Le corps de ma mère (Compte-rendu)
Fawzia ZOUARI: Le corps de ma mère. Édit. Joëlle Losfeld/ Edit. Gallimard, Paris 2016, 232 p.
Écrivaine et journaliste tunisienne vivant à Paris depuis 1979, auteure d’une dizaine d’œuvres, Fawzia Zouari nous livre ici un très beau livre, le récit familial à travers le regard de sa mère Yamna, femme extraordinaire et vraie « matriarche ». L’auteur veut partager ce récit avec ses lecteurs, tout en connaissant l’avertissement de sa mère : « On peut tout raconter, ma fille, la cuisine, la guerre, la politique, la fortune; pas l’intimité d’une famille; c’est l’exposer deux fois au regard. Allah a recommandé de tendre un rideau sur tous les secrets, et le premier des secrets s’appelle la femme« ( p. 23). Mais par souci de ne pas perdre la mémoire de sa famille, par affection pour les siens, mais aussi pour combattre « la fatalité chez les Arabes à absoudre les mères« , elle va se mettre à écrire cette histoire familiale au lendemain du déclenchement de la révolution du Printemps arabe à Tunis, qui risquait de dérober tout le passé.
Le récit ouvre sur le printemps 2007, quand, appelée au chevet de sa maman malade dans un hôpital à Tunis, elle n’a plus qu’une envie : percer, avant que ce ne soit trop tard, l’énigme de sa mère, cette femme qu’elle estimait fermée aux confidences et à la tendresse. En effet, quand, à l’âge de 18 ans, elle avait essayé de questionner sa mère, celle-ci lui avait répondu tout spontanément : « Il faut se contenter de vivre, ma fille!« (p. 22). Pas question de se confier, ni de parler de soi, de ses rêves, de ses sentiments, de ses sanglots.
A l’hôpital toute sa grande famille défilait jour après jour à travers les couloirs , venant visiter sa mère tombée dans le coma. En parlant avec eux, elle se rend compte que ses oncles et ses tantes ne connaissent pas mieux sa mère. Surtout pas les hommes, car « la coutume voulait que les mâles restent à l’extérieur du monde des femmes » (p. 34). Quant à ses sœurs, elles ne font que discuter en parlant de leur mère malade et cela tourne même bien souvent à la dispute. En fait, elles aussi ne savent, comme elle, que quelques bribes d’histoire transmises par ouï-dire.
Finalement, saisie de frustration et aussi de chagrin, en voyant souffrir sa mère sans qu’elle ne puisse rien faire, elle décide d’interrompre ses investigations.
Epuisée après sept semaines à l’hôpital et en absence de diagnostic précis de la maladie de sa maman, elle pense repartir en France auprès de ses enfants et de son mari, au moins pour quelques jours.
La nuit avant son départ, elle n’arrive pas à dormir, elle pleure. Naïma, la bonne de Yamna, vient la consoler, elle, qui accompagne depuis tant d’années sa mère et qui a reçu toutes ses confidences. « Et, cette nuit-là, l’incroyable a lieu« , écrit-elle (p. 79).
Naïma lui révèle, en quelques heures, sans aucune insistance de sa part, quarante années de vie de sa mère. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, Yamna lui avait parlé de tout ce qui pesait sur le cœur, mais en lui intimant de garder le silence total. Naïma avait donc été le témoin de toute sa vie aussi bien au village que plus tard, dans « son exil » en ville. C’était elle, son héritière.
L’auteure va donc, dans la deuxième et la troisième partie du livre, reproduire avec fidélité, dit-elle, « le conte de sa mère« , tel que Naïma le lui avait raconté en cette fameuse nuit.
Ce sont des pages très riches pleines d’anecdotes, où elle fait revivre la longue histoire de ses ancêtres, de ses grands-parents et parents, et en particulier de sa mère Yamna. Elle était une grande dame au caractère bien trempé, un peu à l’image des reines berbères, toujours habillée de façon élégante avec tous ses ornements, célèbre des kilomètres à la ronde. Le village lui confia la gestion de ses litiges. Elle prodigua des conseils et dénoua des conflits. On allait jusqu’à lui prêter des pouvoirs guérisseurs. Mais elle était à la fois d’une grande simplicité et sincérité, habitée de toute une sagesse et d’un savoir-vivre traditionnel, le tout imbibé dans les croyances et les dévotions de son temps. Elle avait cependant beaucoup de mal à comprendre et à admettre la modernité. Ce n’était pas son monde.
Tout y passe dans sa vie : son amour profond mais discret pour son mari, son souci du bien pour ses enfants, sa générosité enveres les pauvres, mais aussi ses querelles avec les djinns, la haine pour la concubine de son père, les injures pour tout ce qui n’allait pas comme elle voulait et surtout sa grande sévérité à l’égard du monde masculin, d’où venaient, selon elle, tous les scandales.
Elle ne manquait pas de sentiments et n’était pas amnésique comme ses sœurs le pensaient, mais elle se sentait responsable et voulait avant tout faire respecter l’honneur et la cohésion de la famille. Ce qui explique ses silences devant les enfants, ses mots de code, sa pudeur aussi.
Fawzia Zouari a pu nous tracer magistralement le portrait de sa mère et de sa famille dans la Tunisie ancienne avec toutes ses traditions,et surtout une vie de femme qui était loin de ce qu’en imaginaient ses enfants.
Hugo Mertens