En RDC, le pape François en terrain miné, par François Soudan
Le pape François est attendu à Kinshasa le 31 janvier pour un séjour de trois jours, puis à Djouba, capitale du Soudan du Sud. Deux visites en forme d’exercices d’équilibriste pour le souverain pontife.
V© Vincent Fournier/Ja
ÉDITORIAL – La septième visite du pape François sur le continent en dix années de pontificat est sans aucun doute la plus importante. Car s’il est un bastion – le dernier peut-être – de l’Église en Afrique, c’est bien celui-ci : la République démocratique du Congo (RDC), avec ses quelque 35 millions de fidèles, représente à elle seule un cinquième du nombre estimé d’Africains de confession catholique.
Points de friction
Un poids lourd donc, presqu’un État dans l’État financièrement autonome grâce à son patrimoine foncier et immobilier, ses fermes, ses entreprises, son vaste réseau d’établissements scolaires, universitaires et hospitaliers. Un haut lieu de résistance, aussi, face à la déferlante des concurrents évangéliques dont la force de frappe médiatique menace de phagocyter la chrétienté africaine et qui recrutent à tout va, des bidonvilles aux beaux quartiers. Un contre-pouvoir, enfin, qui a depuis longtemps fait oublier qu’il fut, jusqu’en 1960, le bras spirituel du colonialisme belge en s’opposant souvent frontalement aux régimes en place, sous la houlette de cardinaux de combat : Joseph-Albert Malula contre Mobutu, Laurent Monsengwo contre Kabila père et fils, Fridolin Ambongo contre Tshisekedi.
Même si les rapports entre le palais présidentiel et l’archevêché de Kinshasa se sont quelque peu décrispés dans la perspective consensuelle de la visite papale, la confiance ne règne guère. D’un côté, un chef de l’État dont la conférence épiscopale a mis longtemps à reconnaître l’élection en décembre 2018 ; de l’autre, un prélat qui n’a toujours pas digéré que l’on impose à la tête de la commission nationale électorale chargée d’organiser la prochaine présidentielle un candidat qui n’était pas le sien.
À l’occasion d’une rencontre à Brazzaville, il y a un an, en présence du cardinal centrafricain Dieudonné Nzapalainga, Fridolin Ambongo me confiait que sa vie était menacée par d’obscurs escadrons de la mort et, lors d’un prêche tenu fin décembre, le même n’hésitait pas à dénoncer « les généraux et hauts politiciens prédateurs » coupables à ses yeux de chercher à spolier les terrains de la capitale appartenant à l’Église. C’est dire si les points de friction demeurent à vif entre les 48 évêques et archevêques de la puissante conférence épiscopale catholique, la Cenco, et Félix Tshisekedi, pentecôtiste fervent entouré de pasteurs conseillers.
Focus compassionnel
Le pape François, qui avait conditionné sa visite en RDC à une alternance démocratique – acquise désormais depuis quatre ans –, débarque donc en terrain glissant. Miné même, si l’on prend en compte le contexte ultra-sensible de la crise sécuritaire qui affecte l’est de ce pays-continent. Sur ce dossier brûlant, l’Église catholique congolaise est vent debout et surfe allègrement sur la vague nationaliste, patriotique et anti-rwandaise.
Lors de la marche du 4 décembre dernier organisée à Kinshasa par la Cenco, les cantiques religieux cohabitaient ainsi avec les slogans en faveur de l’armée et hostiles à Paul Kagame. Dans un document intitulé « Notre pays est en danger », la conférence épiscopale réclame à mots à peine couverts la suspension de la participation de la RDC à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), le retrait du pays de la communauté est-africaine, le départ des Casques bleus de la Monusco et la création d’un tribunal international pour juger les « crimes de guerre » du M23 et de ses protecteurs rwandais.
Sans doute s’agit-il là du seul point de convergence entre l’Église et le pouvoir. L’une et l’autre attendent de cette visite papale, qui sera couverte et suivie par une centaine de journalistes étrangers, un effet de focus a minima compassionnel sur les victimes du conflit dans l’Est. A contrario, on imagine aisément que les mots de François seront écoutés avec une grande vigilance à Kigali, où l’on estime n’avoir aucune remontrance à recevoir de la part du Vatican, dont l’attitude avant et pendant le génocide des Tutsis en 1994 fut largement synonyme de compromission. Toute médiation de sa part entre les deux frères ennemis étant impossible, le pape n’a donc pas d’autre choix que de se reposer sur une Église congolaise qui, elle, a clairement choisi son camp. L’exercice d’équilibriste s’annonce périlleux.
Ce séjour d’un peu plus de 72 heures, dont le pape aura bien du mal à éviter qu’il soit collatéralement mis à profit par son hôte à des fins préélectorales, sera suivi d’un autre, plus bref, à Djouba, capitale de l’un des cinq pays (tous africains) en queue du classement mondial de l’Indice de développement humain (IDH) : le Soudan du Sud. État fragile et exsangue, ravagé par trois vagues de guerre civile depuis 1956 et où un calme précaire a été établi il y a trois ans à peine. Ici, l’Église est pauvre et vit sous perfusion du Vatican, à l’ombre de l’éternel chapeau du président Salva Kiir, l’homme au Stetson, ancien maquisard de 71 ans et catholique pratiquant.
Si François a tenu à se rendre au pays qui vit naître Bakhita, sainte et esclave canonisée en 2000, c’est pour honorer une promesse faite en 2019 à l’issue de la seule médiation qu’il ait vraiment réussie – celle qui mit fin au conflit entre Salva Kiir et son éternel adversaire, Riek Machar, réunis au Vatican pour une retraite spirituelle organisée à leur intention.
Scandales sexuels
Panser les plaies sur les rives du fleuve Congo, consolider la paix civile sur celles du Bahr el-Ghazal : François aura fort à faire pour trouver le temps d’évoquer les multiples dossiers touchant à la gouvernance et à la doctrine qui concernent directement l’Église catholique en Afrique. Même si elles n’ont pas (encore ?) pris la mesure des scandales sexuels qui ont ravagé leurs homologues du Nord, les affaires de pédo-criminalité – révélées notamment par Jeune Afrique au Gabon et au Congo – commencent à s’affranchir de la loi du silence longtemps imposée par la hiérarchie épiscopale.
Certes, sur ce chapitre, les multiples Églises du réveil ne sont pas en reste avec leur escouade de pasteurs prédateurs, et les imams violeurs ne sont pas uniquement un fantasme d’islamophobes. Mais le catholicisme étant l’une des rares religions (avec le bouddhisme) à contraindre le clergé au célibat et à la chasteté, la rupture d’exemplarité n’en est que plus choquante pour les fidèles.
Si l’on a souvent fermé les yeux, dans nombre de pays africains, sur les prêtres pères de famille, le viol de mineurs, lui, est intolérable. Le pape osera-t-il lever ce tabou et exprimer sa contrition au nom de l’Église, au risque de provoquer un tsunami d’émotion, d’indignation, voire d’incompréhension ? Rien n’est moins sûr. D’autant que ce pape réformiste a face à lui, il le sait, une Église africaine très largement conservatrice sur le plan des mœurs et des valeurs et qui, sur des sujets aussi sensibles que l’avortement et les droits des LGBT, est en désaccord avec lui – ou, à tout le moins, peine énormément à le suivre. Aujourd’hui encore, la majorité des évêques du continent se reconnaissent dans les positions ultra-rigoristes du cardinal guinéen Robert Sarah, très proche du pape défunt Benoît XVI et mis au placard par le successeur de ce dernier, grand pourfendeur de l’homosexualité, de « l’idolâtrie de l’Occident », de « l’idéologie abortive » et du « fanatisme islamique », comparables à ses yeux au nazisme et au communisme.
Garantie d’impunité
Plus fondamentalement, ce voyage papal, qui drainera des centaines de milliers de fidèles à Kinshasa lors de deux méga-célébrations sur le tarmac de l’aéroport de Ndolo et au stade des Martyrs, sera pour l’Église catholique d’Afrique l’occasion de se poser une question existentielle : comment conserver ses positions de leader spirituel et pour cela conquérir, donc séduire sans cesse de nouveaux adeptes, tout en restant un garant moral de la société ? François le sait : si, comme le dit Alphonse Karr, « l’avenir appartient à l’Église qui aura les portes les plus larges », la myriade des chapelles pentecôtistes chantres du « born again » ont des allures de basiliques aux porches ouverts à tous les vents. La pauvreté, le chômage, les injustices sociales, la désespérance poussent un nombre sans cesse croissant d’Africains urbanisés vers ces Églises faiseuses de miracles imaginaires qui présentent Dieu comme la réponse suprême à tous les problèmes existentiels et matériels. Les prêtres catholiques prient un Dieu qu’ils n’entendent pas. Les pasteurs des Églises du Réveil assurent, eux, que Dieu parle et répond à travers eux et qu’en échange d’une rémunération – il faut bien vivre et prospérer – ils sont en mesure de faire ruisseler l’argent et de tout pardonner.
Cette garantie d’impunité est l’une des raisons pour lesquelles nombre d’hommes (et de femmes) politiques, particulièrement au Nigeria et en Afrique centrale, adhèrent à ces nouvelles Églises, plus matérialistes que spirituelles. Elles leurs permettent de demander à Dieu de garantir leur pouvoir et de bénir leur enrichissement, tout en obtenant son absolution pour les voies et moyens souvent immoraux par lesquels ils ont bâti leur puissance et leur fortune.
Face à cette pratique effervescente du christianisme, à laquelle les populations se montrent sensibles tant elle est en phase avec la profonde crise identitaire nourrie d’angoisses qui les traverse, l’Église catholique a beaucoup de mal à répondre. Si elle veut maintenir son taux de croissance sur le continent, l’entreprise vaticane n’a pas d’autre choix que de parier sur la vertu et l’exemple. Suspendre a divinis les prêtres qui mènent une double vie n’est pas forcément la priorité. Exclure ceux d’entre eux – évêques compris – qui sacrifient au culte du Veau d’Or et vivent comme des pharaons est une nécessité. « Je voudrais une Église pauvre pour les pauvres », dit François. Encore faut-il d’abord balayer le parvis des cathédrales.