Alexandre Men, l’ouverture au Christ
Assassiné en 1990, le père Alexandre Men est une figure majeure de l’orthodoxie du XXe siècle. C’était un prêtre ouvert et missionnaire, dont toute la vie et l’engagement étaient centrés sur le Christ.
Ce matin du 9 septembre 1990, il y a presque trente ans, le père Alexandre Men est en retard pour la messe qu’il doit célébrer dans sa petite paroisse de Novaïa Derevnia, à une trentaine de kilomètres au nord de Moscou. Son frère Pavel est inquiet. « Être en retard aux offices ne lui arrivait jamais dans la vie : je craignais que quelque chose de terrible se soit passé. » Au sortir de la messe, famille et paroissiens apprennent la terrible nouvelle : le père Men est mort, assassiné à coups de pelle de sapeur sur le petit chemin qui l’amenait vers la gare de Semkhoz où il allait prendre le train pour Novaïa Derevnia.
S’ils n’ont aucune preuve directe, les proches du père Men soupçonnent fortement le KGB d’être derrière cet assassinat destiné, en pleine perestroïka, à faire taire un homme charismatique, qui témoignait si bien de sa foi dans une société soviétique en pleine crise au moment où une partie de l’appareil communiste s’inquiète de la tournure des réformes.
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Fils de juifs non-pratiquants (sa mère s’est tournée vers le Christ sous l’influence d’un des héritiers des moines d’Optina, véritable centre spirituel de l’intelligentsia russe avant la Révolution), le père Men a en effet un don pour parler du Christ à une société en crise spirituelle, profondément marquée par des décennies d’athéisme officiel.
Sa paroisse devient le rendez-vous de l’intelligentsia
« À partir de la fin des années 1960, il y a en URSS une certaine désaffection par rapport à l’idéologie officielle : la société aspire à autre chose auquel le Parti est incapable de répondre, raconte Yves Hamant, professeur émérite d’études slaves à Nanterre et biographe d’Alexandre Men (1). Par sa formation intellectuelle de haut niveau, notamment scientifique, le père Men a su répondre à cette aspiration et s’adresser à la culture séculière de son temps. »
Peu à peu, sa paroisse des alentours de Moscou devient le rendez-vous de l’intelligentsia. Le père Men se lie avec Alexandre Soljenitsyne et accompagne sur le chemin de la foi la veuve du poète Ossip Mandelstam, la pianiste Maria Youdina ou encore le chanteur Alexandre Galitch. « Mais il était aussi à l’aise avec les babouchki (grands-mères) de son village », relève Yves Hamant.
Cette aura n’a pas échappé aux services soviétiques de sécurité qui s’inquiètent de retrouver ses livres tapés à la machine à travers toute l’Union soviétique. Jusqu’au milieu des années 1980, le KGB constituera sur lui un dossier en vue de l’emprisonner, mais son évêque lui évitera de justesse la prison.
« Le christianisme ne fait que commencer »
« L’activité missionnaire débordante de ce prêtre “hors-norme” irritait ceux qui avaient promis “la mort de la religion”, raconte dans la revue œcuménique Irenikon (1) le père Serge Model. Outre les tracasseries administratives, des tentatives de discréditer le père Alexandre auprès des croyants furent entreprises : des pamphlets anonymes l’accusèrent de sionisme ou d’antisémitisme, de crypto-catholicisme ou de protestantisme, d’arianisme ou de nestorianisme, de monophysisme et d’autres hérésies. On le vilipendait comme orthodoxe obscurantiste ou dissident occidentalisé, voire comme collaborateur du KGB ou simplement comme “juif”. »
À partir de 1988, pourtant, la perestroïka portée par Gorbatchev permet au père Men de s’exprimer plus ouvertement. Le 9 octobre, il est le premier prêtre à parler dans une école soviétique. Il sera invité ensuite dans des usines, des clubs, à la radio et à la télévision. À Pâques 1990, il participe à un grand rassemblement religieux au stade olympique de Moscou. La télévision lui commande même une émission.
Alexandre Men multiplie aussi les conférences, comme ce soir du 8 septembre 1990, à la veille de sa mort, à la Maison de la technique de Moscou où il exprime ses grandes intuitions sur la foi, l’Église, le lien entre religion et culture. « Le Christ appelle l’homme à la réalisation de l’idéal divin, explique-t-il ce soir-là. En réalité, le christianisme n’a fait que ses premiers pas, des pas timides dans l’histoire du genre humain (…) L’histoire du christianisme ne fait que commencer. Tout ce qui a été fait dans le passé, tout ce que nous appelons maintenant l’histoire du christianisme, n’est que la somme des tentatives – les unes habiles, les autres manquées – de le réaliser. »
Contre la « tentation essénienne »
« L’enseignement du père Men était fondé sur une dynamique de la Bonne nouvelle, de l’annonce de l’Évangile, dont il ne se faisait pas d’illusion sur le fait qu’elle ne s’était pas encore réalisée et qui n’était pas obsédé par une nostalgie du passé figée dans le ritualisme », résume Yves Hamant, qui insiste aussi sur le « christocentrisme absolu vécu » du père Men.
« L’enseignement du père Alexandre est profondément christocentrique, confirme le père Model. Pour lui, “Jésus-Christ est le cœur de la foi. C’est par le Christ que le chrétien mesure et apprécie tout”. (…) Le christianisme, répétait-il, ce n’est pas d’abord un ensemble de dogmes et de préceptes moraux, c’est Jésus-Christ lui-même. » Une expérience du Christ « qui peut s’acquérir aussi bien dans la contemplation que l’action, dans la prière ou l’engagement dans la cité ».
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« Celui qui a toujours transmis à ses disciples une grande liberté intérieure mettait aussi en garde contre ce qu’il appelait la “tentation essénienne”, c’est-à-dire le risque, notamment pour les nouveaux convertis, de se considérer comme des “immigrés de l’intérieur” vivants comme retranchés du monde extérieur », ajoute Yves Hamant qui souligne combien, aujourd’hui, ce clivage entre retrait du monde et engagement dans le monde surpasse aujourd’hui les différences confessionnelles.
Le pape François et le père Men : de nombreux points communs
On le retrouve ainsi dans « le pari bénédictin » de l’Américain Rod Dreher, passé justement du méthodisme au catholicisme avant de se tourner vers l’orthodoxie et qui affiche désormais des positions très hostiles au pape François qu’il accuse de ne pas être à la hauteur pour faire face à la crise que traverse l’Église. Estimant qu’il n’est plus possible de vivre en chrétien dans le monde, l’auteur américain prône un retrait, à rebours de l’ouverture et de la mission encouragées par François.
Yves Hamant trouve à l’inverse beaucoup de points communs entre le prêtre russe et le pape argentin qui se sont tous deux donné comme tâche principale « d’amener les gens au Christ », en témoignant sans idéologie « de la présence vivante de Dieu en nous ».
« Il ne peut s’agir ici d’influence réciproque, concède-t-il. On ne saurait suspecter le père Men de “cryptobergoglisme”, ni penser que François est familier de l’œuvre du père Alexandre. Il s’agit d’une coïncidence, qui n’est pas fortuite, entre deux pasteurs de milieux différents, mais confrontés aux mêmes défis de notre temps. »
Il relève néanmoins que « ce dont parle François, le père Alexandre l’a mis en œuvre voici plusieurs décennies. C’est pourquoi son expérience pastorale mérite d’être prise en compte et étudiée par les chrétiens de diverses confessions. Ne peut-on voir dans le père Men un modèle de pasteur pour notre temps ? »