Le Carême/Traversées humaines, traversées spirituelles (2/7)
« Avec les détenus, être sourcier de la grâce »
Durant le Carême, en écho au Livre de l’Exode, « La Croix » donne la parole à des témoins ayant vécu un déplacement extérieur… et intérieur.
Lecture en 5 min.
Père Éric Venot-Eiffel
Prêtre du diocèse de Paris, ancien aumônier de prison
Caen (Calvados)
De notre envoyée spéciale
À 72 ans, vous avez vécu plusieurs vies : religieux carme, aumônier en soins palliatifs à la Maison médicale Jeanne-Garnier, chapelain de Notre-Dame-de-la-Sagesse à Paris, et aumônier de prison. Comment a retenti ce dernier appel ?
Père Éric Venot-Eiffel : J’ai toujours ressenti un appel particulier à aller vers des personnes marginalisées. Après six ans à Notre-Dame-de-la-Sagesse, je désirais vivre une nouvelle expérience. Un ami prêtre m’a dit : « Je te verrais bien aumônier de prison. » Jamais je n’y aurais pensé. Intuitivement, je me sentais plutôt porté vers les victimes, et la prison me faisait peur. Pour moi, c’était ces hauts murs devant lesquels on passe. On se dit que, derrière, cela doit être laid, un univers de nuit. Or, comme tout le monde, j’ai besoin de bonheur et de lumière. Mais cet ami me connaissait bien. Je ne pouvais ignorer son interpellation. Après avoir vérifié que j’étais à l’aise avec les détenus, j’ai postulé pour être aumônier au centre pénitentiaire de Caen.
En septembre 2012, vous prenez vos fonctions d’aumônier dans cette prison qui rassemble 380 à 400 détenus condamnés pour des affaires de mœurs. Parlez-nous de ces hommes…
Père E. V-E. : Aller vers ces hommes à la psychologie perturbée m’intéressait. Avant le centre pénitentiaire, ils ont souvent subi des persécutions de la part des autres détenus en maisons d’arrêt. Le fait qu’ils soient regroupés induit un apaisement même s’ils éprouvent la souffrance de n’être plus rien pour la société.
La plupart sont en cellule individuelle. Ils peuvent circuler, se rendre visite, venir à l’aumônerie. Leurs peines oscillent entre un an et la perpétuité, avec une nette majorité au-dessus de dix ans. J’ai ainsi accompagné certains d’entre eux du premier au dernier jour de ma mission.
Cela a permis que s’instaure une confiance entre nous. Quand je me retrouvais seul en face d’un détenu dans sa cellule, elle devenait un lieu sacré, celui de la rencontre avec cet homme.
Dans votre livre (1), vous faites un parallèle avec le passage dans l’Exode du buisson ardent où Dieu dit à Moïse : « Ôte les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte »…
Père E. V-E. : Ôter les sandales de ses pieds est un appel au respect. Pour entrer dans la cellule d’un détenu, je dois me dépouiller d’idées préconçues et de tout projet quant à cette rencontre. Je commence par prendre de ses nouvelles. Ensuite, à partir de ce qu’il dit ou de ce que je ressens, j’essaye de m’adapter. De nombreux détenus ne racontent pas à l’aumônier pourquoi ils sont en prison. Avec le psychologue, l’administration pénitentiaire, ils ont sans cesse l’occasion de revenir sur leur histoire. Nous devons donc veiller à une sorte de légèreté dans la relation, à ne pas être intrusif. Il y a une manière délicate de leur demander s’ils reçoivent des visites sans appuyer sur ce qui fait mal.
Vous définissez votre rôle comme « sourcier de la grâce ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Père E. V-E. : Cette expression vient du père Garau qui vivait dans le Sud tunisien dans les années 1970. Il parle de « prospecter la terre pour y détecter » l’eau qui pourrait surgir en plein désert. En prison, la terre est apparemment stérile. J’ai vu des détenus refuser de travailler, s’enfermer dans leur cellule devant la télévision, devenir obèses à force de manger des gâteaux pour se réconforter… Être « sourcier de la grâce », c’est relever l’être humain enlisé dans son passé, le sortir de son enfermement dans une image négative de lui-même, ressusciter la vie là où elle n’a jamais été. Certains m’ont dit : « Tu m’as permis d’aller moins mal, de survivre. » Ils sont reconnaissants quand on les aide à ne pas se laisser happer par les forces de mort.
À un moment, un surveillant vous explique que des détenus vous manipulent. Était-ce le cas ?
Père E. V-E. : Sur le moment, la réflexion de ce surveillant m’a un peu bousculé. Après coup, je me suis dit : qu’est-ce que cela peut faire ? Dans ma volonté absolue de les respecter, je l’accepte. Quand certains me disent que leur condamnation est une erreur judiciaire, peut-être qu’ils me manipulent, mais peut-être aussi que c’est vrai. D’autres amplifient leur enfance misérable ou se mentent à eux-mêmes – « L’homme qui a fait ça, est-ce vraiment moi ? ». Peut-être que c’est leur moyen de survie : ils boitent mais ils marchent quand même. Dans l’Évangile, Jésus pose des questions pour que l’être humain accède lui-même à sa vérité. Il mange à la table des pécheurs avec l’incompréhension que cela suscite.
Pendant ces années, vous avez rencontré Jean-Louis Jourdain, condamné avec son frère pour quatre meurtres de jeunes filles et aujourd’hui décédé. Qu’est-ce que cela a provoqué en vous ?
Père E. V-E. : Cet homme, « Jean-Louis », venait à la messe de temps en temps, l’air abattu. Je ne savais pas qui il était. La première fois que je l’ai rencontré dans sa cellule, il m’a dit qu’on avait beaucoup parlé de lui dans les médias. C’était une manière de m’inviter à regarder sur Internet. Ce fut pour moi l’épreuve de vérité. Maintenant que je connaissais l’horreur absolue de ses meurtres, est-ce que j’allais être capable de le considérer comme un frère ? J’ai senti que je devais retourner le voir dans sa cellule dès le lendemain de notre premier entretien car sinon je n’en aurais peut-être pas le courage.
Vous avez traversé pendant seize ans une nuit de la foi dont vous êtes sorti en 2011. Cette expérience vous a-t-elle aidé en prison ?
Père E. V-E. : Le fait que j’aie traversé cette nuit a rendu ma foi plus solide, plus apte à résister aux milieux où elle peut être durement remise en cause. En prison, plus qu’ailleurs, il y a un besoin d’authenticité parce que ces hommes ont une sensibilité à vif. Ils sentent si on a des explications trop simplistes. Pour préparer mes homélies, je réfléchissais beaucoup à ce qui pouvait les aider à reprendre confiance en eux, en l’avenir. Cela donne l’occasion de dire le cœur de sa foi, ce qui tient véritablement. Même si j’ai été quelques fois assommé par les souffrances rencontrées, j’ai pu me situer à travers ces quatre mots : « Dieu est ; cela suffit. »
Vous avez côtoyé des hommes condamnés pour pédocriminalité, inceste, viol… Comment avez-vous vécu les révélations sur les abus sexuels perpétrés par des hommes d’Église ?
Père E. V-E. : Au plus fort des révélations, certains jours, je rasais un peu les murs. Je craignais des réflexions moqueuses ou désagréables de la part des surveillants. Ce n’est pas arrivé. Que des prêtres aient commis de tels crimes me blesse. Qu’ils aient profité de leur statut me choque et me rend encore plus malheureux. Après, quand on se trouve devant un tel homme en pleurs, on ne peut qu’avoir de la compassion. Je suis convaincu que les abus dans l’Église sont liés au cléricalisme, quand le prêtre est dans une sorte de supériorité et de toute-puissance. Si en plus, il est dominateur, charismatique… Si l’on se comportait avant tout en frère, on serait libéré de bien des dangers.
Un frère, c’est ce que vous avez essayé d’être auprès des détenus ?
Père E. V-E. : Oui. Pendant ces huit ans, j’ai fait des rencontres improbables. J’ai eu l’impression d’être à l’intérieur de l’Évangile. Cela a été une de mes grandes joies. Quand je suis parti fin août, les détenus m’ont offert une somme d’argent qu’ils avaient collectée. C’était d’autant plus touchant qu’ils n’avaient pas pu travailler pendant des mois à cause de la pandémie. Et j’ai quitté la prison avec le sentiment qui m’a toujours habité de passer d’un monde à un autre, de franchir une barrière réputée infranchissable. Depuis, chaque lundi, un détenu avec lequel j’ai un lien d’amitié m’appelle. Nous parlons une heure ensemble.
(1) Derrière les hauts murs, Médiaspaul, 168 p., 16 €