1. D’abord, peux-tu te présenter ? Nom, prénom, et quelques éléments qui peuvent te situer ?
Je suis né le 1er novembre 1939 en Hollande, en face d’une très belle église de 100 m de hauteur et 100 m de longueur. C’est dans cette magnifique église, nommée Saint Vitus, que je fus baptisé sous le nom de Johannes Gérardus Heuft, le raccourci du premier prénom étant Jan. Dans la vie paroissiale j’ai fait tous les échelons, de servant de messe à acolyte (c’est comme cela qu’on appelle les grands servants chez nous). Parallèlement, j’ai été dans le scoutisme. J'y ai aussi grimpé tous les échelons, de chef de patrouille à chef de troupe. A 18 ans je suis entré chez les Pères Blancs parce que le frère du curé de notre paroisse était Père Blanc et un bon ami de mes copains également.
Ma formation, je l’ai faite en Belgique et en France. Dès le début, j’avais opté pour des études en Français. A cette époque nous avions la possibilité de choisir la langue d’enseignement et de formation. En Belgique les futurs Pères Blancs wallons devaient « franciser » les futurs Pères Blancs flamands et hollandais et ces derniers devaient à leur tour « néerlandiser » les wallons ! En France je suis resté plus de 3 ans et demi à Mours. En plus de la formation technique excellente de Frère, je m’occupais les jeudis et les dimanches du patronage et de la catéchèse dans les paroisses environnantes. Avec d’autres Frères nous avons participé à plusieurs sessions de formation pastorale organisées à l’intention des jeunes Pères sous la direction du Père Antoine Paulin.
2. Quel fut ton parcours depuis la fin de ta formation ?
Ma première nomination fut dans le staff d’un de nos petits séminaires de Hollande. Johan Miltenburg (photo à droite : le P. Miltenburg est présentement en Algérie, à Ghardaia) y était « petit séminariste » à ce moment. Qu’un Frère occupât un tel poste était considéré comme révolutionnaire à l’époque. Un confrère, prêtre, a même quitté « le couloir des Pères » puisque pour lui c’était un sacrilège qu’un Frère osât y pénétrer !
Ma deuxième nomination fut au collège des Pères Blancs à Béni-Yenni ( Kabylie) en Algérie. « Par manque de combattants », j’y fus très vite nommé directeur et supérieur du poste. Ainsi j’ai été le premier Frère, et probablement « non – français », à être à la tête d’un collège d’une telle renommée !
Suite à la nationalisation des écoles en Algérie en juin 1976, la Société des Pères Blancs m’a offert une formation au PISAI (Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie). Avec beaucoup de sueurs et des angoisses j’ai vécu cette troisième nomination pendant deux ans là-bas. Là aussi un confrère prêtre du deuxième étage s’est plaint au Supérieur Général qu’un « confrère du troisième ne disait jamais la Messe ! »
3. Qu’est ce qui s’est passé après ce temps d’études?
De retour en Algérie dès septembre 1978, je m’inscrivis à l’examen d’entrée, en arabe, à l’Ecole Paramédicale de Parnet (Hussein Dey / Alger) dans le but d’apprendre le métier de maître spécialisé pour handicapés auditifs. Après deux ans j’y obtins en tant que « major de promotion » le diplôme d’Etat Algérien.
En septembre 1980 je fus nommé par le Ministère de la Santé à l’Ecole des Jeunes Sourds d’El Har- rach (ex Maison Mère des Pères Blancs) avec la tâche spéciale de présenter les élèves sourds aux examens scolaires de la 6ème, le brevet et à l’entrée au lycée ou à la formation professionnelle. Ainsi nos élèves furent les premiers sourds en Algérie à obtenir de vrais diplômes scolaires aux grandes joies des parents et à la fierté des intéressés. En 1999 j’atteignais l’âge de la retraite mais les autorités ont voulu me garder jusqu’au mois de novembre 2006.
Déjà en 2001, un soir pendant la messe dominicale à la paroisse de Hussein – Dey (Alger), un confrère prêtre, m’a proposé de l’aider à ressusciter une association inter-confessionnelle au profit de la création d’une ferme ovine dans les camps sahraoui à Tindouf et un centre artisanal pour des femmes algériennes du sud à Kouba (Alger). Ce qui a été réalisé avec beaucoup de courage et d’investissement humain.
Aujourd’hui, la priorité de mes actions est toujours les enfants de Corso/Boumerdès, les Sourds et Muets, les réfugiés, demandeurs d’asile et migrants subsahariens, syriens, éthiopiens, irakiens puis algériens expulsés de Belgique et de Hollande.
Tout cela occupe un homme à temps plein avec de nombreux collaborateurs algériens, subsahariens et quelques religieux de l’Eglise. C’est une immense aventure où Dieu est présent au centre de nos actions et de nos réflexions. Nous vivons souvent des moments cruciaux de la vie.
C’est plein d’émotions, d’amitiés, d’amour, mais parfois aussi de rejet allant jusqu’à la haine, mais cela vaut la peine d’être vécu !
4. Peux tu dire pourquoi Frère et non Père ?
Ma vie n’a pas été vécue dans cette opposition Frère – Père, mais s’est ancrée dans la vocation du Missionnaire d’Afrique : Père Blanc. Bien sûr, il y a eu des moments difficiles et douloureux dans ma vie de « Père Blanc », mais je n’ai pas voulu m’y attarder. La dynamique de l’approfondissement spirituelle et la rencontre des hommes et des femmes de toutes cultures, de toutes races et de toutes régions a nourri ma vie et j’en suis très reconnaissant.
5. Dans l’Eglise d’Algérie, quand on parle de consacrés hommes, on met tout le monde dans le groupe des prêtres. Qu’est ce que ça te fait quand, lors des réunions, on omet les Frères présents, ou les assimile aux Prêtres?
Là encore je n’oppose pas Frère – Prêtre. Dans l’Eglise de Hollande et surtout celle d’Algérie j’ai eu l’immense honneur d’occuper toutes les fonctions dans lesquelles il n’était pas absolument nécessaire d’être ordonné prêtre ou diacre.
J’y ai vécu et j’y vis encore de moments extrêmement beaux, enrichissants mais cruciaux. Je remercie mes confrères évêques et prêtres de m’avoir permis de vivre cela, de m’avoir fait confiance, de m’avoir ouvert leur cœur mais aussi le mien.
6. Avantages et inconvénients d’être Frère dans le contexte et l’Eglise d’Algérie ?
Lorsqu’il s’agit d’une vocation on ne parle pas d’inconvénients ou d’avantages. On est ce qu’on est ! Il est évident, lorsque dans une réunion appelée SIMO (session interdiocésaine des ministres ordonnés) on exclut les non-ordonnés qui sont pourtant très actifs dans l’Eglise, c’est blessant.
Mais à l’intérieur de la Société des Pères Blancs lors d’une rencontre importante comme le Conseil Plénier ou parmi les membres du Conseil Général aucun Frère n’est présent, c’est gênant et vécu comme une exclusion.
C’est comme si d’autres décident à ta place sur le vécu de ta vocation. C’est pour cela que je dis que le Droit Canon ou les Constitutions de notre Société des Pères Blancs ne sont plus adaptés à notre temps.
7. Qu’est ce que tu peux dire à des jeunes qui discernent sur quelle orientation donner à leur engagement à la suite du Christ? Encourages-tu de choisir l’option Frère ?
Je dirai que c’est une belle vocation qui vaut la peine d’être vécue mais pas en complément aux prêtres. C’est une vocation entière qui pourrait avoir toute sa dimension spécialement au Maghreb où la mission consiste tout d’abord en un partage de vie, de faire chemin ensemble
8. L’expression « Frère Père Blanc » sonne bizarre. Ne vois-tu pas là même une sorte de contradiction ou de flou ? Est-ce un signe de cléricalisme mal dissimulé ?
Il est évident qu’il aurait été mieux de parler des Missionnaires d’Afrique ou peut être des Frères Blancs, mais l’histoire a été faite ainsi. Moi, selon les lieux et les relations je me laisse appeler Père Jan, Frère Jan, Monsieur Jan, Monsieur Heuft ou encore Monsieur Hafid. Tout cela n’est pas important, pourvu qu’on fasse chemin ensemble.
9. Autres choses que tu voudrais dire aux lecteurs de Relais Maghreb ?
J’aimerais bien que le Relais Maghreb continue à être un espace où nous pouvons réfléchir ensemble sur ce que nous voudrions être aujourd’hui et demain au Maghreb.
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