Ces Mauritaniennes qui bousculent le système des castes
Conspuées dans les milieux conservateurs, adoubées par une partie de la population, ces femmes osent remettre en cause la société traditionnelle. Au point de progressivement s’affirmer comme une nouvelle force politique ?
Saadani Mint Kaytour à Nouakchott, en juin 2022. © Bechir Malum pour JA
À Nouakchott, ses propos ont ébranlé les sphères traditionnelles. Dans une vidéo diffusée le 22 mai sur les réseaux sociaux, Saadani Mint Khaytour, 37 ans, a ouvert le débat sur la position des oulémas à l’égard de l’esclavage dans son pays, affirmant que le très influent imam Mohamed El Hacen Ould Dedew n’avait jamais émis de fatwa condamnant cette pratique.
La polémique a enflé et sa sortie médiatique est devenue le sujet dont tout le monde parle en Mauritanie. Cette femme bouscule une société hiérarchisée, encore ancrée dans ses rigidités. Car il ne s’agit pas seulement de piquer au vif les autorités religieuses. Saadani Mint Khaytour est issue de la caste des forgerons, considérée comme inférieure et très marginalisée.
En ne cessant d’exprimer sa fierté d’y appartenir, c’est tout un système qu’elle met face à ses propres injustices. Quatre jours plus tard, elle a été exclue de son parti, Tawassoul… dont le cheikh Dedew, à qui elle est accusée d’avoir « manqué de respect », est proche. Mais la députée de Kaédi n’a bien sûr pas, en dépit des pressions, perdu son siège à l’Assemblée nationale.
« Choquer et briser les tabous »
Saadani Mint Khaytour assume ce paradoxe. Cette fervente militante pour une loi sur les violences faites aux femmes, aux idées progressistes revendiquées, est aussi membre de la formation islamiste réputée liée aux Frères musulmans, et ce, depuis l’autorisation accordée à cette dernière en 2007, lorsqu’elle-même était encore étudiante en sociologie à Nouakchott. Tawassoul est devenu en 2013 le premier parti d’opposition du pays et ses rangs sont eux-mêmes divisés.
D’un côté, une frange très conservatrice, emmenée par le président du parti, Mohamed Mahmoud Ould Seyidi, et de l’autre, une aile plus moderniste, incarnée par le prédécesseur de ce dernier, Jemil Ould Mansour. « Il faut faire évoluer les mentalités et, surtout, ne pas avoir peur de choquer et de briser tous les tabous si nous voulons que notre société change profondément, explique la députée, qui reçoit chez elle, entourée de ses sœurs. J’ai reçu énormément de soutiens et pas uniquement parmi les forgerons qui, je le rappelle, sont issus de toutes les communautés. »
Comme elle, d’autres femmes n’hésitent pas à se positionner courageusement sur ces sujets très sensibles. Ce fut le cas de la militante Mekfoula Mint Brahim, qui, en 2014, avait défendu à la télévision et sur les réseaux sociaux le droit à un procès équitable pour le blogueur Mohamed Cheikh Ould Mohamed (dit Ould Mkheitir), condamné à mort pour apostasie en raison d’un texte jugé blasphématoire dans lequel il accusait la société mauritanienne de perpétuer un « ordre social inique hérité » de l’époque du Prophète – lui-même est forgeron.
À cette époque, les tensions étaient très vives dans le pays. De nombreux manifestants en colère, à Nouakchott et à Nouadhibou, réclamaient dans la rue l’exécution de Ould Mkheitir, à laquelle celui-ci a finalement échappé. Mekfoula Brahim avait alors été visée par une violente campagne de dénigrement, tout comme la militante Aminetou Mint El Moctar.
Une nouvelle opposition ?
Au moment où les opposants, empêtrés dans l’organisation d’un dialogue national qui a tourné court, semblent de moins en moins se faire entendre, ces Mauritaniennes représentent-elles une nouvelle force politique ? Ces importantes questions de société sont en effet celles qui représentent le plus d’enjeux aujourd’hui. « Oui, il existe une nouvelle opposition, jeune et courageuse, revendique Saadani Mint Khaytour, qui a par ailleurs demandé au ministre des Affaires islamiques de documenter des soupçons de gabegie dans son département. Un mouvement émerge aujourd’hui et se prépare pour faire évoluer les mentalités en faveur des castes victimes d’inégalités. »
Aminetou Bilal, 31 ans, ex-conseillère au ministère des Affaires sociales, de l’Enfance et de la Famille, et fondatrice, en 2021, du mouvement politique « Patriotes en action », le confirme. « L’opposition fonctionne encore de manière traditionnelle, alors que nous sommes à l’ère des réseaux sociaux, constate-t-elle. Nous sommes des jeunes femmes éduquées, certaines ont préféré voyager, mais moi, j’ai choisi de rester, car ma place est ici. Si nous quittons la Mauritanie, qui va la changer ? »
Le discours prononcé par le président Mohamed Ould Cheikh Ould Ghazouani à l’occasion du Festival des villes anciennes à Ouadane, en décembre 2021, les a confortées dans l’idée qu’elles avaient un rôle à jouer. Après avoir salué ceux qui ont rendu « des services dans la production artisanale, le développement agropastoral et les édifices architecturaux », le chef de l’État s’est dit affligé par le fait que « ces franges de la société ont enduré des injustices et un manque de reconnaissance, alors que le bon sens aurait voulu qu’elles soient en haut de la pyramide sociale, étant à l’avant-garde des bâtisseurs de la civilisation. » Et d’ajouter : « Il est grand temps de rompre définitivement avec les préjugés et les images stéréotypées. »
C’est la toute première fois qu’un chef de l’État mauritanien se positionne ainsi sur ces questions. Le propos est d’autant plus percutant que la caste des forgerons, visée, entre autres, dans ce discours, s’inscrit en opposition historique avec celle des marabouts, dont Mohamed Ould Cheikh Ould Ghazouani est issu.
Avant elles, Biram
« Saadani a été forte, car elle s’est levée et a combattu, bien qu’on lui ait fait ressentir toute sa vie qu’elle était inférieure », glisse un collaborateur du président. Avant elles, Biram Dah Abeid, le leader de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA-Mauritanie), arrivé deuxième à l’élection présidentielle de 2019, leur a ouvert la voie.
Bon orateur, charismatique, il fut le premier à oser être très transgressif pour combattre l’inertie sur ces questions liées à « l’unité nationale » et surtout, aux Haratines – les descendants d’esclaves.
« La Mauritanie sera obligée de changer dans les prochaines années, les tiraillements seront devenus trop importants entre ceux qui campent sur des positions traditionnelles et ceux qui aspirent au changement, assure Saadani Mint Khaytour. Aujourd’hui, les victimes d’injustice représentent la moitié de la population mauritanienne. »