TÉMOIGNAGE DE JEAN-PAUL GUIBILA Envoyé vers les gens de Kipaka. Oui, mais où sont-ils ? Le dimanche 16 juin 2002, alors que commençait la procession de communion, un coup de feu retentit : c'était l'entrée des forces Mai-Mai dans notre paroisse et le début de l'agonie des populations de Kipaka et des villages environnants. Les jours suivants virent les gens disparaître un à un dans la forêt pour échapper à de possibles représailles des groupes belligérants. Et ce sera ainsi chaque fois qu'il y aura combat : la population s'enfuit dans la forêt pour des périodes qui varient entre deux, trois, quatre semaines. Imaginez-vous un village de 5000 habitants tout à coup vidé, laissant pour habitants ordinaires deux " Européens " et deux " Africains ". Je me sentais complètement idiot d'être là : « Que suis-je en train de faire ici, alors que les gens pour lesquels je suis venu sont en brousse, me laissant ainsi tout seul ? » Seuls certains commentaires comme celui-ci : « Lorsque nous entendions sonner la cloche, nous savions que vous, les Pères, étiez toujours à nos côtés, et qu'il y avait encore des raisons d'espérer » me réconfortaient de mon aventure. Je ne suis pas entré chez les Pères Blancs parce que j'avais la vocation contemplative, mais j'ai découvert que la mission comporte un élément contemplatif très important, élément sans lequel je vivrais sans me regarder vivre. Concrètement, j'ai appris à vivre ma mission actuelle dans l'écoute et l'accueil simple de l'autre dans ses plaies et blessures : passer du captatif à l'oblatif, du cueillir à l'accueillir. Je ne saurais mettre de côté l'aspect « demandes de toute sorte », mai je me suis rendu progressivement compte que les gens ont aussi et surtout besoin de ma présence à leur côté, peu importe ce que je fais exactement pour eux. La communion, si elle passe par une interaction physique avec l'autre (lui parler, le toucher), passe également par une union pieuse (prière) et une compassion faite d'expériences (souffrir avec l'autre de ce qui le retient captif). Et c'est cette dernière forme de communion que j'ai découverte avec les gens de Kipaka : savoir que l'autre est là, en ce moment précis, dans son impuissance, et que nos aspirations sont les mêmes : la PAIX et la JUSTICE pour tous. En ce sens, que les gens soient au village ou en brousse… À l'heure où j'écris ces lignes, je demeure persuadé que moi comme les gens aspirons par tout ce que nous faisons et par tout ce que nous sommes à une seule et même chose : entrer ici et maintenant dans le Royaume de Justice et de Paix proclamé par le Christ. Un après-midi, alors que je causais avec le curé, deux ou trois Mai-Mai firent leur entrée. Après les salutations d'usage, ils restèrent sur la véranda à contempler les pots de fleurs : « Vous mangez ces herbes, vous ? » - « Non », répondit le curé. - « C'est seulement pour la décoration que vous avez ces machins ici ? » Puis suivirent des minutes de silence. Ensuite l'un des Mai-Mai poursuit : « Vous, les Blancs, vous êtes spéciaux ! » Et un autre continue : « Même quand tout le monde fuit le village, eux demeurent là, ils ne craignent rien ! » Puis ils restèrent silencieusement à nous contempler avant de prendre congé. Ce qui importait pour moi et ce qui m'a touché c’était de voir que ces deux ou trois gaillards se posaient des questions sur la présence de religieux étrangers dans un chaos qui n'est vraiment pas le leur, au lieu de repartir chez eux pour attendre des jours meilleurs. Au bord d'un gouffre... Après le pillage de nos biens communautaires et personnels, le silence devint plus lourd et menaçant. Nous vivons dans une zone enclavée et le seul moyen de communication avec l'extérieur, la radio, a été pillé. Je me sentais comme au bord d'un gouffre, recroquevillé sur moi-même… A la fin, nous avons pu suivre les nouvelles du diocèse et de la province en connectant sur les longueurs d'émission phonique la seule radio qui avait échappé à la vigilance des pillards. Quelle bouffée quand on entendait un appel qui nous était adressé ! Même sans pouvoir répondre, je me disais : « Ils sont en communion avec nous ! » Dans cette optique, les deux visites de l'équipe provinciale m'ont fait cerner davantage que la mission ne se vit et ne se fait pas tout seul. Quelque part j'ai besoin d'être soutenu, confirmé et raffermi par mes supérieurs. Parfois, une indifférence quelconque à ce que je vis dans ma mission actuelle (comme je le ressens présentement) de la part de l’Église locale me pose question : que puis-je faire dans une Église où les fidèles, tout comme moi, se sentent abandonnés à leur sort dans l'insécurité et sans soutien de la part des responsables ? La mission du Christ souffrant en silence Les événements conflictuels que nous vivons m'ont appris à approfondir la prière des psaumes : tous ces psaumes, pour le roi en temps de guerre, pour les rescapés, pour les déportés, qui respirent non seulement la colère du psalmiste, mais aussi sa confiance inébranlable en Dieu, ont pris pour moi des visages humains et événementiels. La colère du psalmiste devant les massacres et les comportements inhumains n'est plus pour moi une réalité lointaine, mais une réalité vécue. Je comprends que Dieu n'est pas auteur de nos maux, mais qu'il est dans l'Homme qui, lui, est dans les événements. En effet, je n'ai jamais senti le Seigneur aussi loin et aussi proche de moi. Loin dans le sens que lorsque je pensais que nous allions vers un temps de cessation des hostilités, un nouveau combat pointait à l'horizon. Alors je me sentais abandonné comme le Fils sur la Croix par un Dieu distant et silencieux. Comment Dieu peut-il rester silencieux devant des années de souffrance d'innocents ? Proche, car même sans trop comprendre, je sens que Dieu est le seul Maître de l'Histoire et qu'il continue d'intervenir dans notre histoire personnelle et communautaire, comme il s'est jadis révélé dans l'histoire du Salut. Lorsque je me promenais après une attaque, malgré la peur ou l'angoisse qui m'envahissaient, il me semblait entendre le Christ me redire ce qu'il a dit aux apôtres au soir de leur envoi en mission : « Je suis avec vous jusqu'à la fin de temps. » Je ne suis ni un mystique ni un homme d'une piété exceptionnelle. Mes moments de prière depuis le début, ou du moins depuis la reprise des combats, consistent à déposer au pied de la croix de Jésus ce qui est douleur et espoir pour moi-même et les autres. Alors, que ce soit dans la chapelle, en chambre, dans la nature ou sur ma moto, est devenue pour moi prière toute attitude intérieure qui consiste à offrir au Christ ma vie et celle des autres personnes (violées, torturées, pillées…) qui ne sont pas pour moi des êtres lointains et anonymes, mais des proches. Je ne sais si cette forme de prière est valide selon la théologie spirituelle, mais, à mon niveau personnel, c'est ce qui me ressource et me donne le souffle de continuer à être Missionnaire d'Afrique au Congo. Témoin pour l'autre au sein de sa propre communauté Je vois souvent, dans le Petit Echo et les documents capitulaires, que la communauté témoin, à laquelle nous aspirons tant, est un groupe de personnes rassemblées par le Christ, surpassant leurs différences, pour laisser transparaître l'Amour universel du Christ pour tout homme. Pour ce faire, la communauté ébauche un « projet » qui l'y aidera. Ma communauté n'a plus de projet dans le sens strict du terme. Nous comptons sur la Providence. Qui sait de quoi sera fait demain ? La mission en communauté, c'est de nous soutenir mutuellement en nous écoutant, en trouvant des moments pour prendre la pause café et nous récréer malgré tout, et pour revivre ensemble les sales coups subis communautairement ou individuellement. Aux antipodes des jours de paix où chacun est absorbé dans ses tâches apostoliques, cette période « noire » m'a permis de redécouvrir les membres de ma communauté sous un jour nouveau, de mieux apprécier leur présence, surtout après une absence, si brève soit-elle. Alors je comprends et sais mieux que l'autre n'est pas une nourriture qu'il faut dévorer coûte que coûte pour mieux l'apprécier, mais un alter ego à approcher, à accueillir dans ma vie comme premier don de la mission pour vraiment savourer les fruits de sa présence : je ne suis pas seul dans cette « folie meurtrière. » En ce temps de réorientation de la Société où l'on parle tant de projets communautaires, le nôtre consiste à voir dans chaque événement, même le plus douloureux, le visage agissant et aimant de Dieu. Notre discernement communautaire est dicté par les aléas de l'aujourd'hui : demain est imprévisible. Dans tout cela, je ressens que si nous tenons ici comme communauté, c'est parce que chaque membre considère l'autre comme frère et ami. Je n'ai en aucun cas voulu idéaliser ou sacraliser ce que je vis ici à Kipaka. Tout ce que je sais c'est que si je n'avais pas été là, cela aurait été tout autre pour moi-même, ma communauté et les gens. De fait, la mission ne consiste-t-elle pas à être dans un endroit précis parce que le Seigneur nous y envoie ? Ma mission ici est l'offrande de ma prière quotidienne pour moi-même, mes confrères et les paroissiens ; c'est le partage de mes maigres ressources avec ces gens qui ont été appauvris au-delà du seuil de la pauvreté; c’est ma présence impuissante, mais compatissante, à leurs côtés et autant que possible la défense de leurs droits. Jean Paul Guibila
Jean Paul Guibila a été ordonné prêtre le 30 juin 2001 et vit depuis en République Démocratique du Congo.
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