Bola Tinubu, l’ancien chauffeur de taxi qui rêvait de devenir président du Nigeria
Homme politique prospère aussi controversé qu’influent, il portera les couleurs du parti au pouvoir lors de la présidentielle du 25 février, dont il figure, avec son ancien allié devenu rival Atiku Abubakar, parmi les grands favoris.
Bola Tinubu se présente sous les couleurs du All Progressive Congress (APC) pour briguer la magistrature suprême. © Kola Sulaimon / AFP.
Bola Tinubu aura été bien des choses dans sa vie. Chauffeur de taxi aux États-Unis, cadre chez Mobil, sénateur, ardent défenseur de la démocratie pendant la dictature militaire, gouverneur de Lagos, faiseur de roi et maintenant candidat à la magistrature suprême… Peut-il aller au bout de son rêve et succéder à Muhammadu Buhari à l’issue de l’élection présidentielle du 25 février ? Candidat du parti au pouvoir, le All Progressives Congress (APC), il exerce en tout cas une très forte influence sur la scène politique nigériane – qui a longtemps bénéficié de sa prodigalité – et fait indéniablement partie des favoris.
>>> Lire cet article en anglais sur The Africa Report : Nigeria 2023: Bola Tinubu – From taxi driver to President? <<<
Il est aujourd’hui âgé de 70 ans, mais ses premières années ont fait l’objet de nombreuses controverses ces deux dernières décennies. Sa détermination, son obstination même et sa capacité à s’extirper des situations les plus délicates – plusieurs fois accusé de corruption, il n’a jamais été condamné – ne font en revanche aucun doute.
Une arme pointée sur lui
Dans une rare interview accordée au magazine The News en 2012, Bola Tinubu est pour la première fois revenu sur ses débuts et sur la manière dont il est arrivé aux États-Unis avec quelques amis, dans les années 1970, pour y enchaîner les petits boulots. Au journaliste qui l’interroge, il raconte avoir travaillé comme chauffeur de taxi et avoir même été giflé un jour par un soldat qui lui reprochait de s’être trompé dans les tarifs. « Une autre fois, j’ai pris un type dont je ne savais pas qu’il était ivre. Lorsque je suis arrivé devant chez lui, il a pointé une arme sur moi et, au lieu de payer la course, il a pris ma veste en cuir et m’a dit : “Monte dans ta voiture et va-t’en.” Il n’a pas payé. »
Il officia aussi en tant qu’agent de sécurité et concède avoir été renvoyé pour avoir s’être endormi pendant son service. Mais aucune de ces péripéties ne l’empêcha d’être diplômé avec mention de l’université d’État de Chicago – il y étudiait la comptabilité. Il travaillera par la suite pour certaines des entreprises les plus en vue de la place.
Au début des années 1980, il décide toutefois de rentrer au Nigeria. « Il est venu nous voir à la fin de 1983 à Mobil Oil Nigeria pour passer un entretien pour un poste d’auditeur. Il a obtenu d’excellents résultats et nous n’avons eu d’autre choix que de lui offrir le poste. Plus tard, ses performances se sont révélées excellentes. C’est un travailleur acharné », témoigne Pius Akinyelure, un ancien directeur de Mobil qui était également le supérieur de Tinubu.
Au début des années 1990, son nom apparaît dans le cadre d’une enquête pour trafic d’héroïne présumé – les policiers américains s’intéressent aux années qu’il a passées outre-Atlantique et obtiennent le gel de ses comptes bancaires. Il finit par conclure un accord avec les autorités fédérales, y laissant au passage près de 460 000 dollars.
Entrée en politique
En 1992, Bola Tinubu prend une décision qui changera le cours de sa vie. « Il est venu nous dire qu’il voulait faire de la politique, se souvient Pius Akinyelure. Nous avons été surpris. En fait, il était pressenti pour le poste de directeur financier, mais il n’a rien voulu entendre et nous l’avons laissé partir. Nous lui avons proposé, s’il ne réussissait pas en politique, de revenir et de reprendre son travail. Mais il est parti et le reste appartient à l’histoire. »
Un câble diplomatique confidentiel des États-Unis daté du 21 février 2003, divulgué par Wikileaks, indique que c’est Atiku Abubakar – dont le hasard veut qu’il soit aujourd’hui son principal concurrent dans la course à la présidentielle – qui l’a convaincu de se lancer en politique. « Tinubu attribue son entrée en politique aux encouragements personnels d’Atiku », précise en effet l’auteur du câble.
Bola Tinubu commence par rejoindre un groupe connu sous le nom de Primrose (People Resolved Irrevocably to Maximise the Resources of the State for Excellence), qui rassemble plusieurs poids lourds de la politique nigériane. Ses membres font également partie du Social Democratic Party (SDP), dirigé par le général Shehu Musa Yar’Adua, l’un des auteurs du coup d’État qui, en juillet 1975, a chassé Yakubu Gowon du pouvoir.
Tinubu brigue un poste de sénateur à Lagos, l’obtient en 1992 et tente de faire en sorte que Yar’Adua devienne le candidat du SDP pour l’élection présidentielle de l’année suivante, sans y parvenir. La suite est connue : le scrutin finalement organisé en juin 1993 est remporté par MKO Abiola, mais est aussitôt annulé par Ibrahim Babangida et, en novembre de la même année, c’est Sani Abacha qui parvient à s’imposer à la tête du pays.
Exil à moto
Tinubu, lui, a rejoint la National Democratic Coalition (Nadeco), qui se bat pour la restauration de la démocratie et la reconnaissance de la victoire d’Abiola. Il est brièvement détenu par la junte puis, après sa libération, choisit l’exil. « Je me suis déguisé avec un énorme turban et un babanriga, et je me suis échappé sur une moto, racontait-il dans l’interview accordée en 2012. Un vieil ami haoussa m’a donné des vêtements et je suis parti vers le Bénin à 1 h du matin. À cette époque, j’ai continué à faire des allers-retours à Badagry [ville côtière du sud-ouest du Nigeria] pour transporter les gens, organiser et coordonner la lutte. C’était une période très difficile. »
Il rentre au Nigeria après la mort d’Abacha, en 1998, se présente aux élections locales de janvier 1999 sous la bannière de l’Alliance for Democracy (AD) et est élu gouverneur de l’État de Lagos – fonction qu’il occupera pendant huit ans. Bola Tinubu en réorganise les finances, améliore le recouvrement des taxes et multiplie par dix les recettes de l’État. Il est en passant accusé de s’être enrichi, d’en avoir fait profiter ses amis et fait l’objet d’une enquête, qui durera plusieurs années.
Au moment où il s’apprête à quitter son bureau de gouverneur, en 2007, il choisit son directeur de cabinet, Babatunde Fashola, pour lui succéder. Au sein du parti, beaucoup n’apprécient pas la méthode et claquent la porte, mais qu’importe : Bola Tinubu est bien le « parrain de Lagos », ainsi qu’il est désormais surnommé.
Favori
En 2011, il soutient d’autres candidats au poste de gouverneur dans au moins cinq États voisins et étend son influence hors de Lagos. Politicien madré, il négocie avec Muhammadu Buhari et d’autres barons de la politique nigériane pour former l’APC en 2013. Deux ans plus tard, le parti remportera l’élection présidentielle.
Bola Tinubu s’imposera-t-il à la magistrature suprême ? Il a déjà battu à plate couture un vice-président en exercice, Yemi Osinbajo, mais aussi le président du Sénat, cinq gouverneurs, cinq anciens gouverneurs, et nombre de ministres qui tous briguaient l’investiture du parti. Devenir président ? C’est l’ambition de toute une vie, a-t-il lui-même confessé devant des journalistes.
Dans sa quête, il peut compter sur le soutien du chef de l’État sortant, mais aussi sur celui d’une vingtaine de gouverneurs et sur un énorme trésor de guerre… Autant dire qu’il part largement favori. Mais il devra notamment affronter dans les urnes son vieil ami Atiku Abubakar, le candidat du Peoples Democratic Party (PDP) – celui-là même qui lui a mis le pied à l’étrier il y a trois décennies –, ainsi que Peter Obi, très populaire sur les réseaux sociaux et au sein de la classe moyenne.
La règle tacite qui veut qu’un président du Sud, majoritairement chrétien, succède à un président du Nord, majoritairement musulman, pourrait-il jouer en sa défaveur ? Tinubu est musulman, comme Buhari. Mais c’est un Yoruba, originaire du Sud et c’est pour cela qu’il s’est choisi un autre musulman comme colistier en la personne de Kashim Shettima, le gouverneur de l’État de Borno, dans l’espoir évident de convaincre l’électorat du Nord de lui apporter son soutien le 25 février. Mais dans la partie méridionale, l’establishment chrétien conservateur sera difficile à rallier à sa cause.