Jeune Afrique : Pourquoi avoir choisi d’investir la scène théâtrale ?
Smockey : C’est une première et ce ne sera certainement pas la dernière. J’avais déjà collaboré avec Serge Aimé Coulibaly sur Nuit blanche à Ouagadougou, que nous avons interprété avant et pendant la révolution de 2014. Les metteurs en scène et les chorégraphes ont le réflexe de faire appel aux musiciens. Avec Le Syndrome de la pintade, qui est un genre de concert théâtralisé, il s’agit de ramener leurs disciplines dans notre monde des musiques urbaines.
Mon nom de scène, Smockey, vient de « s’moquer ». Avec le théâtre, je peux travailler pleinement sur le second degré. Ce genre de projets m’oblige à me déplacer pour toucher un autre public, déghettoïser le rap.
Le rap doit encore l’être, selon vous ?
Bien sûr, le rap reste communautaire, écouté par la génération qui le découvrait dans les années 1990. Les plus jeunes écoutent une forme plus "bling-bling", plus pop. Et une grande partie de la population considère que le rap n’est pas un genre musical. Je m’adresse à ces spectateurs.
Dans ce spectacle, vous mêlez rap et politique. Dans le premier titre, « Pintades orgueilleuses » co-écrit avec le rappeur Youssoupha, vous rappelez ainsi les bases de vos engagements : panafricanisme, jeunesse, lutte. J’essaie d’être cohérent. Ma casquette d’activiste et de dérangeur, je dois l’incarner dans la vie et sur la scène. Je ne peux pas dire non au troisième mandat, non au changement de Constitution et quand il faut les réclamer dans la rue dire : « non, j’ai fait ma part, j’ai chanté, joué sur scène, mais allez-y le peuple, affrontez la rue, les CRS, etc. ». Non seulement j’ai le devoir de sortir dans la rue, mais aussi d’être au-devant des choses.
J’assume ma part de citoyenneté, ce que je dis dans mes chansons et j'endosse la responsabilité de contribuer au développement de mon pays. Ces responsabilités m’obligent à mener ces luttes où art et activisme sont des vases communicants.
On doit se sentir touché par tous les sujets de société, peu importe son métier. On ne peut pas vivre au Burkina Faso, aimer autant ce pays, sans « oser inventer l’avenir ». Le dire c’est bien, le faire c’est mieux. Certains disent que je fais de la politique. Pour moi, c’est une participation citoyenne. Être citoyen, c’est s’emparer de son pouvoir. Quand tu doutes de ton pouvoir, tu donnes du pouvoir à tes doutes. Dès lors que tu ne saisis pas la chance que tu as de pouvoir influer sur des processus de décision, tu ne peux pas te plaindre de qui te représentes.
Vous dites être un leader d’opinion malgré vous, pourquoi ?
La meute me fait peur. J’ai du respect pour la foule, sans elle on ne peut pas faire changer les choses, mais on ne sait jamais quand elle se transforme en meute capable de la plus grande violence. Ce qui fait la différence, c’est l’organisation. S’organiser, c’est gagner. Certaines luttes n’aboutissent pas parce qu’il y a des problèmes d’organisation à la base, comme pour les Gilets jaunes ou Nuit debout en France.
La première fois que je suis allé soutenir les manifestants de Nuit debout, je leur ai demandé : « Quelle est votre plateforme de revendications ?». Tout le monde m’a dit : « Il n’y en a pas, ce serait le début de la division ». Dans toute lutte, à un moment, il faut réclamer des choses, avoir un porte-parole. Au-delà du fait qu’il faut lutter - et c’est important-, on ne peut pas considérer que l’on vit dans un pays qui est condamné par un système et s’en sortir individuellement.
Vous avez, avec le Balai citoyen, participé à la destitution de Blaise Compaoré en 2014. À ce titre, vous avez été régulièrement menacé. Comment vivez-vous cela ?
Beaucoup nous pensaient « rappeurs rasta-drogués et va-nu-pieds ». Nous avons avancé au fur et à mesure, avec une légitimité. Depuis que je suis au Burkina Faso, je n’ai jamais chanté pour aucun politique, défendu aucun politicien. Tout le monde connaît mes positions par rapport à l’ancien régime et à celui-là.
J’ai échappé à plusieurs attentats et enlèvements : deux fois avant le coup d’État, trois fois ensuite. La peur ne disparaît pas mais, à un moment donné, même votre peur ne vous appartient plus. Comme disait Sankara quand on lui demandait : « vous sentez-vous seul ? » : « Oui, je me sens comme un cycliste sur une pente avec un précipice à gauche et à droite et je suis obligé de pédaler, je ne peux pas reculer ». À un moment, dans la lutte on se sent tous comme ça.
Avec le Balai citoyen, vous venez de rejoindre une coalition d’organisations de la société civile pour lancer une campagne contre ce que vous appelez la « pandémie du troisième mandat »...
Les troisièmes mandats doivent disparaître dans l’intérêt des dirigeants et des peuples. C’est cette idée qui a conduit au départ de Blaise Compaoré après 27 ans de règne sans partage. Et les organisations de la société civile ont tout intérêt à donner l’exemple de la solidarité et de l’union. Nous sommes une centaine d’associations de peuples en lutte un peu partout dans le monde, y compris aux États-Unis, avec Black Lives Matter.
On retrouve aussi beaucoup de collectifs au sein de l’Université des mouvements citoyens d'Afrique, dont la première édition a été organisée à Dakar, et dont la deuxième devait avoir lieu au Ghana. À cause du Covid, nous avons eu des échanges en visio mais ce n’est pas mon truc. S’il y a bien une chose que j’ai appris, c’est qu’on ne change pas les choses de façon virtuelle. Les « likes » ne font pas la mobilisation. Ceux qui likent et partagent estiment déjà faire un effort. Ça les déresponsabilise.
Dans le spectacle, vous parlez de « mal des élites », que vous représentez par des pintades. Pourquoi cette métaphore ?
La pintade, ce sont les élites. Les poulets, le peuple. Chez nous, les pintades pondent et c’est nous qui couvons leurs œufs. Il va bien falloir que ça change un jour, que chacun s’occupe de ses œufs.
C’est une pièce qui s’adresse aux peuples et aux élites. Aux élites qui trahissent par paresse intellectuelle, clientélisme ou manque de courage. Celles qui ont les moyens de changer les choses mais jouent le jeu du système oppresseur. Celles qui n’ouvrent pas le champ des possibles. Qui sont prêtes à tout pour obtenir des faveurs de ceux qui les dominent par le pouvoir de l’argent, et crachent sur le peuple. Nous sommes dans une société de lèche-vitrines.
En ce sens, vous préparez un titre de rap intitulé « Pourriture noble ».
La pourriture noble est un champignon d’Alsace qui permet d’obtenir le vin Gewurztraminer vendanges tardives. C'est une métaphore pour parler de la corruption : les vols des élites sont nobles, les voleurs de poules sont des voyous. C’est une réflexion sur le clientélisme et la corruption au Burkina Faso, sur la façon dont on injecte de l’argent pour empêcher le renouvellement de l’offre politique.
Les élections se préparent au Burkina Faso. Quid du renouvellement des élites justement ?
"Plus pressé que la musique danse mal", dit le proverbe. Le changement se fait sur plusieurs aspects : il faut pousser les uns et les autres à respecter les règles du système démocratique tout en travaillant au rafraîchissement de l’offre politique, en proposant une alternative.
Par exemple, nous avons mené le projet Alliance Jeunes Parlementaires avec plus 200 jeunes issus de huit provinces. Grâce à une convention avec l’Assemblée nationale, ils ont été formés au métier de parlementaire. Certains d’entre eux vont effectuer des stages à l’Assemblée et seront parrainés par des députés. Près de 50 % de ces jeunes veulent se lancer en politique. On ne peut pas dire « ce ne sont que des vieux crocodiles » et se dire « apolitique » dès qu’il est question de s’engager.
Vous dites également vous intéresser à un autre volet : l’observation du respect des règles démocratiques.
Comme il y a cinq ans, nous allons contribuer à observer les élections. Nous avions fait une première campagne, « après ta révolte, ton vote » pour pousser les gens à s’inscrire sur les listes électorales. Malheureusement, le résultat n'a pas été à la hauteur des espérances, pour créer un vrai bouleversement.
La deuxième campagne était : « je vote et je reste ». Nous demandions au citoyen, une fois qu’il avait voté, de rester sur place pour contribuer à observer les scrutins. L’Union européenne et l’opposition ont considéré qu’on voulait foutre le boxon, ce n’était pas le cas. Les cibal, « citoyen balayeur » étaient disciplinés. Nous avons pu retransmettre les résultats heure par heure.Nous allons recommencer cette année avec un mandat de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) pour quelques centaines de cibal sur tout le territoire. Il est important que les règles du jeu soient respectées.
C’est facile de dire que la démocratie n’est pas le modèle idéal pour l’Afrique. Il n’est idéal pour personne. On voit ses limites aux États-Unis comme en Europe. Cela n’empêche pas d’essayer au moins de respecter les règles si l’objectif est de faire changer les choses en mieux. Avoir des institutions fortes, saines et un système démocratique qui permet de déverrouiller le pouvoir, ça peut faciliter le renouvellement qu’on espère.
Comment envisagez-vous les élections à venir ?
Le Balai citoyen ne peut pas soutenir un candidat officiellement. Nous souhaitons simplement qu’il y ait de plus en plus de candidats crédibles, avec un vrai programme politique, et en mesure de l’incarner. Le changement est un processus. On ne peut pas attendre grand-chose de ces présidentielles. Ceux qui entrent en campagne dans l’opposition, ceux qui pourraient vraiment œuvrer au changement, ne sont pas vraiment bien placés. La vraie relève, au plus tôt, viendra en 2025. J’essaie d’être réaliste.
Mais c’est bien qu’il y ait déjà ce pluralisme et une Constitution qui commence à devenir solide. Nous avons instauré la séparation de l’exécutif et du judiciaire, qui n’existe pas en France par exemple. Même si on a du mal à l’appliquer, elle existe.
En matière de gouvernance, les outils sont désormais là pour changer les choses. Est-ce que les gens s’en serviront pour transformer la société ?
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