MON AMI DE JÉRICHO (Voir Luc 18, 35-43)
Le mendiant aveugle de saint Luc ? On se connait depuis toujours. Ce n’est pas qu’il me faille imaginer ce qu’il fût. C’est que je le vois, là sur le bord de la route, embourbé dans son fossé de misère. Et parfois je me demande si cet infortuné que je vois, c’est lui, ou c’est moi.
Quand il était petit, il croyait, comme moi, que le monde était bon. La mauvaise fortune fit qu’à l’épreuve de l’indigence vienne s’ajouter celle
d’un malheur surgi de nulle part. Un matin d’automne, sans aviser, le soleil se refusa à allumer ses yeux. Les bien-pensants du village se rappelaient avoir passé outre aux sottises de sa jeunesse. Cette fois, la compassion et le pardon n’étaient pas de mise. Ils avaient reconnu dans cette calamité une punition méritée, l’œuvre d’un Dieu à leur image, dont la justice s’accommode mal des fragilités humaines. Il fallait laisser cette justice suivre son cours. En foi de quoi ils avaient mis cet impertinent au ban de la communauté, de peur que sa saleté et son péché n’en viennent à infecter leur dignité. Pour en finir de ce rebut de l’humanité, ils lui avaient fauché son nom.
Mon ami découvrit alors que le monde n’était pas si bon que ça. Et il passa de longues années de sa longue nuit à s’en prendre à Dieu, à lui reprocher l’injustice de la vie. Qu’avait-il fait pour mériter que ses yeux s’éteignent ? Pour qu’on le rejette comme un malpropre ?
***
Ce jour-là avait commencé comme les autres : les ténèbres de la nuit avaient discrètement cédé la place à la lumière du soleil. L’aveugle, lui, n’avait noté que le retour du bruit usuel, qui n’annonçait rien de plus qu’une misérable perpétuation de l’obscurité. Et voilà qu’il entend des voix qui vibrent de joie, des voix qui proclament que Jésus passe. Jésus, le prophète qui se soucie des malheureux.
Il pousse un cri : Pitié!
Un de ces cris du cœur qu’on croirait monter tout droit de l’abîme des ténèbres originelles. Le sien ? Le mien ? Le cri du psalmiste qui craignait que Dieu ne fasse le compte de ses péchés : « Des profondeurs je crie vers toi… » ? Le cri des esclaves qui jadis s’était élevé jusqu’à Dieu ? Le cri de ce sidatique en agonie qui retentit encore dans mes cauchemars : « Je veux vivre » ? Le cri de Jésus sur la croix : « Éloï, Éloï, lema sabachtani » ? Le hurlement de ces damnés de la terre dont on ne sait s’ils crient leur douleur ou prient leur Seigneur ?
Un cri qui en tout cas avait irrité les dignitaires qui accompagnaient Son Honneur. Ils eurent honte à l’idée d’être vus en public avec ce pouilleux maudit. Et ils étaient pressés d’arriver au Temple, où Dieu en personne les attendait. Tais-toi! Pour qui tu te prends, impudent, pour t’adresser à un prophète en route pour la Ville Sainte? Ils durcirent la voix, et allaient passer leur chemin.
Jésus, lui, s’arrêta. Un pauvre l’avait appelé par le nom de son ancêtre, le Roi David, celui qui était bon pour les petits. Il l’écouta. Il laissa son cœur s’émouvoir. Le cri du mendiant aveugle avait percé la fibre de miséricorde qui enveloppait son Âme, Temple du Très-Haut en voyage ce matin-là sur les basses terres de Jéricho.
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Quand j’étais petit, je mettais la réaction des proches de Jésus à l’égard du mendiant aveugle au dossier des impatiences excusables. J’avais tort. La vérité toute simple, c’est que mon ami était un démuni, et souffrait d’un handicap asservissant qu’ils avaient jugé avilissant.
Avec le temps, quelque chose a changé parmi les proches de Jésus, mais pas nécessairement pour le mieux. Notre bon monde à nous est trop bon pour prétendre qu’on devient aveugle parce qu’on l’a mérité; mais il n’est pas si bon que ça. Et cela, en dépit du fait que le Très-Haut en personne se soit un jour donné la peine de laisser sa face se réfléchir dans celle, pleine de tendresse, du tout-petit de Bethléem; et qu’on ait tant de fois vu Jésus guérir des malheureux qui souffraient de ces désordres inexplicables qu’on pensait alors être le fait d’esprits impurs. Car il y a plein de pieuses gens dans nos communautés chrétiennes qui, même de nos jours, traitent les enfants d’Adam affligés d’un handicap logé dans leur psychè comme des indésirables qui suscitent la peur et la honte, dont il vaut mieux cacher l’existence. Ils s’énervent sans bon sens. Faute de pire, ils les retournent à leur fossé de misère.
D’une certaine manière, est tout autant aveugle celui qui l’est psychiquement que celui qui l’est physiquement ou spirituellement. L’objet de sa cécité, celui-là, c’est le pourquoi de l’anormalité qui l’habite, et plus encore le pourquoi de l’incompréhension et du rejet que lui servent ceux qui se félicitent de leur normalité. Pourquoi vivre, quand on vit dans pareille obscurité ? Et qu’on est lié, comme par une chaîne, à un fardeau que nul ne daigne partager ? On parle beaucoup de partir à la rescousse des esclaves de ce monde. Serait-ce qu’on en trouverait dans nos propres maisonnées?
De l’histoire du mendiant aveugle, telle que racontée par saint Luc, jaillit une lueur d’espoir : « Jésus ordonna de le lui amener. Quand il fût près… » C’est donc que, parmi les compagnons du prophète, il y en eût d’assez humbles pour renoncer à leur indignation prétentieuse et se laisser toucher par sa bonté; d’assez ressemblants au Père pour s’abaisser eux-mêmes afin de relever l’accablé; d’assez apôtres pour le conduire auprès du Sauveur et le ramener à la communauté. De ces familiers de Jésus, il en est encore, on les rencontre là où on s’y attend le moins… et on leur rend grâce de savoir si bien refléter sa compassion.
***
« Je lève les yeux vers les montagnes. D’où me viendra le secours ? »
Ainsi chantaient les pèlerins en route vers le Temple du Très-Haut, quand ils s’arrêtaient à Jéricho et jetaient leurs regards sur les monts désertiques encore à franchir. Dans le cas de mon ami, privé de la vue, l’Éternel avait fait une exception : Il avait Lui-même pris le chemin de la vallée, pour ré-allumer ses yeux et illuminer son âme. Le secours était bel et bien venu d’en-haut.
Le mendiant aveugle de Jéricho, oui, c’est un bon ami. On se comprend. Mais entre nous il y a vingt siècles. Vingt siècles qu’il voit, alors que moi…
Parfois il m’éveille la nuit, et me raconte des choses sur Jésus. Sur sa bonté surtout. Et je me mets à pleurer d’envie de le voir moi aussi, et de l’entendre me dire : « Que veux-tu que je fasse pour toi ?
Marcel Boivin, M.Afr. Novembre 2014.