Burkina Faso
Jean Moriaud
L’alphabétisation
Après l’expérience du premier camp sur les bords de la Volta Rouge, je commence à comprendre l’importance d’avoir les Vieux du village “de son côté” et d’être leur ami. Les voilà qui m’encouragent à marcher avec leurs enfants. Sans expérience, je me mets donc à l’école de la vie africaine. J’ai encore beaucoup à apprendre.
La confiance étant au rendez-vous, de plus en plus souvent, des ados. ‘conduisent’ leur père ou leur grand frère vers moi. On me demande de lire et de traduire la lettre d’un fils parti en Côte d’Ivoire. Belle occasion de bavarder et de mieux connaître ces familles. Déjà, je devine l’humiliation et la patience de ces gens qui ne savent pas lire leur courrier. Où est l’intimité des familles, celle des fiancés qui ne peuvent se dire leur amour, leur avenir ensemble? Je découvre combien ils se font arnaquer au “bureau” de l’administration, pour retirer un chèque envoyé par ce fils. Ne sachant signer eux-mêmes, il leur faut un ou deux témoins qui signeront à leur place, avec pourboire à la clé ! Ne sachant pas écrire, ils sont esclaves de ceux qui ont eu la chance d’aller à l’école… Comment rendre tous ces amis libres ?… Je me sens esclave avec eux... Les idées se bousculent dans ma tête. Comment avancer debout, avec eux?
La lumière est venue lors de la visite d’un confrère de séminaire de passage à Zabré. Devant toutes mes interrogations, Joseph explose et me parle de son expérience, comme si c’était hier : “Marcel, âgé de la quarantaine, m’a remis un jour un bout de papier écrit de sa main. Il l’avait arraché du cahier de son fils écolier. Je te le jure, cela a fait péter les plombs de mon émotion. Au bout de quelques séances d’alphabétisation en langue maternelle seulement, il a réussi à écrire correctement son désir le plus profond, ce qui lui sortait des tripes : ‘Mam data tuumde’ (c'est-à-dire, en mooré, ‘je veux, je cherche du travail’). Après s’être assuré que j’avais bien compris, il a éclaté de joie car il venait de s’épingler lui-même la grande médaille de la liberté personnelle?!” À partir de ce jour, se libérer et libérer l’homme, en interaction constante, me sont apparus comme la clé de voûte du processus éducatif pour les jeunes et les adultes.
Ce jour-là, j’ai compris également qu’il ne faut pas confondre scolarisation et alphabétisation. Les jeunes et les adultes ne sont pas des écoliers. Les écoliers vont à l’école pour apprendre à lire et écrire le français. Les adultes devront passer par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de leur propre langue maternelle. Plus tard, ils pourront peut-être passer à la langue française. Ce sera une nouvelle étape pour eux.
Mais comment écrire la langue bisa dans le dialecte de Zabré ? Jusque-là, seul Frans, mon confrère belge, se “débrouille” à écrire et à lire les textes liturgiques en langue bisa. Il les a lui-même traduits à partir des textes français avec le catéchiste Jean. Les premiers missionnaires et les quelques catéchistes ont appris à écrire et à lire dans un autre dialecte bisa, ou bien en mooré. Partant de ces textes écrits à la main sur des cahiers, ils traduisaient en langue bisa de Zabré. Frans ni moi-même ne connaissions le mooré. Je me débrouille à lire et à écrire également ce bisa.
Je découvre des sons que je ne sais écrire. Des lettres phonétiques vont venir souvent à mon secours. Des sons restent malgré tout intraduisibles sur le papier. En attendant de trouver mieux, je dois donc ‘inventer’ de nouvelles lettres ; par exemple le ‘i’ que j’appellerai le ‘i ouvert’, je vais l’écrire avec un accent grave. Il s’agit d’un son entre le ‘i’ et le ‘è’ français.
Plus tard, je découvrirai - autre surprise - que cette belle langue bisa est une langue à tons?! Je n’avais jamais entendu parler de ‘langues toniques’. Mais à chaque jour suffit sa peine?!
Jean Moriaud
Tiré de "Petit Echo" N° 1059 - 2015/03