voir la présence et l'amour de Dieu pour les hommes au milieu de tant de souffrances, de violence et d'injustices ? Comment voir en celui qui me menace de mort, me pille ou m'humilie, le visage de Dieu, de ce Dieu qui nous aime tous et qui est notre Père commun ? Voilà quelques questions concrètes que je me suis posées à un moment ou à l'autre de mon stage. Les expériences que j'ai vécues ont affermi ma foi en m'aidant à être de plus en plus centré sur Jésus. Contempler Jésus sur la croix qui s'offre librement par amour pour nous, c'était pour moi une source de réconfort. Cela m'aidait également à répondre au moins partiellement aux questions que je me posais plus haut. Au noviciat, je méditais sur le détachement, le renoncement, la nécessité de porter sa croix pour suivre Jésus... Durant mon stage, ce n'était plus des sujets de méditation, mais des réalités que j'ai vécues et contemplées. Ainsi ma foi était ancrée dans la vie concrète et mon adhésion à Jésus, nourrie de la réalité de la vie quotidienne. Dieu s’est fait proche de moi Vivre l'Évangile, suivre le Christ, c'est faire la volonté de Dieu en aimant comme Jésus. Jour après jour, à travers mes rencontres, ma présence, mes gestes d'affection, de compassion et de charité, et à travers mes engagements apostoliques, j'ai voulu de façon concrète être un signe d'amour pour mes confrères et pour les gens au milieu desquels j'ai été envoyé. J'ai découvert à travers les difficultés de mon stage que la consécration à Dieu, qui est l'offrande de soi, comporte un élément de sacrifice. En me consacrant à Dieu, c'est comme si je signais un chèque en blanc pour Dieu, tout en me disposant à accueillir avec joie et amour ce qu'il y écriera. En relisant mon parcours dans la foi, je revois comment, dans les événements et à travers les gens, Dieu s'est fait si proche de moi et me conduisait jour après jour. J'ai découvert que ma mission se trouve au cœur de ma rencontre avec Jésus. Plus cette rencontre est profonde, plus mon engagement au milieu de mes frères sera fécond. J'ai découvert également que l'être et la présence priment l'action, même si les deux dimensions sont nécessaires et complémentaires dans la mission. Je ne saurais terminer ce rapport sans lever les yeux vers la sainte Vierge Marie. En effet, elle a été présente à moi de façon particulière durant mon stage. Je vivais tous les événements en communion avec elle et sa présence aux côtés de Jésus sur la croix m'a beaucoup inspiré dans mes rencontres avec les gens qui vivaient dans la souffrance et la misère. Simon termine ses études à Londres. Il est diacre et sera ordonné prêtre en juillet 2007 au Burkina Faso. |