.Dans le journal "La Croix" du 3 décembre.
En Terre sainte, héritiers de Charles de Foucauld
Croire. Charles de Foucauld a été assassiné il y a 100 ans. En Israël et Palestine, vingt-cinq Petits frères et sœurs de Jésus marchent encore dans les pas de « Frère Charles ».
À Nazareth, les Petites Sœurs de Jésus confectionnent des chapelets pour les pèlerins. / Neal Badache/Cosmos pour la Croix.
Nazareth (Israël)
De notre correspondante
Animée par la dissonante mélodie des klaxons et la clameur des commerçants postés devant leurs boutiques aux devantures criardes, Nazareth n’est plus la paisible bourgade galiléenne qui plut tant à Charles de Foucauld à l’aube du XXe siècle. À l’époque, la ville où a grandi le Christ abritait à peine 6 000 habitants, dont deux tiers de chrétiens et un tiers de musulmans. Les Nazaréens sont aujourd’hui 76 000, dont 30 % de chrétiens et 70 % de musulmans. La plupart de ces Arabes israéliens ignorent tout de l’étonnant religieux français qui séjourna dans leur ville entre 1897 et 1900, comme un ermite, après l’avoir découverte au cours d’un premier pèlerinage début 1889.
Cent ans après sa mort, l’héritage de « Frère Charles » perdure modestement en Terre sainte, où vivent encore 25 religieux de sa famille spirituelle, dont 18 femmes. Aussi bien côté israélien que palestinien, ces Petits frères et sœurs de Jésus assurent depuis le début des années 1950 une présence aimante, respectueuse et détachée de toute ambition prosélyte. Ils restent en ce sens fidèles à la vocation de discrétion de Charles de Foucauld – une dimension qu’il a particulièrement explorée au cours des trois années passées chez les clarisses de Nazareth. Car cette ville de Galilée était pour lui synonyme de l’existence encore anonyme du Christ, le « divin ouvrier ». Avant sa « vie au désert » et sa « vie publique », Nazareth avait été le théâtre de la « vie cachée » de Jésus jusqu’à ses 30 ans.
« Dans cette ville, le Christ vivait au milieu des gens et avait sûrement une relation personnelle avec chacun », avance Sœur Lucile, Petite sœur de Jésus à Nazareth. « Alors, comme Frère Charles, nous cherchons à l’imiter : comment le Christ agirait-il aujourd’hui ? C’était ça, l’intuition de Charles de Foucauld, vivre de l’Évangile pour devenir un Évangile vivant. » En Terre sainte depuis 1970, cette septuagénaire française vit avec deux sœurs, une Vietnamienne et une Sud-Coréenne. Elles habitent une petite maison du centre-ville de Nazareth où une pièce a été aménagée pour la chapelle. Comme tous les héritiers spirituels de Charles de Foucauld en Israël et dans les Territoires palestiniens, ces religieuses vivent dans une maison ordinaire, et non dans un monastère.
À une exception près : l’ancien couvent des clarisses de Nazareth. C’est là, dans un havre de verdure et de silence, à quelques enjambées de la basilique de l’Annonciation, que Frère Charles passa trois années de sa vie, de 39 à 42 ans. Logé dans une simple cabane de planches, il priait, lisait, écrivait et faisait des petits travaux domestiques. Un demi-siècle plus tard, en 1949, les clarisses ont à nouveau ouvert leurs portes, cette fois à Petite Sœur Madeleine, la fondatrice des Petites sœurs de Jésus. Elle a bientôt installé en ce lieu emblématique une fraternité, qui a néanmoins dû en partir en 1996 : les Petites sœurs n’étaient plus assez nombreuses pour faire vivre le couvent. Il est aujourd’hui occupé par trois Italiens, des Petits frères de Jésus Caritas (l’une des 18 familles spirituelles de Charles de Foucauld).
Faute de relève, nombreuses sont les fraternités à avoir fermé leurs portes ces dernières années : Béthanie, Ramallah, Gaza… « Mais l’essentiel n’est pas de se lamenter sur ce qui était », réagit vivement Sœur Bernadette. Cette Française est en Terre sainte depuis 1956 et vit aujourd’hui à Jérusalem-Est, dans un quartier palestinien traversé par le mur. Là, elle et ses sœurs mènent une « vie ordinaire », aidant notamment à la maison de retraite voisine, désireuses de vivre « des amitiés respectueuses de chacun ».
Si la maîtrise de la langue (que ce soit l’arabe ou l’hébreu) semble un prérequis indispensable à tous ces religieux, ceux-ci doivent aussi s’adapter aux coutumes locales. Les Petites sœurs de Jésus sont ainsi de rite oriental, grec-catholique. De son côté, Petit Frère Yohanan Elihai a été le premier prêtre à célébrer une messe latine en hébreu, dès 1957. Ce nonagénaire est arrivé en Israël il y a six décennies, par amour pour le peuple juif. Pour ne pas heurter ses amis israéliens, il a arrêté il y a longtemps de porter sa croix car celle-ci évoque encore, chez certains, le souvenir des persécutions. Ses voisins ne savent pas qu’il est prêtre, ni même chrétien… Côté palestinien, « les musulmans sont habitués à cohabiter avec des chrétiens, explique Sœur Bernadette à Jérusalem-Est. Alors notre habit n’est pas un obstacle à la rencontre, au contraire. »
Conscients d’être moins visibles que les autres ordres monastiques en Terre sainte, les Petits frères et sœurs de Jésus revendiquent cette discrétion, voire cette apparente « inutilité » chère à Charles de Foucauld. La prière occupe une place centrale dans la vie de ces contemplatifs qui ne possèdent aucune œuvre – ni école, ni orphelinat. S’ils ont toujours travaillé, c’est essentiellement au milieu des gens qu’ils étaient venus rencontrer, que ce soit à l’usine, aux champs, à l’hôpital ou à l’atelier. Frère Yohanan résume ainsi sa vocation : « Être quelqu’un qui prie et qui essaie d’aimer les gens autour de lui. » Or aimer, dans cette région déchirée par les murs de haine et d’incompréhension, cela peut vouloir dire créer des ponts : le religieux a passé sa vie à écrire des dictionnaires et des méthodes de langue hébreu-arabe palestinien. Difficile de ne pas penser à Charles de Foucauld qui, à Tamanrasset, s’obstina à apprendre le touareg et à en faire des dictionnaires.
Le 20 juillet 1898, ce dernier écrivit depuis sa cabane de planches du couvent des clarisses : « C’est votre vie de Nazareth, recueillie, silencieuse, pauvre, effacée, laborieuse… Faites-moi, ô Jésus, la mener parfaitement, en Vous, par Vous et pour Vous !… Faites la même grâce à tous vos enfants en vue de Vous ! »