Missionnaires d'Afrique
François Richard M.Afr
Archiviste Rome
L’Amérique accueille les Pères Blancs (Canada) |
Afin de procurer à la Mission les ressources indispensables pour le soutien et le développement de ses œuvres, plusieurs Pères missionnaires ont dû aller quêter dans divers diocèses de France et même à l’étranger. C’est ainsi que le P. Charmetant s’est embarqué, au commencement de l’hiver 1874, en compagnie du P. Delattre, pour l’Amérique du Nord. Ils ont reçu de l’évêque de Montréal la permission de prêcher dans les paroisses, et même d’aller à domicile tendre la main. Voici une partie du rapport du P. Félix Charmetant.
Nous voilà donc sur cette terre d’Amérique où nous sommes venus chercher le pain de la Charité pour nos Orphelins et nos Missionnaires. Vous le savez peut-être déjà, notre départ du Havre a eu lieu le 21 novembre, fête de Marie ; la traversée a été mauvaise, mais rapide ; car nous n’avons mis que douze jours.
De New York, un train nous emportait à Montréal en dix-huit heures, et parcourait ainsi la distance de Madrid à Paris en ce court espace de temps. Une couche épaisse de neige couvrait le sol depuis un mois. Même dans les rues de la ville, on ne peut voyager qu’en traîneau. Notre guide, le bon Père Braun, jésuite, nous installa dans un de ces véhicules et nous conduisit lui-même à l’évêché, où nous fûmes accueillis en véritables amis par les deux évêques qui s’y trouvent, Mgr Bourget, le saint évêque de Montréal et son coadjuteur, Mgr Fabre.
Nous recevons la permission de prêcher dans les paroisses, et même d’aller à domicile tendre la main, ce qui est plus fructueux, mais aussi beaucoup plus pénible. Ainsi, chaque dimanche, nous prêchons dans une église et, dans la semaine, nous parcourons toutes les rues de ce quartier ; nous allons frapper à toutes les portes en demandant l’aumône. Il nous arrive bien quelquefois de recevoir une injure préparée d’avance, c’est le profit particulier du quêteur qui trouve là plus d’une belle occasion de mérites. Mais le plus souvent, on nous accueille avec sympathie et déférence. Nous sommes même quelquefois témoins de faits bien touchants.
Une veuve, voyant entrer le Père Delattre dans sa maison bien pauvre, lui dit en pleurant : “Mon Père, je voudrais pouvoir vous donner beaucoup pour contribuer largement à une si belle œuvre, mais je n’ai pas d’argent. Cependant, comme j’ai été riche autrefois, il me reste encore quelques souvenirs de mon ancienne opulence. Prenez donc cette tabatière d’argent, vous la vendrez et elle me servira d’offrande.”
Un pauvre ouvrier m’arrête un jour dans la rue et, me donnant sa bague, il me dit : “Je n’ai pas de domicile, car je travaille tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Je ne vous verrai donc pas chez moi. Je n’ai pas d’argent, prenez ma bague, car je veux prendre part à votre mission d’Afrique.”
Dimanche dernier, après avoir prêché et annoncé que je ne quêterais pas à l’église mais à domicile, un vieillard vint me trouver à la sacristie : “Mon Père, je n’ai pas de domicile, car je suis trop pauvre. On m’a recueilli dans un asile. Je n’ai donc pas d’argent, mais il me reste encore ma montre, que je porte depuis longtemps, car elle me vient de mes parents. Prenez-la, ce sera mon offrande à votre œuvre.”
Le même soir, une domestique irlandaise, qui est placée chez des protestants, pensa avec raison que je ne me présenterais pas chez ses maîtres. Elle vint trouver son confesseur et lui donna sa croix d’or en le priant de me la remettre, car elle n’avait pas d’argent, n’ayant pas reçu de gages depuis longtemps.
Les traits de ce genre sont nombreux, ils se reproduisent chaque jour. J’ai pensé qu’en vous en faisant connaître quelques-uns, nos missionnaires seraient heureux et touchés de savoir combien sont déjà méritoires et agréables à Dieu les aumônes que de pauvres gens, pour la plupart, leur envoient avec tant de générosité et d’esprit de foi.
Ici, chaque donateur nous recommande de prier à son intention, et apprend avec plaisir que tous les jours, missionnaires et orphelins prient pour leurs bienfaiteurs, suivant l’usage établi dans les différentes maisons de l’Œuvre.
Veuillez aussi faire prier pour que Dieu continue à bénir notre quête, et que, partout, nous puissions rencontrer, comme nous l’espérons, même charité et même bon accueil.
Cette besogne d’aller mendier de porte en porte, dans chaque rue, est bien rude dans la saison où nous sommes. Le froid est d’une intensité extraordinaire (-22° Réaumur, soit -28° centigrades). Toute la journée, depuis huit heures du matin jusqu’à six heures du soir, nos pieds sont dans la neige ; nos longs vêtements de laine la ramassent dans la rue, et elle vient se fondre à l’intérieur des maisons où nous rentrons, car au Canada, les appartements sont affreusement chauffés. La température y est toujours entre 20 et 25 degrés. Comme nous ne faisons qu’entrer et sortir, nous passons donc plus de cent fois le jour par un écart de 50 degrés. Comme vous le voyez, il y a des précautions à prendre. Les habitants de ce pays ne sortent jamais sans être enveloppés de fourrures ou de peaux de castors ; nous avons soin, nous, de nous charger de tous nos burnous : ce qui n’empêche pas au froid de se faire sentir.
Avant-hier, en quêtant de porte en porte dans les rues de Montréal, j’ai eu le pouce de la main gauche (qui tenait ma liste de souscriptions) entièrement gelé, sans que je m’en aperçusse. Heureusement qu’une dame me l’a fait remarquer, et on me l’a guéri en le frottant avec de la neige.
Ces accidents sont ici très fréquents. Il n’est pas rare d’être arrêté en pleine rue par un passant qui vous interpelle ainsi : “Dites donc, votre nez gèle.” Et sans plus de cérémonies, il ramasse une poignée de neige et vous en frotte la figure, en se faisant aider au besoin par quelqu’un. Ce traitement réussit toujours et l’accident reste sans conséquences fâcheuses ; mais il n’en est pas de même si on a recours à la chaleur du feu. Il paraît que le membre tombe en pourriture, qu’il faut l’amputer, et que souvent la gangrène s’y met.
À part ces inconvénients, ce climat est très sain. Les nuits, en particulier, sont aussi belles, aussi lumineuses, aussi sereines que celles d’Afrique. La seule différence est dans le thermomètre qui, ici, donne au-dessous de zéro ce que l’été, à Laghouat, donne au-dessus !
Un mot du Canada, cette belle colonie qui s’appelait la Nouvelle France, peuplée par des anciens Français qui ont émigré dans ce pays il y a environ deux cents ans. On voit que l’ancien esprit qui animait notre vieille France y vit encore, car la Révolution ne l’a pas détruit. C’est peut-être la nation la plus catholique de la terre. L’influence du prêtre y est immense. Sur mille personnes, il n’y en a peut-être pas deux qui ne sanctifient pas le dimanche. Depuis que le pape est captif, la plupart des familles riches ont cessé de donner des fêtes, et beaucoup de salons restent nus et dépouillés, en signe de deuil. Il n’est pas rare de compter vingt à trente enfants dans une même famille.
L’usage est de réserver pour l’Église le vingt-cinquième des différents produits d’une ferme ou d’un commerce. La chose s’est même étendue aux enfants. Les parents ont continué de donner au curé ou à une communauté leur vingt-cinquième enfant qui est ainsi élevé à part, au service de Dieu, dès sa plus tendre jeunesse. Nous connaissons plusieurs ecclésiastiques devenus prêtres de cette manière. On répète que la France ne sait pas coloniser. Mais ses colonies sont des chefs-d’œuvre quand elle veut se servir de l’élément religieux pour les faire. Si elle pouvait le comprendre pour notre chère Afrique ! Que de fois, d’ici, nos cœurs et nos pensées se tournent de ce côté ! Chaque fois que les circonstances m’éloignent de notre vie de communauté, de nos tribus, de nos chers orphelins, de nos bons confrères, j’éprouve toujours quelque chose comme les tourments de la nostalgie.
Veuillez prier et faire prier pour nous et pour moi.
Félix Charmetant
Texte tiré de Missions d’Afrique (vol 1, essai 14, avril 1875, pp 416-420)