Bola Tinubu face au choix des armes

Élu président il y a moins de six mois, porté à la tête de la Cedeao voici quelques semaines, le chef de l’État nigérian se dresse aujourd’hui face aux putschistes du Niger. Mais ira-t-il jusqu’à endosser ses habits de chef de guerre ?

Mis à jour le 27 août 2023 à 10:18
 
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Le chef de l’État nigérian, Bola Tinubu, après sa prestation de serment, à Abuja, le 29 mai. © REUTERS/Temilade Adelaja

 

Le destin de l’Afrique de l’Ouest repose-t-il sur les épaules d’un seul homme : Bola Tinubu, président du Nigeria, celui qu’on appelait il y a quelques mois encore « le parrain de Lagos » ? Nommé à la tête de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) le 9 juillet 2023, 41 jours seulement après son investiture au palais présidentiel d’Abuja, il avait alors délivré un premier discours sans équivoque devant ses pairs de l’organisation régionale : il n’y aurait désormais plus aucune tolérance envers les coups d’État.

À peine trois semaines plus tard, sa détermination allait être rudement mise à l’épreuve : le 26 juillet, les hommes du général Abourahamane Tiani se saisissaient du président Mohamed Bazoum à Niamey et officialisaient quelques heures plus tard leur prise de pouvoir au Niger, voisin septentrional du Nigeria et partenaire le plus solide d’Abuja dans la lutte contre le terrorisme dans la région. En 2021 et 2022, la Cedeao s’était contentée d’imposer des sanctions économiques au Mali, au Burkina Faso et à la Guinée après de précédents putschs. Allait-elle adopter la même ligne sous Bola Tinubu ?

L’homme de Washington ?

La réponse a été rapidement connue : la Cedeao a cette fois accepté le principe d’une intervention militaire, malgré quelques voix discordantes dans la région. Une prise de position particulièrement vigoureuse. Il faut dire que Bola Tinubu sait pouvoir compter sur le soutien d’un allié de poids : les États-Unis, pays où il a tissé des liens depuis longtemps.

Après y avoir étudié dans les années 1970, il retourne au Nigeria, se lance en politique et est élu sénateur de l’État de Lagos en décembre 1992. Son parcours prend alors un tour inattendu avec le coup d’État du général Sani Abacha : Bola Tinubu entre en résistance. Devenu une cible du régime, il se réfugie à Londres avant d’obtenir l’asile aux États-Unis, en 1995. Depuis l’outre-Atlantique, qui, après avoir été son pays de formation, est devenu en quelque sorte sa base arrière, il continue ensuite à financer les groupes prodémocratiques au Nigeria.

En 1993, Bola Tinubu entre en résistance. Devenu une cible du régime, il se réfugie à Londres avant d’obtenir l’asile aux États-Unis, en 1995. Depuis l’outre-Atlantique, qui, après avoir été son pays de formation, devient en quelque sorte sa base arrière, il continue à financer les groupes prodémocratiques au Nigeria. Après la mort d’Abacha, Tinubu rentre à Lagos et s’y fait élire gouverneur de l’État en 1999. De justesse : durant son séjour aux États-Unis, le futur président a en effet été l’objet d’une enquête des autorités locales pour complicité de blanchiment d’argent de la drogue.

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Candidat contesté au Nigeria en raison de ce passé judiciaire, il risquait alors de ne pas pouvoir défendre ses chances. Mais c’était sans compter l’intervention des Américains. Ceux-ci vont assurer, via une lettre de leur ambassade au Nigeria, que Bola Tinubu n’a jamais fait l’objet d’aucune arrestation ou condamnation pour un quelconque délit aux États-Unis. Ce document, signé par l’attaché juridique Michael H. Bonner, va sauver la carrière politique du Nigérian, en même temps que renforcer considérablement ses relations avec Washington.

Certains câbles diplomatiques divulgués par Wikileaks le présentent ainsi comme un informateur du gouvernement américain. Plus parlant encore : l’ancien consul général des États-Unis à Lagos, Brian Browne, est devenu son chef de cabinet et principal conseiller, notamment en matière de politique étrangère. Le dernier coup d’État au Niger offre donc aux Américains l’occasion d’exploiter leurs relations avec Tinubu, en soutenant le message de fermeté de la Cedeao sans jamais prendre publiquement position quant à l’utilisation de la force.

« French connection »

Outre les États-Unis, la France également utilise sa relation avec Bola Tinubu pour tenter de débusquer la junte nigérienne. Depuis sa victoire, en février, le président nigérian a fait de Paris sa deuxième maison. Il s’y est rendu trois fois pour des examens médicaux, et une quatrième fois en tant qu’invité d’Emmanuel Macron lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial. La vidéo le montrant en train de rire et d’embrasser le chef de l’État français et son épouse a été largement diffusée sur les réseaux sociaux par des collaborateurs du gouvernement nigérian.

Par ailleurs, Bola Tinubu est un partenaire commercial et un ami de l’industriel libano-nigérian Gilbert Chagoury, milliardaire vivant à Paris et membre éminent du Conseil d’affaires France-Nigeria. Les membres de ce conseil, qui accueille les Nigérians les plus riches, sont connus pour exploiter leur relation avec le dirigeant français afin de réaliser des investissements dans les pays francophones. Comme Washington, mais de façon plus directe et plus affirmée, Paris a donc décidé de soutenir dans la crise nigérienne les efforts déployés par la Cedeao et son actuel président en exercice, Bola Tinubu.

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La fermeté de Tinubu face aux putschistes trouve également ses racines dans son histoire politique au sein du Nigeria. Après s’être fait connaître comme « héros de la lutte démocratique » au début des années 1990, il cherche aujourd’hui à diffuser cette image, la crise au Niger voisin lui offrant une excellente occasion d’endosser à nouveau ce costume de champion. D’autant que ce dernier pourrait lui permettre de cacher quelques problèmes de légitimité, son élection ayant été décrite par la mission d’observation de l’Union européenne comme manquant de crédibilité et sa victoire restant contestée devant les tribunaux.

Déjà l’œil sur 2027 ?

Bola Tinubu est toutefois confronté à un dilemme sérieux. L’establishment musulman du nord du Nigeria est opposé à toute forme d’intervention militaire au Niger, pays qui partage de forts liens religieux et culturels avec son voisin du Sud. Or il envisage déjà de se présenter en 2027 pour briguer un second mandat. Et s’il veut l’emporter, le président sait qu’il doit conserver le soutien du Nord musulman, qui détient la majorité des voix. Les États qui le composent partagent des frontières avec le Niger et craignent que toute action militaire n’aggrave la crise humanitaire et sécuritaire d’une région en proie aux exactions terroristes.

Plusieurs actions ont été en outre entreprises auprès de la Cour de justice de la Cedeao et du Parlement de l’organisation régionale afin de mettre en garde contre une solution passant par les armes. Surtout, ce scepticisme s’est propagé au Sénat du Nigeria, lequel, sans s’opposer à un dernier recours militaire, préfère privilégier l’option de la diplomatie. La Constitution prévoit que le président doit obtenir l’approbation du Parlement avant de déployer des troupes à l’étranger – sauf en cas d’urgence absolue, laquelle autorise une action armée pendant cinq jours au maximum. De quoi bloquer Bola Tinubu ? Le All Progressives Congress (son parti) contrôle fermement les deux chambres du Parlement, lequel n’ira donc probablement pas jusqu’à lui barrer la route.

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Mais de proches collaborateurs du dirigeant affirment lui avoir déconseillé d’intervenir militairement. Conscient de ces avertissements et des enjeux, Bola Tinubu insiste pour le moment sur le fait que la décision ne dépend pas de lui, mais de tous les chefs d’État de la région. Une façon de détourner quelque peu l’attention, sans doute en vain : si Bola Tinubu ne décide pas seul, il est bien celui vers qui tous les regards finiront par se tourner si aucun terrain d’entente n’était trouvé avec les putschistes de Niamey. Fera-t-il alors le choix de reculer sous la pression, comme l’espère la junte nigérienne ? Ou endossera-t-il, au nom de la puissance régionale nigériane, celui des armes ?