Témoignage de Michel Ouédraogo

Michel Ouédraogo

Dans la pure et tranquille vie des peuples, il vient parfois des heures ou des événements étranges qui bouleversent les habitudes en dictant aux hommes d'autres manières d'être. Ceux qui savent s'adapter aux changements trouvent dans leur fort intérieur une véritable consolation, tandis que beaucoup sont réglés de force. En effet, la guerre a mis des modifications dans la vie quotidienne des Congolais. Dans les villes, la vie devient de plus en plus chère, tandis qu’à la campagne, les hommes connaissent misère et insécurité. En général, nous pouvons dire que les Congolais ont arrêté de vivre, car toute activité ne vise que la survie de la famille. C'est dans ce contexte que Dieu m'a appelé à vivre ma première expérience de vie missionnaire.

Quand je suis parti pour la République du Congo en tant que stagiaire, en 1998, j’étais plein d’enthousiasme. Mais une fois rendu là-bas, je sentais jour après jour mes illusions s'effondrer et je prenais progressivement conscience qu'une voie neuve et grave s’ouvrait devant nous, mais c'est avec Dieu que nous vivrons ces instants violents de notre histoire. Les événements de la guerre m'ont donné d'avoir une grande mobilité. Cependant j'ai toujours eu la chance de découvrir les valeurs des peuples qui m'accueillent avant de me voir contraint à partir ailleurs. C'est ainsi que je fais tour à tour mes premières expériences missionnaires au Sud Kivu, au Maniema et au Katanga. Le fait d'avoir le kishwali pour langue liturgique propre à ces régions m'a facilité l'adaptation et l'intégration sociale. Par ailleurs je suis très fasciné par le climat de mon nouveau pays et je suis encore plus fasciné par la capacité d'humilité, d'accueil et d'écoute de beaucoup de Congolais.

A la rencontre des jeunes et de leurs familles

Lac KivuA mon arrivée en République Démocratique du Congo, éclate une guerre que certains appellent seconde guerre de Kabila. Mais en fait, il convient de savoir que ce n’est qu’une poussée expansionniste des voisins de l’Est du Congo. C’est dans cette atmosphère que je me suis mis à apprendre le kiswahili. Les jours passent, la guerre perdure et la communauté internationale ferme les yeux sur cette injustice qui ne manque pas de servants locaux pour berner davantage les consciences en faisant croire que cette agression étrangère est une rébellion congolaise en faveur de la démocratie.

Conscient de ce mensonge que des voix faibles osent dénoncer au risque de leurs vies, j’ai été envoyé en mission à Mingana. C’était le 18 décembre 1998. Je savais que la mission ne serait pas facile, mais je comptais sur la grâce de Dieu qui m’appelle à sa moisson. C’est avec satisfaction que j’ai découvert que la communauté de Mingana est une Église qui écoute et médite la Parole de Dieu. Appelé à accompagner la jeunesse paroissiale, j’ai demandé à Marie, Mère de l’Église, de nous guider sur ses voies, afin qu’ensemble nous accueillions Jésus, son fils, dans nos cœurs de jeunes pour bâtir un monde de paix et de soutien mutuel dans la communion de l’Esprit Saint.

Cet engagement m’a amené à souffrir, avec les jeunes, et à mieux connaître l’absurdité de la guerre, les contradictions et les révoltes qui consument avec cruauté le cœur des jeunes face à un avenir incertain. Néanmoins, cette impasse ne m’a pas empêché de sentir s’éveiller en certains jeunes des appels spéciaux à la vie consacrée ou à la formation de couples chrétiens stables.

C’est également par les jeunes que j’ai eu le goût de visiter les familles. Chaque rencontre en famille a été une occasion réciproque d’écoute et d’encouragement. J’ai alors communié aux angoisses et aux souhaits des parents face à cette longue guerre. À partir de la pastorale de la jeunesse, je me retrouve souvent dans une pastorale de la famille. J’ai compris que tout ce qui touche à la jeunesse prend en compte la famille et ses profondes aspirations, car beaucoup de parents voient leur vie perturbée par les troubles de la guerre et mettent leurs attentes en l’avenir de leurs enfants : c’est en eux que repose leur unique assurance de vieillesse. Les partages d’Évangile hebdomadaires ont rythmé notre vie en nous aidant à garder l’espoir.

La vie partagée avec les jeunes et leurs familles m’a donné beaucoup de joie. J’ai compris que la mission ne se laisse pas comprimer dans nos petits projets, mais qu’elle est là où il y a disponibilité et flexibilité que les contraintes du moment nous imposent. J’ai rencontré des hommes et des femmes sans distinction d’appartenances religieuses. J’ai cherché à voir en chaque personne un frère ou une sœur. J’ai découvert qu’il faut constamment chercher à maîtriser ses relations et à les orienter vers le Seigneur. Au cœur de cet exercice difficile et passionnant où des fois j’ai été porté au découragement, je me suis également senti accueilli et considéré comme un serviteur de Dieu. Je rends grâce à Dieu d’avoir permis à des personnes de reconnaître en ma fragile personne la vision, le regard de Dieu pour eux.

Expérience de vie communautaire

Je rends grâce à Dieu de m’avoir guidé constamment à rechercher la fidélité à ma vocation : être pour les gens de Mingana durant mon bref séjour « un apôtre et rien que cela, ou tout au moins dans ce but ». Ce n’est pas uniquement dans mes rencontres d’apostolat que j’ai trouvé la consolation. J’ai fait cette expérience grâce au soutien et à la compréhension de tous mes confrères. J’ai trouvé dans la vie communautaire un supplément de force pour être au service de la pastorale. J’ai profité de la sagesse de mes confrères pour trouver la mesure raisonnable en tout. Quand je rencontrais des difficultés ou l’échec, ce sont mes confrères qui me redonnaient goût à tenter d’autres expériences. Grâce à mes aînés, j’ai appris à être malin comme les serpents, quand c’était nécessaire, mais candide comme la colombe au temps opportun.

Je rends grâce à Dieu d’avoir été nommé dans une communauté exceptionnelle, en ce sens que j’ai eu la chance de connaître quatre témoignages de vie missionnaire. J’ai vu et aimé des confrères dévoués à l’enseignement de la Parole de Dieu par la prédication aussi bien que par leur façon d’être. J’ai côtoyé avec admiration des confrères mordus de l’apostolat et rayonnant autour d’eux la droiture et disant la vérité selon leur cœur. J’ai fréquenté avec respect des confrères qui ne jouaient pas un double jeu, mais qui s’adaptaient aux situations et aux événements dans un élan évangélique. J’ai partagé la vie de confrères discrets pour laisser l’autre grandir dans la liberté. Bref, j’ai eu des confrères artisans de paix et bâtisseurs de la vie communautaire.

Nous avons eu certes des temps d’incompréhension, mais jamais personne n’en faisait un drame. Ce qui nous unissait était plus fort que nos petits points de divergence hérités de nos origines culturelles différentes. Chacun a fait preuve de patience et de tolérance pour accueillir l’autre avec amour comme un cadeau de la Providence. Cette expérience humaine a été bénéfique pour tous et pour les chrétiens, parce que nous avions une vision commune en ce qui concerne le vécu des conseils évangéliques : la simplicité de vie, qui frisait parfois la pauvreté, nous a préparés quand est venue l’épreuve de dépouillement par les Mai-Mai et les Tutsi.

Nous avons entretenu des relations simples et claires avec notre entourage ; étant éloignés et parfois coupés de nos supérieurs, nous avons vécu notre obéissance à l’endroit de chaque membre de la communauté. J’ai senti que nous avons cherché à être unis de cœur et de pensée. Cette fidélité à « l’esprit de corps » nous a aidés à vivre les événements douloureux dans une attitude de foi en Dieu qui sauve l’humanité par nos modestes sacrifices et par le renoncement à nos élans de grandeur. C’est pourquoi, même dans la disparition du frère Herbert, personne n’a été paniqué : nous savions qu’il avait terminé sa course dans la sérénité que seul Dieu donne aux âmes objets de sa prédilection. « Car, pour moi, vivre c’est pour le Christ et même la mort est profitable » (Ph 1, 21).

En union avec Jésus humilié

Chercheurs d'orL’expérience pastorale de la vie communautaire m’a permis de découvrir que l’essentiel de la mission est la transmission de la Bonne Nouvelle. J’ai ainsi senti la nécessité de m’investir de forces spirituelles, car avec la bonne volonté humaine on ne va pas très loin et on finit par s’annoncer soi-même au lieu d’être le témoin de Jésus, son Maître. A cet effet, le Père Cazzola disait dans ses lectures spirituelles que « la qualité de notre vocation dépend de notre attachement à la personne de Jésus ». L’expérience de stage m’en a convaincu.

Les temps de prière communautaire et personnelle ont été pour moi des occasions de m’interroger devant le Seigneur sur la façon dont j’avais répondu aux besoins de ceux qu’il m’avait permis de rencontrer dans la journée. Un véritable dialogue s’est engagé entre moi et mon Seigneur et la prière est devenue l’expérience d’une rencontre fructueuse avec mon Dieu qui me donne sa consolation et son pardon. J’ai enfin découvert que je suis apôtre de Jésus dans la mesure où j’accompagne Jésus dans l’oraison et la fréquentation de sa Parole.

L’une des plus grandes joies que le Seigneur m’a données de vivre en tant que membre d’une communauté et en tant que personne appelée à sa suite, c’est de nous avoir honorés en nous unissant à son humiliation et à son angoisse. Sur le champ, personne n’a probablement discerné le sens de ce que nous subissions, mais, après coup, je contemple avec allégresse le chemin de la croix du Christ qui s’est répété dans notre nature fragile.

C’était le 11 mai 1999 quand les Mai-Mai, soldats de Kabila, se saisirent de nous, nous déshabillèrent, puis nous ligotèrent et nous jetèrent au sol l’un à côté de l’autre comme des pauvres canards qui n’osent même plus battre une aile. Sous les menaces, certains déchirèrent le calme de leurs cris de désespoir, tandis que d’autres, couchés sur le ventre à même le sol, attendaient avec amertume la venue de leur dernière heure et se demandaient pourquoi consumer si brièvement une vie qu’ils venaient à peine de commencer.

Maintenant, à la simple pensée de cette expérience, mon cœur se remplit de joie d’avoir vécu le ridicule comme Jésus mon Seigneur. Jésus a donné à notre communauté d’exprimer ainsi son unité au Père céleste, même dans les difficultés. Enfin, le 28 juillet 1999, le Seigneur Jésus m’a fait la grâce de découvrir ma petitesse, ma fragilité et mon impuissance. Sous la musique des armes de la mort et les chants de guerre entonnés par les Mai-Mai, j’ai touché le fond du désespoir. Pendant que le chef Kimputu, le Père Karel et moi-même cherchions désespérément à trouver un refuge dans les clapiers, une terrible et longue bataille entre soldats rwandais et Mai-Mai se jouait aux alentours de la mission. Une fois de plus, nous étions aux portes de la mort, mais petit à petit le Seigneur me combla de sa consolation, car mes lèvres tremblaient encore de peur, mais dans mon cœur la paix s’installait progressivement jusqu’au moment où j’ai été transporté dans une contemplation qui dépasse de loin celles que j’ai obtenues devant le tabernacle jusqu’à ce jour.

Soudain, les armes se sont tues et le calme est revenu dans tout le village. Personne ne saura le nombre de victimes car tous les morts ont été ensevelis dans une fosse commune pendant la nuit. Enfin, le 30 juillet, nous avons quitté Mingana, laissant derrière nous chrétiens et amis livrés à eux-mêmes. Comme un pauvre berger qu'on enlève, je suis parti avec des soldats rwandais qui ont emporté la bataille sur les soldats congolais à la paroisse même. Je redoutais les fatigues d'un voyage dont j’ignorais la destination et la pensée qu'on pouvait tomber dans une embuscade quelque part dans la forêt m’angoissait terriblement.

Durant notre voyage, angoisse et espérance en Dieu se sont succédés dans mon âme. « Mais là où le péché abonde la grâce de Dieu surabonde ».Chaque pas qui m’éloignait de Mingana était une prière pour la paix dans les cœurs des hommes et des femmes blessés par cette guerre. Au fur et à mesure que nous avancions, des gens, de bon gré ou forcés de le faire, nous accompagnaient en portant tout ce qui nous restait comme biens. Cet exode a duré une semaine et, chaque jour, le Seigneur nous faisait voir sa providence.



Les grands moments de la guerre
vécus dans la paroisse de Mingana

Comme je l’avais annoncé plus haut, j’ai vu souffrir des sévices de la guerre les hommes et les femmes au milieu desquels j’étais envoyé. Tout a commencé le 31 janvier 1999. Les responsables des chrétiens nous annoncent alors la présence de soldats Mai-Mai sur la paroisse de Mingana.

Les Mai-Mai sont une bande armée de flèches et d’armes à feu. Elle est fidèle au gouvernement. Ses membres se croient invulnérables aux balles adverses car ils se protègent avec une décoction magique qu’ils portent autour du cou. Les nouvelles recrues sont accueillies par une incision des mains, des pieds, de la poitrine et du front. Leur règle de vie se résume à ne pas prendre ce qui n’a pas été donné, à ne pas toucher aux femmes. Les éventuels réfractaires tomberaient sous les balles adverses. Cette croyance les rend courageux à prendre des risques graves.

Le mouvement en soi vise la sauvegarde de l’intégrité territoriale en défendant le pays contre une agression étrangère ayant des servants locaux. Malheureusement, beaucoup de ceux qui s’engagent n’ont pas terminé leur formation primaire. Très peu de ces jeunes résistent à la tentation des drogues ou des boissons enivrantes. La conséquence logique de ces fragilités détourne le mouvement Mai-Mai de ses objectifs patriotiques et nobles. Aussi la population se trouve persécutée par ceux qui sont sensés la protéger. C’est alors que les Mai-Mai se caractérisent par des vols, des viols et tyrannies sans limite.

1er février 1999. Parti au village pour sa visite quotidienne aux habitants, je vois cinq Mai-Mai armés d’un seul fusil et ayant un lecteur de cassettes qui gueule de la musique congolaise. Le même soir, les soldats Mai-Mai se présentent à la paroisse. Ils sont en possession d’un lance-roquettes. Ils obtiennent de la paroisse une rame de papier et des enveloppes. Ce jour marque le début de la souffrance des hommes et des femmes de Mingana : à une famille, les Mai-Mai enlèvent ses chèvres, à une autre ses poules et ses canards.

10 février 1999. Les habitants, excédés par ce pillage, se révoltent contre les Mai-Mai, les chassent et leur enlèvent un fusil. Mais le soir, le village se vide de ses femmes et de ses enfants qui s’exposent à la pluie et aux périls de la forêt. Dans la troisième semaine du mois de février, une troupe de rebelles de Kasongo passe à Mingana pour attaquer les Mai-Mai basés à Bikenge, à 45 kilomètres de Mingana. Ils ont la délicatesse de passer saluer les Pères. Deux chrétiens, Modeste et Paulin, les escortent, au vu et au su de tous, jusqu’au bureau du Père Karel, curé de la paroisse.

25 février 1999. Malgré la peur de représailles de la part des Mai-Mai, les chrétiens reviennent au village pour le nettoyage autour de l’église. Subitement surgit un groupe de Mai-Mai sous les ordres du colonel Milambo. Ils arrêtent sur-le-champ M. Modeste et M. Paulin, font pleuvoir sur eux de violents coups de bâton. Leur crime : collaboration avec les rebelles au gouvernement de Kabila. Le soir venu, le colonel Milambo, reçu par le Père Karel, lui adresse des menaces formelles : « Tu collabores avec les rebelles et tu mérites la mort ! »

11 mai 1999. Le matin, M. Selemani, un Mai-Mai, annonce au Père Karel qu’une troupe de Mai-Mai passera prendre notre phonie, mais qu’il ne faut rien craindre parce que les Mai-Mai sont disciplinés et ne feront point de pillage. Ainsi, après le repas du midi, le Père Vito et moi-même sortons pour accueillir les éventuels visiteurs. A l’instant même, les Mai-Mai se saisissent de nous, nous mettent torse nu et nous ligotent. Ensuite, ils cassent les portes, contrôlent toutes les chambres et se servent à la mesure de leur capacité. Ils menacent de nous faire sauter d’un coup de roquette, car ils estiment que nous détenons deux télétel et que nous communiquons avec les rebelles.

En même temps, ils amènent les Sœurs à la mission pendant que d’autres Mai-Mai pillent leur maison. Quand ils se rendent compte qu’on ne possède rien de ce qu’ils présumaient, ils nous délient, mettent la main sur notre phonie et amènent le Père Karel, le Père Vito et le Frère Herbert en exode vers Bilenge, me laissant ainsi comme responsable de la paroisse. Heureusement, les habitants demandent la libération des missionnaires. Tous reviennent alors à la paroisse.

17 mai 1999. Les Forces Armées Populaires, autre nom des Mai-Mai, amènent de Kipaka le Père Hans Otto et un séminariste, Pascal. Une fois de plus, ce sont brutalité et pillage de notre mission. Ils nous demandent trois kilos d’or comme effort de guerre. N’ayant pas d’or, nous leur donnons 38 millions de nouveaux zaïres et une moto Hondo XL. Depuis ce jour, ils nous ont encore enlevé une voiture Land Rover : elle leur sert à transporter les produits de leurs vols et les femmes de joie. C’est un vol systématique.

27 mai 1999. M. Dume, chef de l’A.N.R. (Agence Nationale de Renseignements), après nous avoir aidés, décide de repartir à son poste à Bikengé et défend aux Mai-Mai d’habiter la paroisse. La nuit, le frère Herbert, qui sortait à peine d’une crise de malaria, tombe du portique surélevé de la mission et se blesse profondément au front.

15 juin 1999. Le frère Herbert est transporté chez les Sœurs Missionnaires de notre Dame d’Afrique. La nuit est très pénible : sa main droite est frappée de paralysie. Depuis son accident, il ne peut plus communiquer avec nous que par des signes qu’il fait avec sa main gauche. Le soir même, il reçoit l’onction des malades des mains du Père Karel.

16 juin 1999. Un commandant Mai-Mai vient pour loger à la paroisse : le Père Karel lui fait savoir qu’il est défendu par ses supérieurs d’habiter à la paroisse. Il part dans le village pour y trouver refuge, mais à 20 heures, il revient à la paroisse, nous menace et fouille chacune de nos chambres car il estime que nous cachons des rebelles dans nos murs. A 22h30, le frère Herbert s’endort dans le Seigneur.

17 juin 1999. La messe d’adieu pour le frère Herbert est célébrée par le Père Karel ; les Pères Vito et Hans Otto concélèbrent. Assiste à cette messe une immense foule de chrétiens, de musulmans, de croyants traditionnels et même les commandants Mai-Mai. Le soir, les jeunes, selon la coutume des Wazimba, commencent une veillée funèbre qui aurait dû durer une semaine ; mais les Mai-Mai les interrompent à l’arrivée du S3, leur grand chef militaire.

28 juin 1999. Les rebelles tentent une offensive du côté de Kasongo. Alors le S3 lui-même part au front. Le soir, les Mai-Mai ramènent au village un bras humain et certains d’entre eux se mettent à manger les doigts du cadavre. Depuis ce jour, des scènes macabres se succèdent.

7 juillet 1999. Adoption d’un accord de cessez-le-feu à Lusaka. C’est pour nous une grande consolation.

10 juillet 1999. Signature de l’accord par les présidents impliqués dans la guerre au Congo. Le colonel Milambo vient nous présenter ses condoléances pour la mort du frère Herbert.

20 juillet 1999. Les soldats Mai-Mai quittent la paroisse pour aller au front vers Mitunda, à 7 kilomètres de Mingana, mais, en réalité, c’est une fuite.

21 juillet 1999. Arrivée des soldats rwandais à Mingana. Il est 09h15 et ils se battent avec les Mai-Mai durant une heure. Ils perdent un seul homme qu'ils enterrent dans le jardin de la paroisse. Puis ils nous annoncent que le but de leur venue est de nous libérer des Mai-Mai et de nous donner la possibilité de partir à Bukavu.

28 juillet 1999. Les Mai-Mai reviennent à l’attaque contre les Rwandais, mais beaucoup périssent devant la force rwandaise.

30 juillet 1999. Début de notre exode vers la paroisse de Kampene : une centaine de kilomètres nous séparent de notre destination. En chemin, beaucoup de gens nous aident à porter nos sacs de voyage. Nous goûtons l’expérience des premiers missionnaires qui voyageaient en caravane, mais nous sommes plus en sécurité qu’eux : 150 soldats rwandais sont mobilisés pour notre protection.

3 août 1999. Notre caravane arrive à Kampene. Nous sommes fatigués, mais contents de voir la générosité des chrétiens qui nous accueillent comme des frères et des sœurs en Jésus. On nous installe une phonie pour que nous puissions contacter nos Supérieurs de Bukavu. C’est la fin d’un cauchemar de cinq mois : ils savent où nous sommes. Il nous faut seulement attendre l’avion qui viendra nous prendre le mardi 9 août.

9 août 1999. Le commandant rwandais, beaucoup de soldats et beaucoup de chrétiens nous escortent jusqu’à la plaine où un avion nous attend. A 18 heures, les portes de la maison provinciale de Bukavu s’ouvrent devant nous. Nous sommes comme dans un rêve.

Impact de mon séjour en R.D.C.
sur mon expérience de foi

Michel encore aux étudesDans la forêt équatoriale comme au bord du lac Tanganika, j'ai eu la chance de connaître des nuits silencieuses et des aubes bien calmes. C'est des moments ou j'ai rencontré le Seigneur en l'écoutant à travers les événements de la journée écoulée. Par la méditation des textes que la liturgie nous propose je m'engage par le Seigneur chaque jour dans la sérénité en me rappelant ce que dit l'Ecriture : « Qui osera les condamner? Le Christ qui est mort, et mieux encore ressuscité et assis à la droite de Dieu intercède pour nous. » (Rom 8,34).

L'expérience du stage me donne de reconnaître un Dieu présent dans ma vie pour me libérer en me réconciliant avec lui. Je rencontre ce Dieu à chaque Eucharistie ou par le sacrement de la réconciliation. C'est également ce Dieu qui garde notre communauté unie par la tolérance et l'acceptation des nous et des autres. A chaque liturgie des heures je sens que d'un seul cœur nous nous tournons vers la source de notre espoir et encourage à rester fidèles à notre vocation de chrétiens : « Allez, de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19).

Les rencontres communautaires et celles avec mon accompagnateur spirituel sont les moments propices pour relire notre vie de disciples et discerner la volonté du Seigneur sur moi et sur les autres ces différents partages me ragaillardissent en me dotant de force neuve pour continuer la marche... Pour vivre mon obéissance à Dieu, je prends au sérieux chaque confrère et toute personne que j'accueille dans mon bureau. En cherchant à mettre chacun à son aise par des relations fraternelles faites de bienveillance. Je me laisse guider par le Seigneur lui-même.

J'ai reçu de tous et de chacun une réponse, une consolation et un réconfort pour faire face à l'expérience de l'impossibilité de suivre le Christ. C'est-à-dire que devant chaque visage humain, la radicalité de ma condition de disciple devient une possibilité, une personne et un regard recréateur.

Pour ce qui concerne la chasteté, je dois sincèrement avouer que c'est la chose la plus difficile à vivre. C'est un combat continu pour se faire respecter étant cette option de vie d'une part mais, d'autre part, il convient de s'auto discipliner. De toutes mes rencontres mixtes, je ne tarde pas à faire comprendre la vocation que je réponds librement en exprimant ouvertement ce que je cherche dans toute relation humaine : la sanctification par la pratique d'un apostolat saintement exercé. Mon expérience en cette délicate question de la chasteté est que si le Seigneur se saisit de quelqu'un, il lui donne sa grâce en plénitude, il ne lui reste qu'à se laisser conduire humblement par le Seigneur lui-même...

Enfin, vivant dans un pays où beaucoup manquent du minimum nécessaire pour vivre et faire instruire leurs enfants, je me suis déterminé à modérer l'usage de mes biens, de sorte à ne pas faire un scandale. Quand je suis amené à aider une personne, je m'informe bien à l'avance pour savoir si elle est dans un besoin réel. Mon principe est simple : montrer aux gens que je suis sensible à leur misère, mais sans faire de grande exagération et, comme dit notre chapitre de 1998, je veille à ce que mon argent ne voile pas le dynamisme de l'Evangile. Que personne ne vienne à moi parce que je suis un distributeur de pain, mais plutôt parce que je sais parler au cœur des personnes comme mon maître en y faisant jaillir la vie et la liberté dans une joie profonde.

La plus grande grâce que le Seigneur m'a accordée c'est de m'avoir montré ma fragilité et mon impuissance. Il m'a donné de faire grandir en moi avec les Congolais un sentiment d'humilité et de patience, en espérant qu'il viendra un jour où la guerre fera place à l'Amour et à la concorde. Je le crois, je l'espère qu'un jour viendra où il n'y aura plus de guerre, de division et de haine existentielle au Congo. Il n'y a pas très longtemps personne n'osait rêver que l'Afrique du Sud déchirerait le rideau de l'humiliation et de la terreur de l'Apartheid pour s'engager majestueusement sur la voie de la démocratie. Peut-être que les expériences dramatiques que nous vivons au Congo sont l’expression même de la gestation d'un Congo nouveau, libre et prospère dans le concert des nations qui cherchent la justice et la paix.

Ma profonde conviction est que nous avons une tâche délicate, noble et à la fois grave : nous n’avons pas à faire à des machines qu'il suffit de manipuler, nous avons devant nous des personnes dont il faut enflammer les cœurs par la parole et aussi bien par notre façon d'être. Dans cette expérience, notre mérite réside en notre fidélité à Celui qui nous appelle à être à l'écoute de nos frères. Cette humble conscience de notre petitesse face au sublime nous ennoblit. Somme toute, je découvre que les hommes ont soif de la vérité qui leur conférera une grande liberté.

Je découvre que les peuples qui m'ont accueilli durant ces deux ans de stage ont encore beaucoup de choses à m'apprendre en ce qui concerne ma relation avec Dieu et avec mes frères et sœurs. Je découvre enfin plus que jamais qu'une meilleure connaissance de la Parole de Dieu me donne de garder la sérénité en dépit des vicissitudes de la vie. Voilà pour ma part autant d'éléments ou de signes qui caractériseront mon engagement ultérieur pour le Royaume de Dieu.

Deux ans de grâce

D'une façon générale, cette période de stage pastoral a été pour moi un temps de grâce où j'ai pu faire trois expériences heureuses de la vie communautaire : la communauté provinciale et deux autres communautés sur le terrain. J'ai trouvé partout des confrères unis qui se soutiennent sincèrement. Cela m'a permis de me sentir chez moi. Leur courage et leur fidélité à vivre la mission en cette situation de guerre m'ont beaucoup aidé. Avec certains confrères j'ai appris à aimer les Congolais et je pense pouvoir les aimer toujours. Ils ont à beaucoup d'égard répondu à mon amour en m'apprenant la patience, l'espérance et surtout la tolérance.

A travers ce peuple qui souffre, j’ai rencontré Jésus le Nazaréen : je n'ai pas rencontré un Jésus Roi et Grand Prêtre. J'ai connu un Christ silencieux et souffrant. Je n'aime pas le ridicule et il m'a donné l'humiliation avec lui. Je n'aime pas l'insécurité et il m'a donné de goûter à son angoisse. Enfin je n'aime pas les privations et il me donne le détachement. Au Congo, j'ai trouvé la perle rare ou le trésor caché dont parle l'Évangile (Mt 13, 44-48).

Ces différentes expériences m'ont aidé à grandir dans l'amour et la liberté. Je suis décidé à poursuivre cette croissance avec Jésus dans la Société des Missionnaires d'Afrique car « je vois que les hommes qui vivent pour les autres parviennent un jour à rebâtir ce que les égoïsmes ont détruit. Je crois qu'un jour toute l'humanité s'inclinera devant la puissance de Dieu. Je crois que la bonté salvatrice et pacifique deviendra un jour la loi. Le loup et l'agneau pourront se reposer ensemble. Chaque homme pourra s'asseoir sous son figuier, dans sa vigne et personne n'aura plus raison d'avoir peur » (Martin Luther King).

Michel Ouédraogo

Le Père Michel Ouédraogo, ordonné prêtre dans la Société des Missionnaires d’Afrique le 19 juillet 2003, est retourné en République Démocratique du Congo où il continue sa mission.