Spiritualité intégrale (Petit Echo n° 1084)
1. Une approche personnelle
Un des derniers ‘Petit Echo’ n° 1077 (2017/01) se centrait sur le thème : Spiritualité. Introduit de façon profonde et globale par Francis Barnes : « … la spiritualité est ce désir de vivre plus authentiquement, de façon plus responsable et plus à fond la foi… un cheminement de toute une vie pour approfondir notre relation avec Dieu… fondée sur la personne de Jésus et l’appel de l’Evangile à aimer… C’est une addiction à vivre notre vie à un niveau plus profond, parce que tout ce qui est authentique est situé profondément en nous, et notre éveil à cette authenticité est notre éveil à la vie en Jésus Christ… » (p.3-5). Vision qui se prête à être creusée… et vécue, bien sûr.
Mais je n’ai plus compris quand John Itaru écrit « Nous sommes appellés à être des hommes de prière » (p. 11). C’est vrai. Mais si la prière est « devenue le ‘centre de gravité’ et le point central de ma vie missionnaire » (p. 12), pour lui, l’est-elle pour tous ? Je ne comprends pas Prosper Mbusa craignant que « le candidat… n’expérimente pas l’importance et la centralité de la prière dans sa vie chrétienne comme dans sa vocation missionnaire… » (p. 20). Ni « Ma première tâche de missionnaire : la prière » de Pierre Petitfour (p. 21-25), mais que signifie « première » ? Il se pourrait qu’aux yeux du Seigneur sa présence assidue aux malades soit « première », qui sait ? J’incline davantage vers ’le secret’ (p. 26) de Joël Ouédraogo, quand poétiquement il écoute ‘la voix du Seigneur qui murmure toujours à nos oreilles’ (p. 27) et quand apostoliquement il joint prière à activité et activité à partir de la prière ‘la méditation personnelle nous aide à discerner la volonté de Dieu dans nos activités pastorales et à leur donner sens, (p. 28).
Ces confrères partagent avec nous ce qui fait « la vie de leur vie ». Je les en remercie et de tout cœur j’admire leur existence tout en service. A la fois, je m’étonne de leur singulière accentuation de la prière dans la vie spirituelle. La vie est première, pas la prière. Même si la prière a sa place évidente dans une vie de foi.
Mais il se peut que je comprenne mal, que je m’exprime mal : je ne saisis d’aucune manière qu’un numéro dédié à la spiritualité (p. 2) commence, après une introduction toute en largeur, par cinq articles centrés sur la prière. Dans notre revue officielle de la Société, est-ce la vision officielle de la Société : ramener en premier lieu la ‘spiritualité’ à la ‘prière’ ou la centrer sur elle ?
J’avais déjà des soupçons après la post-capitulaire PEP où la brochure-résumé traite en premier lieu de spiritualité (p. 4) et propose à ce sujet 1/ les écrits du Cardinal 2/ élargir la vie de prière 3/ avoir un guide spirituel 4/ organiser des retraites communes et 5/ des récollections. Basta !
Cela me fait mal au cœur quand on ramène notre spiritualité ou, si l’on veut, notre vie spirituelle à la vie de prière. Evidemment, je ne pourrais être ‘spirituel’ sans prier, mais je ne prie pas – pas moi ! – du matin au soir. Evidemment, il me faut être ‘spirituel’ du matin au soir, à travers mon apostolat et mes contacts multiples, à travers tout ce qui me mange, me stimule, tout ce qui sourd du plus profond de moi-même et pourrait, devrait, exprimer le Visage de Jésus.
Ce que le mot spiritualité évoque en moi, en premier lieu, ce n’est pas la prière, mais : l’élan en moi, l’allant pour aller chez les gens, pour leur être proche, celles/ceux à qui j’étais envoyé par l’évêque et/ou la Société. Mais aussi par choix personnel, p.ex. à Kigali de 1971 à 1986 quand rattaché à la paroisse cathédrale, j’avais cherché un job auprès des élèves de l’Ecole d’Infirmiers, du Collège Officiel, des Ecoles Belge et Française, milieux plutôt non-chrétiens.
Et depuis, de 1986 à 1998, à la paroisse St-Antoine à Bruxelles (quartier gare du Midi) : proximité aux petites gens ; catéchuménat des adultes ; pastorale des milieux défavorisés, CEFOC Centre de formation Cardijn (théologie pour et à partir du Quart-Monde). Plus tard, comme curé à Wezembeek, auprès des personnes âgées dans les hômes, – « les Réserves » je les appelle, comme pour les Indiens en USA – les sans-voix, les hors-circuit, les à-peine-respectés.
En tout cela, plutôt que de porter une charge, je me sentais porté par cette tâche, porté par la conscience d’être envoyé, après avoir reçu, reçu gratuitement, la vie, encore à chaque seconde, et tout ce qui, dans ma vie personnelle, fut positif, constructeur, épanouissant. En famille, chez les P.B., au fil des années dans des situations où des liens se nouèrent, où le « fil rouge » de mon existence se fit jour (retraite Kigali 1985), où en 1972 je vis autrement ma prière.
Il faut que je raconte : chez les bénédictines, à Kigufi au bord du lac Kivu, je me dis que ‘réciter’ seul le bréviaire avait peu de sens… puisque sa structure même suppose d’être à plusieurs. Je décidai : « Terminé, le bréviaire seul. Mais sois sérieux, Lambert : prie 1 h chaque jour ». Ce que j’ai fait. Ce que je fais (souvent en tournant autour de la fontaine du parc proche, ici à Bruxelles). Je me rends compte, actuellement, qu’à travers la prière, les récollections, les retraites d’une part, et d’autre part, à travers les contacts, les conversations avec les gens, croyants non-croyants, ainsi qu’à travers joies et peines, succès et échecs, humiliations et louanges, je fus habité par l’Esprit, illuminé, guidé, rappelé. Rendu fort aussi aux moments durs, pleinement à la tâche jusqu’à mes 85 ans (puis une AIT, Attaque Ischémique Transitoire). Cherchant tout le temps comment parler aux gens un langage d’aujourd’hui, comment leur proposer un évangile, une foi qui ne soit pas un amalgame d’impossibilités, comment souder aux évènements qu’ils vivent, aux situations dont ils sont témoins une attitude de ‘reconnaissance’ soit du don que le Seigneur leur fait, soit de l’appel qu’Il leur lance.
La spiritualité n’est-elle pas immensément plus large, plus profonde, plus envahissante que ‘la prière’ puisqu’il s’agit de l’envahissement des sentiments, d’un esprit, d’un cœur, oui, de l’emprise de toute la personne accueillante par l’Esprit de Dieu ? A l’image de ce que Jésus a vécu à son baptême et, exactement la même chose, ce que l’Eglise naissante a vécu à la Pentecôte. N’est-ce pas de là, de cet intérieur habité, visité de tous les vents « venant d’où ? allant où ? », brûlant du désir de parler, transmettre, que vient l’élan, l’allant du croyant ?
La spiritualité, n’est-elle pas, avant d’être attitude ‘humaine’, pur don d’Esprit-se-communiquant à qui, sans cesse, a faim a soif de Vie, oui, de vie débordante… ?
Spirit-ualité…. laisser l’Esprit m’envahir de plus en plus, me transformer de plus en plus, me rendre écho de plus en plus, le laisser me remplir à déborder littéralement sur les autres.
Spiritualité… au fond, n’est-ce pas « être missionnaire à fond » ? Comme je l’ai écrit dans mon texte ‘La/Le Missionnaire’ (Texte écrit en 2009. Aujourd’hui, je suis moins sûr quant à l’authentique identité de la/du missionnaire). Notre être profond, ne devrait-il pas être orienté par une vision qui vient non pas du provincial (dans tel ou tel contexte) ni de Rome, mais par une vision à partir de ceux auxquels nous sommes envoyés, auxquels nous avons affaire, une vision à partir de la périphérie ? Quelle conversion !
Je ne veux pas simplifier les choses, mais nous sommes bien d’accord : la spiritualité de St François d’Assise n’est pas sa prière. La spiritualité de St Ignace n’est pas sa prière. La spiritualité de Ste Thérèse de Lisieux n’est pas sa prière. Ma spiritualité n’est pas de prier (peut-être est-il temps à mon âge de m’y consacrer davantage), mais de me donner (comme des centaines de confrères le font) selon les besoins des personnes. De m’engager, d’être présent où il faut, de combattre où il faut, de consoler où il faut. En vue de l’Eglise ? non ! En vue du Royaume de Dieu ? oui, c-à-d ce que j’appellerais volontiers ‘le Rêve de Dieu’ sur une humanité plus filiale et plus fraternelle.
Alors, j’écris… ces bêtises, ces vantardises ? Que non, très petitement j’exprime mon désaccord du dedans. C’est trop important pour ne pas en parler. La Société met en avant sa spiritualité en deux textes denses (Actes Capitulaires, p. 19 dernier § et p. 20 premier §). Quant au reste, quelle tristesse, cela n’inspire guère. Il est grand temps de constituer ‘la petite équipe’ appelée à expliciter ‘les valeurs-clés de notre charisme concernant la spiritualité, la communauté et la mission’ (p. 20).
2. Approche plus globale
Jusqu’à présent, je parlais à partir de mon expérience personnelle. J’en ajoute une qui fut plutôt communautaire. La veille du carême 2017 – façon d’y entrer – nous avons fait récollection avec Mme Monique FOKET, prof. émérite de théologie à l’Université de Louvain la Neuve. La matinée, nous avons eu son exégèse des trois tentations de Jésus au désert. L’après-midi, ce fut un exposé « La spiritualité est une relation : elle concerne toute la personne ». Je reprends quelques-unes de ses considérations :
L’identité chrétienne propose un être humain fait de plusieurs dimensions : le sentir, le réfléchir et l’agir. Il y a d’autres dimensions, mais dont on ne peut rien dire, qui sont en dehors d’une analyse possible, c’est tout le thème du subconscient, de l’inconscient, des rêves et aussi des évènements indépendants de moi : je me casse la jambe en descendant de l’estrade ; il y a des choses qui arrivent et je ne peux pas bouger. Mais toute pédagogie correcte, qui est le reflet du respect de l’identité chrétienne, va rejoindre les gens dans toutes ces dimensions.
1° dimension : toute la partie affective. Il est important de sentir que c’est bon d’être chrétien, sentir que ça vaut la peine. Les 5 sens sont impliqués et tous les sentiments ; mais apprendre à sentir «bien», c’est ne pas plonger d’abord et tout de suite dans l’immédiat.
2° dimension : la réflexion. La dimension de réflexion, c’est ce qui donne du fondement; mais cela doit toujours être ouvert parce que ce que je dis maintenant vaut maintenant et ne vaudra peut-être plus dans un an, ni dans 20 ans. Cette capacité de fonder des repères d’une part et d’ouverture d’autre part, c’est un travail de la raison. Réfléchir, c’est toujours fournir une base, une information et ouvrir : «on peut encore faire autrement» ou «il y a encore d’autres manières de voir».
3° dimension : agir, une action intérieure sur moi-même, je me transforme, et une action extérieure : comment agir et mettre en œuvre ce que je suis avec les autres et au service de tous ?
Cet ensemble est une anthropologie qu’on trouve beaucoup chez les mystiques parce qu’ils vivent la relation à Dieu dans toutes ses dimensions. Chacune de ces dimensions passe par sa propre «nuit»: celle des sens, celle de l’intelligence et celle de l’action. Ces passages «à vide» font partie de la relation à Dieu. Cfr FORUM Pédagogies, janvier 1999.
3. Approche de AEFJN
Voir son Echo 36 du 6 mai 2017 : Réformer la spiritualité chrétienne pour justice, paix et intégrité de la création durables.
En conclusion, je voudrais renvoyer au premier commandement : « … Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force… » (Mc 12, 30). Je comprends : à partir de tes cinq sens et de ton émotivité, en passant par la recherche de ton intelligence (et de ta foi), tu passeras à l’action selon l’ardeur qui est en toi. Tout ton être y est engagé. A ma surprise, je retrouve cela dans les paroles du cardinal Cardijn voir-juger-agir. Et ne suis pas étonné d’en trouver de multiples échos chez le Cardinal Lavigerie.
Fernand LAMBERT, M.Afr.