Voilà déjà soixante ans que je me suis engagé à vie comme missionnaire d’Afrique. Sachez que, s’il y avait réincarnation, après ma mort, je m’engagerais à nouveau pour revivre la même vie au service du Royaume du Christ en Afrique en évitant tout de même de commettre certaines erreurs …
Je suis né à Tourcoing, dans le Nord, le 14 février 1926. Mon père était comptable dans une maison de transports internationaux et ma mère “femme au foyer”. Ils m’ont donné un frère et deux sœurs ; famille très croyante et même militante à la L.O.C. (devenue l’A.C.O.). Je voulais, dès l’âge de 6 ans, paraît-il, être missionnaire en Afrique.
Études en Grande Bretagne
Après le Bac, en septembre 1945, je suis donc entré tout naturellement à Kerlois. Le noviciat terminé, je suis allé à s’Heerenberg pour les trois premières années de théologie. À vrai dire, j’y ai surtout appris à parler anglais correctement et à être très heureux dans un cadre hollandais avec des confrères de six pays différents. J’ai fait mon Serment d’engagement le 25 juillet 1952. Ma dernière année de théologie eut lieu à Monteviot, en Écosse, et j’ai été ordonné prêtre le 11 juin 1953 à Galashiels avec 19 confrères.
J’ai d’abord été nommé cinq ans à Kerlois professeur d’Histoire de l’Église et une autre année prof de philosophie thomiste.
Prof en Haute Volta : comprendre l’émotion de mes élèves
En 1959, j’ai enfin reçu ma nomination pour l’Afrique comme professeur au petit séminaire de Pabré, en Haute-Volta. J’ai tout d’abord été initié, comme tout bon Père Blanc, durant six mois, à la langue du pays, le möré. Mais je n’ai jamais pu la pratiquer parce qu’au petit séminaire il était interdit de parler la langue locale !
À Pabré, j’ai vécu huit années époustouflantes : n’ayant jamais fait d’études universitaires je n’étais spécialisé en rien ; j’ai donc été bouche-trou permanent, remplaçant des confrères malades ou en congé. J’ai ainsi enseigné occasionnellement toutes les matières (sauf la physique-chimie) de la 7e à la terminale.
J’en ai profité pour tenter une expérience d’acculturation avec l’aide des élèves de terminale. C’est-à-dire essayer de ressentir en moi les mêmes émotions et réactions qu’eux vis à vis des “esprits” vivant dans la brousse. Je cherchais ainsi à mieux comprendre mes élèves non seulement intellectuellement mais aussi émotionnellement, dans leurs relations avec les “esprits”, croyance au cœur de l’animisme.
Puis, de septembre 68 à juillet 71, j’ai participé au lancement de l’Interséminaire de Kossogên près de Ouagadougou. Ce projet de la Conférence Épiscopale visait à former ensemble tous les séminaristes du pays, de la seconde à la terminale, pour développer ainsi l’union de toutes les ethnies dans la nation voltaïque. Là, je n’ai enseigné que l’anglais…
Ces douze années passées en Haute-Volta m’ont beaucoup enrichi. Bien que je n’aie jamais vécu dans les villages (sauf occasionnellement pendant les vacances scolaires), j’ai découvert la joie de vivre des autochones : leurs musiques, leurs rythmes, leurs chants, leurs danses, spécialement à la pleine lune, le sens aigu de l’hospitalité, leur courage et leur solidarité dans les épreuves… Bref de quoi entretenir dans mon cœur la nostalgie et le désir d’y finir mes jours. Mais Dieu en a décidé autrement.
Dans le staf de Stasbourg
En 71, j’ai été nommé à Strasbourg au staff du foyer des étudiants en théologie. Ce qui m’a permis d’une part de découvrir l’évolution de la jeunesse européenne toutes ces dernières années et d’autre part de suivre pendant quatre ans des cours d’Écriture Sainte à l’Université Catholique : une grande grâce !
Après 23 ans de professorat, le voilà broussard au Malawi
Cependant, en mars 74, j’ai commencé à perdre la vision de l’œil droit, dû à une dégénérescence maculaire congénitale, accélérée par tous les médicaments contre le paludisme, ( m’ont affirmé mes ophtalmos), qui attaquent les rétines fragiles. Je ne pouvais retourner en Haute-Volta, mais, par contre, je pouvais m’orienter vers un pays où il n’était pas nécessaire de prendre régulièrement des préventifs antipaludéens. Richard Dandenault, alors responsable du foyer de la rue de Neuwiller, me dit que c’était tout à fait le cas du Malawi. J’ai donc demandé au Supérieur Général d’être nommé au Malawi. Il me répondit : « D’accord, mais l’urgence du moment est d’aller passer un an en Irlande pour enseigner le français aux étudiants du 1er cycle à Dublin. » Et c’est ainsi que j’ai passé neuf mois merveilleux sur “l’île verte” . Et enfin, après 23 ans de professorat, j’ai pu partir au Malawi, en octobre 76, pour vivre en brousse.
Au Malawi, j’ai participé au ministère pastoral de trois paroisses du diocèse de Dedza : Bembeke, Dedza et Tsangano. À Bembeke, j’ai été séduit par la gentillesse des gens et la beauté de leur langue, le chichewa. Mes sorties en brousse pour animer les petites communautés chrétiennes m’ont fait goûter la joie profonde de la vie missionnaire vécue par Jésus et ses apôtres en Galilée.
Au Malawi, Jean construisait radiers et ponts
Cependant cette vie idyllique a été interrompue, en mai 85, quand j’ai dû rentrer en France en urgence à cause de troubles visuels graves mais, cette fois, à l’œil gauche. Désormais je ne pouvais lire que très difficilement… Revenu au Malawi, nommé à Tsangano, avec l’aide d’un chauffeur malawite, j’ai pu continuer ma mission. En 88, alors que je construisais radier et pont, j’ai eu 4 crises de ‘chloroquine-resistant malaria’et ma vue a encore beaucoup baissé. Résultat : en octobre 88, j’ai dû rentrer définitivement en Europe.
En France, après un séjour à Lille, en mai 90, le Provincial m’a envoyé en Grande-Bretagne. Après deux ans et demi à Sutton-Coldfield, je fus nommé responsable de la maison d’accueil Pères Blancs à Londres, ce qui m’a donné la chance de faire la connaissance de nombreux confrères britanniques. J’ai beaucoup aimé aller, les week-ends, dans les paroisses de tout le Royaume-Uni faire des ‘appeals’, c’est-à-dire prêcher sur les Missions en Afrique et ainsi faire aimer l’Église d’Afrique et aussi recueillir des fonds pour soutenir notre travail apostolique.
En décembre 96, je suis rentré en France pour de lourds soins dentaires et c’est alors qu’ont commencé de sérieux ennuis articulaires : arthrose et cruralgie.
A Ste-Foy-lès-Lyon
Un an plus tard, j’étais nommé à Ste-Foy-lès-Lyon où j’y suis resté 11 années. Là, j’étais confesseur régulier à la Basilique de Fourvière, ministère de la miséricorde qui m’a beaucoup apporté spirituellement…
Terrassé par une cruralgie carabinée, j’ai dû rejoindre, en 2008, la communauté de Bry-sur-Marne. Un petit paradis. « Une chance et une grâce », comme aimait à dire Pierre Grillou dans sa petite plaquette sur le troisième âge.
Je vois de moins en moins et j’entends de plus en plus mal. Mais cela ne m’empêche pas de rendre grâces pour toutes ces années merveilleuses malgré mes faux pas, mes faiblesses, que le Seigneur me pardonne dans sa miséricorde infinie…
J’attends maintenant la mort avec beaucoup de sérénité mais aussi une très grande curiosité.. « Mais il n’y a rien à découvrir. La mort, c’est l’entrée dans le néant », me disent des amis incroyants. Bon. Eh bien ! à supposer qu’ils disent vrai, je ne serais même pas déçu, puisque, d’après eux, je n’existerais même plus !
Donc, il n’y a pas à s’en faire. En attendant : vivons intensément l’instant présent, ce qui est une transposition plausible du conseil de Jésus dans l’Évangile : « Ne vous inquiétez pas du lendemain. Dieu y pourvoira ! »
Jean Devriésère