Une petite centaine. Autant que de cadavres retrouvés dans cette partie du désert, entre le Niger et l’Algérie. Essentiellement des femmes, petites, fluettes, maigres, accompagnées d’enfants, à peine adolescents pour les plus âgés, comme les restes de ceux trouvés entre Sahel et Sahara. On les signale dans plusieurs villes d’Algérie. Leur provenance ? Le Niger, dernier pays au monde au classement de l’indice de développement humain, pays pourtant fournisseur d’uranium, d’or, de pétrole et de fer. A qui profite le développement ?
La petite centaine de femmes et de jeunes enfants, accompagnée de moins d’une dizaine d’hommes vient de la région de Zinder. Habituellement les migrations de cette région essentiellement agricole étaient saisonnières et en cas de difficultés plutôt tournées vers la Libye. La sécheresse et les conflits depuis 2011 ainsi que la révolution libyenne les ont poussés vers l’Algérie. Depuis une année, ils sont arrivés à Ghardaïa. Après avoir posé leurs haillons le long du mur de la gare routière et dans l’Oued, les voilà déplacés plus discrètement dans un terrain vague, près de la poste. Par petits groupes de trois enfants ou d’une femme accompagnée de deux enfants, ils mendient toute la journée dans Ghardaïa.
Après la prière du soir, nous sommes allés les rencontrer. En sortant de l’oued nous avons vu leurs quatre à cinq feux. Les pauvres baluchons alignés le long du mur pendant la journée délimitaient chaque foyer autour desquels vingt à trente personnes s’étaient regroupées. Quelques toutes petites filles revenaient de la gare, des bouteilles d’eau en équilibre sur la tête. Nous étions brusquement dans un village de la région de Zinder. Comme chaque soir cette petite caravane, qui avait traversé nous ne savions comment le Sahara, rapportait au bivouac quelques pièces d’aumône et de quoi se restaurer.
La plus belle natte a été dépliée pour les trois visiteurs que nous étions, rois mages aux mains vides. Les rares hommes nous ont accueillis, puis quelques femmes ont approché leurs nattes. En quelques minutes seulement, nous étions devenus le noyau d’un fruit de femmes et d’enfants. Le plus ancien de nous trois ayant vécu au Niger, connaissant leurs traditions et parlant Haousa fit naitre sourires, puis rires et applaudissements en cherchant parfois ses mots ou en les mimant. Notre situation de dépendance rétablissait une forme de partage. C’est eux qui venaient à notre aide. De notre côté, nous avions du mal à croire que ces femmes aient pu changer leur plainte mendiante en une parole retrouvée. De leur côté, certaines nous ayant croisé durant la journée ont dû aussi s’étonner de ne plus voir sur nos visages une indifférence gênée, mais un vrai regard.
A cet instant précis, nous étions les invités des personnes les plus pauvres de la terre. Au moment de partir, une heure plus tard, les mains se sont tendues, non plus horizontalement mais verticalement. La dignité se joue parfois à un quart de tour. Nous avons serré des dizaines de mains vivantes.
Puis nous sommes montés, sur la colline éclairée par la pleine lune, de l’autre côté de l’Oued. Une bonne demi-heure de marche pour arriver aux ghettos. Autre visage de la migration. Des hommes jeunes exclusivement, la plupart entre 16 et 30 ans, du Libéria, du Cameroun, de Côte d’Ivoire, du Togo, du Mali, du Congo, de Centre-Afrique,…Certains suivent les routes séculaires d’une migration saisonnière qui mêle le caractère initiatique et le besoin économique, d’autres ont fuit des massacres comme au Libéria et en Sierra Leone, ont trouvé un refuge provisoire dans des pays voisins avant d’être à nouveau chassés. D’autres encore cherchent à gagner l’Europe par le Maroc., ou reviennent expulsés. Leurs espoirs, leurs déceptions, la fatigue se lisaient sur la quarantaine de visages. Avant le lever du jour les hommes partent sur les chantiers, certains y vivent la semaine, remplaçant les bétonnières, d’autres travaillent dans les palmeraies. Certains économisent pour poursuivre la route, d’autres renvoient l’argent au pays.
De la présence du peuple Sahraoui exilé sur son sol depuis 38 ans, aux Harragas, jeunes algériens fuyant le mal vivre, en passant par les migrations subsaharienne ou du Moyen-Orient, l’Algérie continue d’être pays de transit et devient pays d’accueil forcé de ces différentes formes de migration. Six mille kms de frontières désertiques ou minées sont limitrophes de pays en guerre ou en grande difficulté. Et après la mortelle traversée du Sahara, l’ultime frontière, la Méditerranée, est devenue un véritable cul de sac renforcé par l’externalisation des frontières. Veut-on faire du plus grand pays d’Afrique, ou du Maghreb un centre de rétention à ciel ouvert, un terminal de la migration ? Rappelons que l’Afrique est le continent où les flux migratoires internes sont les plus importants.
Nous étions là, dans cette pièce cimentée d’une carcasse d’immeuble, à nous demander si nous aurions accepté de mourir légalement chez nous, de famine , de guerre ou de simple misère ou de survivre « irrégulièrement » au-delà des frontières tracées par ceux-là même qui étaient entrés « légalement » pour coloniser et qui aujourd’hui encore, par les multinationales et la mondialisation, « développillent » et entretiennent l’insécurité dans cette même Afrique.
Je suis resté touché par la dignité et l’humanité de ces personnes rencontrées. Et pourtant nous avons vu ce soir là ceux qui font trembler l’Europe. Ces hommes, ces femmes et ces enfants qui justifient que Frontex , Eurosur et autres agences déploient drones et matériels de haute technologies , non pas pour sauver des vies mais pour protéger la citadelle Europe. Ces mêmes agences de l’UE qui ont également la barbarie d’envisager de réinstaller des lames coupantes au sommet de la triple clôture frontalière de Melilla.
Nous avons partagé des moments de convivialité, des échanges simples bien loin des grands discours, la possibilité de vivre décemment, dans le respect des Droits. Une journée ordinaire de mendicité, de travail, d’espoir d’une vie meilleure. Une journée que l’on peut choisir d’ignorer ou de simplement partager. En quittant nos hôtes, cette constatation. Pourquoi ne croise-t-on pas les gens censés trouver des solutions sous les tentes Sahraouies, dans les ghettos ou les pateras ? Pourquoi avoir intérêt à transformer un phénomène en problème ? Pourquoi choisir de gérer toujours plus les conséquences et refuser de s’attaquer aux causes ? A qui profite la situation ?
Jean-françois Debargue, Ghardaïa nov 2013