Côte d’Ivoire : les Dacoury-Tabley, la politique à la vie, à la mort
La grande famille d’intellectuels et de politiques a fait de Gagnoa, inévitablement associé à l’ancien président Laurent Gbagbo, son fief historique. Rencontre avec Louis, membre fondateur du FPI, ancien rebelle, et aujourd’hui ministre-gouverneur du district du Gôh-Djiboua
Pendant très longtemps, Louis-André Dacoury-Tabley n’a pas remis un pied dans cette maison qui borde l’une des voies principales, aujourd’hui goudronnée, de Gagnoa. « Je ne rentrais plus ici pour ne pas réveiller les souvenirs. Il faut savoir avancer », dit-il en contournant la bâtisse de plain-pied construite à la fin des années 1940. « De bons souvenirs », précise-t-il tout en marchant dans les hautes herbes. Le toit en tôle d’origine est certes rouillé, mais les murs de briques en banco ont tenu bon. Des squatteurs en profitent. Trois adolescents, surpris, saluent poliment et timidement le visiteur. Grand, élancé, élégamment habillé par le couturier ivoirien Pathé’O, celui-ci a de quoi les impressionner. Connaissent-ils l’histoire de cette maison ? Probablement pas.
Pendant une décennie, jusqu’à la fin des années 1950, le salon familial a été le théâtre de rencontres, de longues conversations, d’accolades et de marques de respect entre d’innombrables hommes politiques, notables, villageois, justiciables et le patriarche, Jean Dacoury-Tabley. À cette époque, ce dernier préside le tribunal civil indigène. Un homme incontournable dans la région de Gagnoa, dans l’ouest ivoirien, qui occupera les fonctions de conseiller territorial (député) dans la foulée de la loi-cadre Deferre. « Il était apprécié et très craint car il représentait l’autorité coloniale. On pouvait l’aimer ou pas, il fallait passer par lui », se souvient Louis-André, nommé le 18 juin 2021 par Alassane Ouattara ministre-gouverneur du district du Gôh-Djiboua.
Gbagbo, « onzième » enfant d’une famille soudée
Cette maison a aussi été le témoin de l’amitié naissante du jeune Louis-André avec Laurent Gbagbo, de huit mois son cadet. La légende veut que tous deux aient été élevés ensemble, lui l’enfant discret d’une figure intellectuelle et politique de la région qui impose en sa demeure celui, plus exubérant, issu d’un milieu très modeste. La réalité est un peu plus nuancée. « C’était mon grand ami, un frère, nous étions tout le temps ensemble, mais nous n’avons jamais vécu ensemble. Quand mon père a loué cette maison à un grand infirmier de Bassam affecté à Gagnoa, ce dernier lui a demandé s’il pouvait céder deux chambres à Laurent et son père. Ce que mon père a accepté. »
Jean et son épouse Colette (son prénom chrétien), mariés en 1926, auront dix enfants. « Laurent était considéré comme le onzième. » Louis-André est le septième de cette adelphie, qui a su rester soudée malgré les épreuves et les chemins empruntés par chacun. Depuis une dizaine d’années, tous les deux ans, frères, sœurs, neveux, nièces et petits-enfants se donnent rendez-vous au village, à Kpapékou. Ils sont soixante-dix. Les retrouvailles sont joyeuses, heureuses, attendues. Certains débarquent de France et du Canada, d’autres arrivent d’Abidjan à quatre heures de route de là. Comme leurs aînés, ils ont embrassé de brillantes carrières : notaire, pharmacien, informaticien, architecte, basketteur de haut niveau (Richard Dacoury). Paul Dacoury-Tabley, évêque de Grand-Bassam, aîné de Louis-André, ne manque aucune de ces rencontres.
Au milieu des plantations de teck, Louis-André a fait bâtir une imposante maison, pour laquelle l’expression « havre de paix », souvent galvaudée, prend ici tout son sens. Pour l’atteindre, on passe devant celle de son frère Philippe-Henri Dacoury-Tabley, ancien gouverneur de la BCEAO. C’est sur ces terres que leur père, ingénieur agricole formé par les colons, possédait d’immenses plantations de café et de cacao, parmi les plus grandes de la région. « Un an après son affectation à Soubré [à une centaine de kilomètres plus à l’ouest], il a démissionné de l’administration coloniale pour revenir au village. Les gens lui ont donné ce coin. Mon père voulait transmettre ses connaissances aux autres. Il se disait : pourquoi être si loin alors que je peux le faire auprès de mes parents au village ? » Jean Dacoury-Tabley construira pour eux une école publique et une catéchèse.
« Électrochoc »
Louis-André fait son entrée en sixième à Abidjan, après avoir été renvoyé du petit séminaire de Gagnoa. L’aîné de la fratrie, Joseph, rentre tout juste de France. Nous sommes en 1957. Il dirige la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) et devient son tuteur. Son épouse, Francine, une Française, travaille à la mairie, au Plateau. « C’est elle qui m’a vraiment éduqué, élevé. C’était un peu ma mère. » Elle lui suggère de passer un concours d’agent de bureau après son renvoi du lycée pour indiscipline. Louis-André se retrouve affecté dans un commissariat de police, au Plateau. Plus tard, il sera reçu au concours d’inspecteur. Ce grand lecteur de roman noir, fan de San-Antonio – le héros de Frédéric Dard –, se réjouit mais déchante vite. Lui qui se rêve luttant contre les injustices se retrouve à expédier les affaires courantes. Il a une vingtaine d’années et s’ennuie. Mis à l’écart, affecté dans le Nord, à Odienné, il sera réaffecté à Abidjan en 1970 grâce à l’intervention de son père auprès du président Houphouët-Boigny.
Jean Dacoury-Tabley meurt l’année suivante, c’est « un électrochoc ». Louis-André se remémore des conseils que celui-ci lui a adressé, quelques jours avant sa mort, alors que tous deux faisaient route vers Gagnoa, lui au volant, son père à l’arrière : « L’héritage, ce ne sont pas que des biens matériels. C’est d’abord le comportement que ton père a eu dans sa vie et dont tu peux bénéficier. Je me suis efforcé de bien me comporter, c’est ce qui doit te servir. » Il décide de partir en France pour suivre un cursus universitaire en histoire à Nantes puis à la Sorbonne, à Paris. Sa maitrise porte sur « le peuplement du monde bété » ; sa thèse, sur « le fonctionnement de la société bété précoloniale ». À son retour à Abidjan en 1981, il est recruté dans un institut de recherche. Il démissionne deux ans plus tard pour se lancer, sans grand succès, dans le commerce chez lui à Gagnoa. La ville est alors dirigée par son frère, François, ministre sous Houphouët-Boigny, député. Un ponte à l’époque de l’ancien parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).
Le FPI, « une nouvelle ère »
Toutes ces années, Louis-André n’a jamais perdu le contact avec son grand ami Laurent. Ce dernier rentre d’exil en 1988. « Nous enclenchons alors totalement les choses : faire en sorte que le Front populaire ivoirien (FPI) sorte du salon [Le FPI existe de manière informelle depuis 1982] », explique-t-il. Pendant deux ans, « le groupe vit en semi-clandestinité ». « À cette époque, je ne vois plus ma famille. Je suis tête baissée dans les activités du Front. Je fais le tour du pays pour mobiliser. Nous étions dans une zone floue, tolérée. » Puis la décision est précise : « Provoquer le pouvoir en allant déposer nos papiers pour nous faire reconnaitre en tant que parti politique. »
Nous sommes le 3 avril 1990. Les rayons du soleil affleurent sur la lagune Ébrié et le préfet, dont les bureaux se trouvent au Plateau, s’apprête à connaitre la journée la plus stressante de sa carrière. L’histoire fait toujours sourire Louis-André Dacoury-Tabley. « Simone [Gbagbo], Laurent [Gbagbo] et Émile Boga Doudou [un cadre du FPI, qui deviendra ministre de l’Intérieur] se rendent gaillardement à la préfecture. Le préfet a sauté au plafond en les voyant débarquer : “Vous êtes contre moi ? Pourquoi est-ce à moi que vous demandez ? Pourquoi me faites-vous cela ?” » Au retour du groupe, c’est l’exaltation : « Ils étaient libres, on ne les avait pas arrêtés, vous vous rendez compte ? Nous venions de pousser notre pion et ça avait fonctionné. Houphouët savait désormais que nous voulions exister légalement. » Le préfet leur demande de revenir le lendemain. « Il a enregistré normalement les papiers. Il était serein. On devine qu’il avait eu des consignes. »
Après un mois d’attente, le parti unique ne l’est plus, le FPI existe légalement. D’autres suivront, comme le Parti ivoirien des travailleurs (PIT) de Francis Wodié ou le Parti socialiste ivoirien (PSI) de Bamba Moriféré. « Le magma sort. Nous avons servi de bélier. Dès lors, nous entrions dans une nouvelle ère. » Son frère François et sa mère seront convoqués par Félix Houphouët-Boigny. « Le président était outré. »
« Toujours dans l’idée de provocation, nous décidons de faire un congrès à l’hôtel Ivoire. Nous ne jouons pas, et nous nous donnons les moyens financiers d’être vus de tous. » Mais ce congrès ne se passera pas tout à fait comme prévu. « Lorsque nous rentrons dans la salle, nous nous rendons compte que nous ne connaissions pas les gens, nous qui étions organisés en petits comités en clandestinité. Ne risquions-nous pas de devenir ridicule si le PDCI nous infiltrait ? C’était notre raisonnement. Nous savions que Laurent allait être élu secrétaire général, mais pour les autres… » La salle, galvanisée par la promesse de nouvelles pratiques politiques, d’élections des membres des différentes instances, aux antipodes d’un PDCI vertical, grince des dents. « Il y a eu ce petit malaise qui est resté. »
Désaccords et mise à l’écart
Louis-André Dacoury-Tabley restera neuf ans au FPI, dont il fut longtemps secrétaire en charge de la sécurité et de la politique sécuritaire. L’homme « des missions souterraines ». À cette époque, il tient sa famille à distance : « Disons qu’ils ne m’approuvent pas forcement, mais ils me connaissent. Je suis un esprit libre. » Au congrès du parti de juillet 1999, il apprend qu’il n’est plus membre du secrétariat général. Laurent Gbagbo lui annonce, sous la pression de l’ancienne première dame Simone Gbagbo et de d’Aboudramane Sangaré. « J’ai dit : “Je sais que tu te trompes. Je ne connais pas tes raisons, mais je sais que tu as la mauvaise information. Le jour où tu auras le temps, il faudra que l’on en parle.” J’ai quitté la salle ostensiblement, et n’ai plus jamais participé à quoi que ce soit au FPI. »
Des désaccords profonds sont apparus au fil des années entre lui et Laurent Gbagbo. « Une gêne s’est installée au FPI, il est devenu difficile de proposer quoi que ce soit sans être vu en interne comme un contestataire. » Le Front républicain noué entre le FPI et le Rassemblement des républicains (RDR) se fissure. En 1998, le gouvernement d’Henri Konan Bédié invite le FPI a des pourparlers. « Laurent a accepté sans nous prévenir. J’ai constaté cela en réunion restreinte. Nous avions signé un papier avec le RDR, nous aurions dû prévenir nos partenaires. Cela pèse sur les crispations en interne. » Le FPI finira par rompre le Front après le coup d’État du général Guei en 1999 pour se rapprocher du PDCI d’Houphouët-Boigny, décédé en 1993.
De sa mise à l’écart du FPI, Louis-André Dacoury-Tabley ne garde aucune rancune. Réveiller le passé ne sert à rien, mais le comprendre est indispensable pour avancer. Il insiste sur ce point. Malgré tout, « on ne quitte pas un tel instrument comme cela », souffle-t-il. « Le FPI c’était ma vie, je n’en avais pas d’autre. Je ne m’étais pas investi pour changer mon ordinaire mais pour assoir des idées. Mon père m’a légué ce besoin de justice. Je ne supportais pas que les autres n’aient pas les mêmes droits que moi. C’est une expérience profonde, qui déterminera mon existence par la suite. » Louis-André Dacoury-Tabley se trouvera un nouvel instrument de lutte : un journal. Il lance Le Front à la fin des années 90, journal d’opposition dans lequel s’étalent les secrets du régime et très critique envers le nouvel homme fort de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, élu président en octobre 2000.
La mort d’un frère
En novembre 2002, moins de deux mois après le coup d’état du 19 septembre, Louis-André Dacoury-Tabley annonce son ralliement à la cause rebelle et au Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) depuis le salon parisien d’Hamed Bakayoko. « J’ai la vie de mon pays dans mes tripes, jusqu’à en perdre l’appétit. Cette crise était due à la xénophobie à laquelle je suis viscéralement opposé, j’aurais accepté de me faire tuer pour cela. » Il se rappelle de son père, qui accueillait chez lui des hommes politiques du Nord lors de leurs séjours à Gagnoa. Mais dans son entourage, cette annonce est vécue comme une trahison.
ON NE PEUT PAS AVOIR PERDU UN JEUNE FRÈRE ET ALLER SE COUCHER
Son frère médecin, Benoît, le seul qu’il avait prévenu de sa décision, est assassiné le lendemain. Son corps, encore revêtu de sa blouse blanche, est retrouvé criblé de onze balles, après son enlèvement en plein jour par des hommes se présentant comme des membres des forces de l’ordre. A-t-il payé pour le choix de son Louis-André ? Lorsque ce dernier apprend la tragique nouvelle, il est dans la salle d’embarquement de l’aéroport où il s’apprête à décoller pour Lomé, où se déroulent des négociations inter-ivoiriennes sous l’égide du président togolais Gnassingbé Eyadéma. « J’ai pris le vol, je ne pouvais pas faire autrement. Je me suis dit : “Les dés sont jetés, il faut continuer la lutte.” Les choses étaient claires. On ne peut pas avoir perdu un jeune frère et aller se coucher. Ce serait une triple mort. J’étais galvanisé. » Le jour de l’enterrement du docteur Dacoury, une foule excitée empêchera le passage du cortège funéraire et profanera même son cercueil.
Plus tard, Guillaume Soro confie à Louis-André Dacoury-Tabley la tête de la délégation des rebelles pour les négociations à Marcoussis, au cours desquelles celui-ci découvre véritablement Alassane Ouattara. « Je l’ai vu intervenir posément, d’une manière très responsable malgré toutes les injures subies. Voilà quelqu’un qui voulait vraiment donner quelque chose pour à son pays. À partir de ce moment, c’est moi qui suis allé vers lui. » Aux antipodes, il décrit un Henri-Konan Bédié « distant, inconscient de la crise ». À propos de son ralliement aux forces rebelles, considéré à l’époque par son entourage comme une trahison, il assume : « Si la rébellion n’avait pas eu lieu, je ne sais pas dans quel régime nous serions aujourd’hui. Il me semble qu’il fallait en passer par là. »
« Raconter l’histoire du pays »
En décembre 2005, Louis-André Dacoury-Tabley intègre le gouvernement de Charles Konan Banny comme ministre de la Solidarité et des Victimes de guerre. Laurent Gbagbo est président. « Les gens ont tendance à oublier cette période. Monsieur le ministre, Monsieur le président, c’est ainsi que nous nous apostrophions. La vie gouvernementale se passaient normalement. Nous nous parlions, contrairement à ce dont certains veulent se convaincre. » En 2007, alors qu’il commence à prendre ses distances avec la rébellion, il se rapproche de sa famille. « Nous avons mis de côté de nos ressentiments. »
Lors de l’arrestation de Laurent Gbgabo le 11 avril 2011, l’ancien ministre est chez lui. « J’ai vu cela de façon affective, non politique. J’ai été touché, cela m’a ramené en arrière. Je me disais : c’est cela qui nous attendait ? Quand même, quelqu’un qui a été votre ami, votre frère, le retrouver dans une situation comme celle -ci… Vous réfléchissiez cinq minutes. » Très rapidement, il prend la décision de foncer à Gagnoa « calmer les gens » : « J’étais obsédé par le fait de les rassurer, eux qui se terraient en brousse. »
Louis-André Dacoury-Tabley se consacre désormais à sa région, en lien direct avec l’exécutif, lui qui, entretemps a été ministre des Eaux et Forêts sous Alassane Ouattara. Longtemps discret sur son parcours familial et politique, il a à cœur de parler « pour raconter l’histoire de son pays », bien plus que la sienne précise-il. Bientôt, sa maison d’enfance sera rasée. Des commerces seront construits à cet endroit. « Il faut savoir avancer. »