Véronique Fayet: «Au Secours Catholique, nous sommes témoins de l’avènement du Royaume»

La rédaction d'Aleteia | 06 décembre 2017

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Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, le 9 mars 2016.

Alors que l’ONG a rendu le 6 novembre son rapport annuel qui souligne la persistance de la pauvreté en France et la persistance de préjugés solides, sa présidente témoigne pourtant de l’espérance intangible qui l’anime. Un appel saisissant à se « mettre debout » !

Aleteia : À l’origine de votre engagement, identifiez-vous un déclic en particulier ?

Véronique Fayet : Ce n’est pas un déclic mais une énorme étincelle ! Au milieu des années 60, alors que j’étais collégienne à Mulhouse, les Ursulines qui dirigeaient l’établissement avaient invité l’abbé Pierre, encore assez jeune à l’époque, pour témoigner devant les élèves. Je le vois encore sur l’estrade du grand gymnase. Tout le collège était réuni. Il nous a raconté l’histoire de son premier compagnon, cet homme qui voulait se suicider, qui s’était raté et à qui il avait dit : « Écoute, je ne peux pas faire grand-chose pour toi, en revanche, toi, tu peux m’aider. Tu m’as l’air bien costaud. J’ai besoin de toi ». Et là, j’ai reçu un coup de poignard en plein cœur. « J’ai besoin de toi ». Cette simple phrase. La seule qui mette les gens debout s’adressait aussi à moi . Mon cœur est resté longtemps « tout brûlant ».

Les valeurs familiales qui vous ont été transmises ont-elles aussi joué un rôle ?

J’ai eu la chance d’avoir une jeunesse préservée. Dans la famille, nous n’avions pas l’occasion de côtoyer des pauvres. En revanche, j’ai reçu de mes parents le sens du service, de l’engagement, du don. Mon père était un grand soldat. À 25 ans, en 1940, il est l’un de derniers à combattre les Allemands sur le Loire avec les Cadets de Saumur. Être debout. Résister à l’inacceptable. Les rares récits qu’il faisait de ses campagnes étaient marqués par ces principes que je me suis efforcée d’appliquer dans des circonstances évidemment différentes. Je soulignerais aussi les valeurs de simplicité dont je suis la dépositaire : mes parents étaient à l’aise et très simples avec les gens de tous les milieux. Nous n’avions pas l’idée que nous puissions appartenir à un monde à part.

Logiquement, c’est chez Emmaüs que vous faites vos premières armes…

En effet, avec mon fiancé, j’ai été chiffonnière d’Emmaüs le temps d’un été. Dans le sud de la France, nous ramassions chiffons et cartons. Des compagnons nous expliquaient le travail et je mesurais à nouveau la force de la phrase qui m’avait tant marquée adolescente : « J’ai besoin de toi ». On suivait l’abbé Pierre partout pour l’écouter. L’intuition d’Emmaüs était certes de soulager la misère à court terme, mais aussi, de manière aussi urgente, d’en détruire les causes. Je trouvais cette vision très stimulante et sans doute m’a-t-elle conduit à travailler sur l’économie de la pauvreté au cours de mes études. J’ai vite compris que de nombreuses causes de la pauvreté étaient à rechercher dans le dysfonctionnement du système économique.

Après deux années passées en Afghanistan, vous rejoignez ATD-Quart Monde. Une expérience décisive.

Outre la volonté de s’attaquer aux causes de la pauvreté que j’ai retrouvé chez ATD-Quart Monde, j’ai été très sensible au principe de l’« alliance » que portait le père Joseph Wresinski, le fondateur du mouvement. Pour détruire la pauvreté, pensait-il, on a besoin de tout le monde, chacun à sa place : travailleurs modestes, mères au foyer, magistrats, médecins, chefs d’entreprise…

Vous parlez parfois de « pauvreté immatérielle ». De quoi s’agit-il ?

De la pauvreté relationnelle. D’année en année, elle augmente comme l’indique notre dernier rapport statistique annuel. 60% des gens accueillis au Secours Catholique viennent pour parler, pour être écoutés sans être jugés, pour créer de la relation. En particulier des étrangers privés de toute ressource. La misère enferme. Les transports coûtent cher. Les préjugés font aussi de terribles dégâts. « Quand même, tu pourrais te bouger pour trouver un job » : ces phrases ou même ces regards qui enferment l’autre dans sa misère.

Et paradoxalement, on n’a jamais tant invoqué le « vivre-ensemble »…

On constater surtout une profonde méconnaissance de la pauvreté et de l’enfermement qu’elle génère. Cette dimension suppose d’aller chercher les personnes en grande précarité. C’est au cœur de notre démarche au Secours Catholique. J’en reviens à une intuition forte d’ATD Quart-Monde, résumée dans une image : tant qu’il manque ne serait-ce qu’une seule personne, la famille n’est pas au complet. Dans notre action, en permanence, il faut se poser cette question : « La famille est-elle au complet ? ». Au passage, dans l’Église aussi, il serait bon parfois de se poser cette question…

Quel est la spécificité du regard catholique sur les pauvres ?

Je suis très fière de l’adjectif « catholique », attaché au nom de notre mouvement. Étymologiquement, le mot catholique renvoie à l’universalité. Or la question de la pauvreté en France se joue aussi dans le monde. C’est pourquoi nous sommes très liés à nos partenaires des 165 Caritas du monde et à d’autres ONG. Le pillage de l’Amazonie, les paradis fiscaux ou les atteintes aux droits de l’homme ont des conséquences ici-même. « Tout est lié » comme le dit le pape François dans l’encyclique Laudato si’. Par ailleurs, nous sommes de plus en plus attachés à la dimension spirituelle de la personne. Le pape François, encore lui, nous a rappelé dans « La joie de l’évangile » que « la plus grande discrimination faite aux plus pauvres, c’est le manque d’attention spirituelle ». Il ne dit pas « une » discrimination, il dit « la plus grande ». Cela nous a réveillés !

Cela veut dire que la dimension spirituelle prévaut désormais dans votre action ?

On travaille beaucoup en effet sur cette dimension, à rebours d’une vision assez répandue dans de nombreuses ONG qui se réfèrent à la pyramide des besoins de Maslow dont les besoins matériels – boire, manger, se vêtir – forment le socle. L’étage intermédiaire est constitué des besoins sociaux. Et quand on satisfait ces premiers besoins, il reste le besoin spirituel tout en haut. Autant dire que l’on ne s’y intéresse jamais. Or il faut agir de manière très différente et répondre simultanément à tous les besoins, au risque sinon de déshumaniser la personne.

Comment agissez-vous concrètement pour cela ?

Je songe par exemple aux voyages de l’Espérance — à Lourdes, à Chartres, à Lisieux, et même à Jérusalem où nous avons une magnifique maison — où se rendent des bénévoles et des personnes en situation de très grande précarité, de toutes les religions. Des choses magnifiques se passent et les gens reviennent changés. Cette dimension spirituelle est transformante. Je songe à l’une de ces personnes, partie marcher vers Compostelle avec un groupe, émue aux larmes de voir son chien courir dans la campagne. Cette ouverture à la beauté devait lui redonner des bouffées de liberté. Mgr Georges Pontier m’avait dit, lors de mon élection, que le Secours Catholique était souvent le seul contact avec l’Église pour beaucoup de gens, qui ne connaissent pas l’Église ou qui ont été blessés ou déçu par l’Église. C’est dire notre responsabilité.

À l’entrée de votre bureau, on peut voir le baromètre du père Jean Rodhain, le fondateur du Secours Catholique. Il en avait brisé le cadran et figé l’aiguille sur « beau-fixe » avec un clou. Angélisme ou espérance ?

Nous sommes des optimistes invétérés. Au Secours Catholique, on voit tout ce qui bouge. C’est une grâce formidable. Ces gens qui se lèvent, ces bénévoles, ces salariés très engagés… Et surtout ces personnes en précarité qui se battent avec courage et gardent le sourire. En témoigne la joie profonde qui prédominait à Lourdes lors de la récente Université de la Solidarité et de la Diaconie alors que la moitié des 600 personnes présentes vivaient dans des conditions très difficiles. Ce sont les signes visibles du Royaume. Au Secours Catholique, nous sommes témoins de l’avènement du Royaume. Il est déjà là !

Des figures de saints guident-elles votre action ?

Avant tout, ces personnes qui vivent la pauvreté, qui font preuve d’un courage admirable, qui se tiennent debout. Ils me nourrissent. Le contact avec les personnes pauvres, disait le père Rodhain, « ouvre des brèches dans (nos) mesquines murailles ». C’est parfaitement vrai. Et puis il y a bien sûr les « grands » saints. Je songe à saint Laurent à qui l’Empereur avait réclamé le trésor de l’Église, et qui avait répondu à sa demande en convoquant tous les pauvres, les bras cassés, les estropiés, les boîteux, et les aveugles de Rome. Il y a aussi une petite sainte que j’aime beaucoup, sainte Joséphine Bakhita, née au Sud-Soudan. Esclave domestique, elle est devenue religieuse grâce à des personnes qui lui avaient tendu la main. C’est une figure importante au Secours Catholique où nous sommes très préoccupés par la traite des êtres humains. Je songe enfin et bien sûr à sainte Bernadette de Lourdes : c’est la sainte des pauvres qui sont en grande amitié avec elle.

Si vous deviez n’en retenir qu’un passage des Évangiles ?

Sans doute l’évangile du serviteur inutile, que j’ai beaucoup médité lorsque j’ai quitté mes fonctions politiques en 2014 et que je faisais le bilan du travail accompli. J’étais fière d’avoir réussi à faire bouger les lignes, mais ce texte m’a rappelé deux choses. Premièrement, que je n’avais fait que mon devoir puisque j’avais été élue pour cela. Certes, c’était bien, mais c’était ordinaire. Et deuxièmement, que l’on conserve à vie le tablier de service. Quelques semaines après, j’ai reçu un coup de téléphone pour rejoindre le Secours Catholique… Cet évangile procure beaucoup de sérénité et de liberté. Je suis là de passage. Je suis au service, puis ce sera quelqu’un d’autres. Et cela invite à faire confiance à l’Esprit saint. Catherine de Sienne dit : « Fais toi capacité, je me ferai torrent ». J’essaie de me faire capacité. Cela demande du travail. Et une fois que l’on s’est fait capacité avec sérieux, le reste appartient à Dieu.

Du travail, et de la prière aussi ?

Ah oui ! Toujours. En pointillés. Toujours à reconquérir, à regagner, mais c’est vital. La prière et les sacrements. Sinon, c’est le dessèchement rapide assuré.

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