« Salman Rushdie n’est pas une pensée, un livre ou une idée, c’est un homme » 

  • Ayyam SureauPhilosophe, chroniqueuse pour La Croix

La philosophe Ayyam Sureau inaugure sa chronique hebdomadaire dans La Croix en signant une critique de l’idée qu’en attaquant l’écrivain Salman Rushdie, son agresseur frapperait la liberté d’expression.

  • Ayyam Sureau, 
« Salman Rushdie n’est pas une pensée, un livre ou une idée, c’est un homme »
 
L’écrivain Salman Rushdie. JOEL SAGET/AFP

On ne sait pas ce que pense un meurtrier au moment de se précipiter sur une scène pour poignarder un homme inconnu de lui. Le plus probable est qu’il ne pense pas. En tuant son auteur, il croit supprimer les effets immatériels d’une œuvre. Peut-être n’est-ce pas du sang qu’il voit couler de la gorge de sa victime, mais de l’encre. Il imagine égorger une pensée, éventrer un livre, supprimer des idées. Il en est convaincu au point de plaider « non coupable » d’une tentative de meurtre.

Cependant, Salman Rushdie n’est pas une pensée, un livre ou une idée. C’est un homme. L’attaque dont il a fait l’objet, une tentative de meurtre. L’assaillant s’est servi d’un couteau pour supprimer un écrivain. Si le crime dont il accuse Salman Rushdie n’existe que dans l’imagination des défenseurs auto-proclamés de l’islam, la tentative de meurtre, elle, n’a rien de symbolique. C’est pourquoi je m’étonne des formules répétées à l’envi, selon lesquelles en s’attaquant à Salman Rushdie, l’assaillant frappait la liberté d’expression, en lui incarnée.

Personne n’a tué « Charlie »

De telles affirmations ne viennent-elles pas corroborer les convictions de l’assaillant ? En cherchant à dénoncer un crime, ces formules ne reprennent-elles pas, mais pour le compte du camp adverse, le nôtre, la logique barbare qui prétend tuer des idées en s’attaquant à ceux qui les expriment ? « On a tué Charlie Hebdo », criait aussi un homme masqué, arme au poing, convaincu d’avoir réglé son compte au libre exercice de la satire. Si Cabu, Elsa Cayat, Wolinski et tant d’autres ne sont plus, Charlie Hebdo, le journal, est toujours dans les kiosques. Personne n’a tué Charlie.

Salman Rushdie, en voie de rétablissement, souffre encore de ses blessures physiques. Il souffre depuis maintenant trente-trois ans d’un détournement radical de son destin littéraire, de l’effacement, de presque toutes les mémoires, que la reconnaissance de son talent d’écrivain ne devait rien à la fatwa d’un ayatollah fanatique.

Un romancier reconnu

Voici un auteur qui, dès 1981, pour son roman Les Enfants de minuit, recevait le Booker Prize, l’un des plus importants prix littéraires pour la littérature anglo-saxonne et le légendaire James Tait Black Memorial Prize, un prix qui a été attribué, depuis sa création en 1919, à D. H. Lawrence, Graham Greene, Evelyn Waugh, Aldous Huxley, Lawrence Durrell, Doris Lessing, Nadine Gordimer… Lorsque Rushdie reçoit ces distinctions, il a 34 ans et la vie devant lui pour tenir les promesses d’un romancier déjà reconnu comme l’un des plus notables de son temps.

Imaginer que la liberté d’expression a été touchée en la personne de Salman Rushdie ne revient-il pas à renforcer les convictions de nos ennemis au lieu de les combattre, à leur donner un sérieux motif de se réjouir et de recommencer ?

La liberté n’a pas saigné

Non, la liberté d’expression n’a pas été touchée, ni au cou, ni au ventre. La liberté n’a pas saigné, elle n’a pas été emmenée à l’hôpital pour y être soignée. Elle ne souffrira pas des séquelles d’un assaut ignoble perpétré par un pauvre type.

En lisant les déclarations de solidarité qui ont fusé après l’attaque contre Salman Rushdie, on pouvait ne pas comprendre clairement qu’il s’agissait d’une attaque contre sa personne. On pouvait croire, surtout par les temps qui courent, qu’un imbécile avait déboulonné un buste de l’écrivain, ou brûlé son effigie, ou que Rushdie avait été prié de démissionner d’un comité pour avoir tenu un propos inconvenant, ou encore que ses œuvres avaient été supprimées d’un programme scolaire. La liberté d’écrire, de dire et de penser autrement, n’est-elle pas frappée tous les jours par les petits tyrans orthodoxes que nous sommes devenus ? Mais seuls les fanatiques nourrissent l’espoir aussi niais que cruel d’atteindre la liberté elle-même en tuant une personne qui l’exerce. C’est leur rendre un service trop grand que de penser comme eux.

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Ayyam Sureau est philosophe. Après de nombreuses années au sein de la division de la philosophie à l’Unesco, elle a fondé l’Association Pierre-Claver. Cette dernière travaille depuis 2008 à une meilleure intégration des réfugiés statutaires à la société française. À partir du 29 août, elle tiendra une chronique hebdomadaire dans les pages « À Vif » de La Croix le lundi.