[Édito] Abiy Ahmed, un faucon sur le toit de l’Afrique
Le conflit au Tigré se déroule à huis clos, mais une multiplicité de témoignages et de rapports d’ONG attestent de la gravité de la situation. Le Prix Nobel, audacieux réformiste, a laissé place à un chef de guerre intransigeant et mégalomane.
Deux ans. C’est le temps qu’il a fallu au Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, pour passer de l’autre côté du miroir. L’image du réformiste quadragénaire, audacieux et libéral, faiseur de paix avec l’ennemi héréditaire érythréen, nobélisé, encensé par les médias et les grands de ce monde, a cédé la place à celle, glaçante, de l’ancien colonel des services de renseignement, spécialiste en cybersécurité, secret, intransigeant, mégalomane et mystique.
Ce renversement d’image, semblable à celui qu’a connu la dirigeante birmane Aung San Suu Kyi après la réception de son Nobel de la Paix en 2012, est étroitement lié à la sale guerre civile qui, depuis sept mois, se déroule dans la province septentrionale du Tigré, le long de la frontière avec l’Érythrée.
Destruction et exactions
Une multiplicité de témoignages et de rapports d’ONG, ainsi que les reportages des rares journalistes autorisés à se rendre dans la capitale régionale Mekele, font état de milliers de morts, de dizaines de fosses communes, de viols de masse, de campagnes de nettoyage ethnique ainsi que du pillage et de la destruction de centaines d’écoles, de dispensaires, de fermes et d’unités de production.
D’un côté, l’armée fédérale éthiopienne, appuyée par un contingent érythréen et des milices tribales amharas, accusés de commettre la plupart des exactions. De l’autre, les sécessionnistes tigréens des Tigray Defense Forces, « dispersés comme de la farine dans le vent » selon l’expression d’Abiy Ahmed, mais qui résistent toujours dans la région centrale de la province. Entre les deux : six millions de Tigréens pris en otage.
Aux yeux d’une bonne partie de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale – Chine, Russie et États du Golfe exceptés – le dossier contre Abiy Ahmed est accablant. Avec, dans le rôle de l’attaquant de pointe, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, signataire fin mars d’une mise en garde péremptoire à l’encontre du Premier ministre, derrière laquelle on perçoit aisément l’influence de l’ancienne conseillère à la Sécurité nationale de Barack Obama, Susan Rice, tête de pont du « lobby tigréen » à Washington.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ABIY AHMED A FINI PAR RECONNAÎTRE LA RESPONSABILITÉ DE SES PROPRES TROUPES DANS L’ÉPIDÉMIE DE VIOLENCES SEXUELLES
Confronté à un rapport dévastateur de l’ONU sur l’épidémie de violences sexuelles dans la province, Abiy Ahmed a d’ailleurs fini par reconnaître devant le Parlement la responsabilité de ses propres troupes : « Ceux qui ont violé nos sœurs tigréennes, ceux qui ont pillé et tué des civils seront jugés. Nous vous avons envoyé pour détruire une junte, pas pour détruire un peuple ». L’aveu est de taille, d’autant qu’il s’ajoute aux courageuses mises en garde de la présidente – symbolique – de l’État éthiopien, Sahle-Work Zewde.
Guerre de propagande
Reste que cette guerre à huis clos, quasi inaccessible aux observateurs indépendants, est aussi une guerre de propagande et d’intoxication. Beaucoup de témoignages sont très difficiles à vérifier, comme le cas de cette étudiante tigréenne de 18 ans, Mona Lisa, dont le beau visage aquilin a fait la une de nombreux médias. Allongée sur un lit d’hôpital à Mekele, la main droite amputée et le corps criblé de sept balles, a-t-elle été, comme elle le dit, la victime d’une tentative de viol de la part de soldats éthiopiens, ou était-elle une milicienne du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), blessée lors de l’assaut contre les casernes de l’armée fédérale début novembre 2020, comme le raconte son père ?
Si le massacre de dizaines de civils devant l’église Sainte-Marie-de-Sion d’Aksoum, attribué aux soldats érythréens à la mi-décembre, semble sérieusement documenté, celui du camp de réfugiés amharas de Maï-Kadra un mois plus tôt ne l’est pas moins et serait l’œuvre du TPLF.
De même, si les témoignages se multiplient sur la campagne de nettoyage ethnique en cours dans l’ouest du Tigré, nul n’ignore en Éthiopie qu’elle se déroule sur fond de conflit foncier ouvert depuis le début des années 1990, quand le TPLF alors au pouvoir avait procédé à un redécoupage de la province au détriment des Amharas.
Enfin, et quelles que soient les responsabilités conjointes du Janus d’Addis Abeba et de son nouvel allié érythréen dans cette sale guerre, il convient de ne pas oublier que ce sont les dirigeants tigréens qui l’ont déclenchée le 4 novembre 2020.
Équilibre précaire
Pour Abiy Ahmed, l’Histoire avait pourtant bien commencé. Lorsqu’il accède à la lumière en 2018, porté par une révolution de la majorité du peuple, l’Éthiopie est une incontestable réussite économique mais aussi une quasi dictature. En 27 ans de pouvoir quasi absolu de la minorité tigréenne (6 % de la population), incarnée pendant près de deux décennies par Mélès Zenawi, ce pays de 110 millions d’habitants a vu son taux de pauvreté diminuer de façon significative et son économie se transformer en un hub manufacturier prisé. Ethiopian Airlines est devenue la meilleure compagnie du continent, le tourisme s’est développé et une classe moyenne urbaine et connectée a fait son apparition.
Mais cet allié stratégique des États-Unis, de la Chine et d’Israël était aussi un État policier et paranoïaque, et le « visionnaire hors du commun » Zenawi, encensé en ces termes par Susan Rice, un dictateur qui, pour mieux régner, avait divisé les 80 communautés que compte l’Éthiopie en 9 régions ethniques. L’émergence d’Abiy Ahmed, avec son ambition pan-éthiopienne et son mot mantra de « medemer » (« ensemble dans la diversité ») a en quelque sorte soulevé le couvercle de fer qui maintenait les Éthiopiens en état d’apnée politique.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">IL A SU FAIRE DE LA GUERRE UN OUTIL DE MOBILISATION POPULAIRE EN SA FAVEUR. POUR COMBIEN DE TEMPS ET SURTOUT, À QUEL PRIX ?
Il a certes libéré les médias et des milliers de détenus, mais aussi tous les démons scissipares de la République fédérale et sa tentative audacieuse de conjuguer success story économique avec success story démocratique a rapidement tourné court.
Lui imputer l’unique responsabilité de cet échec serait pourtant injuste : restaurer l’identité nationale éthiopienne passait forcément par la marginalisation des dirigeants du TPLF, ce que ces derniers n’ont jamais accepté. Pas plus qu’ils n’ont admis la conclusion de l’accord de paix avec celui qu’ils considèrent comme leur ennemi héréditaire, le président érythréen Afewerki.
L’Éthiopie de 2021 repose donc plus que jamais sur un équilibre précaire. Le rêve du « medemer » a débouché sur le réveil des particularismes et l’exacerbation des conflits internes entre Oromos, Amharas, Somalis, Afars. Quant aux Tigréens, les campagnes d’épuration dont ils font l’objet dans les administrations, la police, l’armée et les sociétés d’État laisseront des traces indélébiles.
Pourtant, l’économie est résiliente. Même si les destructions au Tigré sont évaluées à un milliard de dollars, cette province ne pèse pas plus de 10 % du tissu économique national et les autorités d’Addis-Abeba comptent sur un taux de croissance revigoré cette année : entre 3 % et 8 %. À condition bien sûr que le conflit ne se prolonge pas, que les investisseurs reviennent, que l’Union européenne et les États-Unis dégèlent leur aide.
Des élections législatives sont prévues pour le mois de juin et tous les observateurs estiment qu’Abiy Ahmed devrait les remporter. Ce protestant pentecôtiste, persuadé que Dieu l’a choisi pour guider l’Éthiopie, a su faire de la guerre un outil de mobilisation populaire en sa faveur. Pour combien de temps et surtout, à quel prix ?