Missionnaires d'Afrique
Algérie
Anselme Tarpaga, P.B.
Vivre ensemble, c’est dialoguer
Dans notre monde moderne où les gens sont de plus en plus liés entre eux par toutes sortes de réseaux, le dialogue devient un concept clé et une réalité incontournable. Qu’on soit chez soi ou qu’on soit à l’étranger, vivre ensemble, c’est dialoguer. Ce qui m’a toujours plu chez nous, les Pères Blancs, c’est l’attention à la culture de l’autre, et le désir de chaque confrère de s’identifier le plus possible aux gens du milieu où il se trouve. Souvent, dans ce processus d’inculturation ou de l’approche de l’autre dans ce qu’il est, les sentiments sont mélangés. On y ressent tour à tour : admiration, attraction, crainte et même répulsion.
Cette expérience que vivent tous les missionnaires, je la vis aussi dans ma mission quotidienne auprès des musulmans. Souvent je les aime, mais parfois je ne les comprends pas, et il m’arrive même de les haïr, mais d’une haine pleine d’amour et qui ne désire que le bien de l’autre.
Oui, je suis capable de “haine” et de colère, même si je les aime. La dernière en date a eu lieu après les massacres de Charlie Hebdo et les réactions qui ont suivi après la publication d’une autre caricature de leur prophète. Dans cette réaction, des lieux de cultes chrétiens au Niger et ailleurs dans le monde ont été saccagés. Des chrétiens ont dû chercher refuge pour sauver leurs vies. Heureusement, ici en Algérie, rien n’a changé dans la bonne relation qui existe entre chrétiens et musulmans. Mais on a beau dire que cette violence n’est pas de l’islam, elle est quand même commise par des musulmans, au nom de l’islam et s’appuyant sur des textes sacrés de l’islam ! Ce refus de regarder la réalité en face et d’oser porter sur soi un regard autocritique m’énerve dans le dialogue avec mes amis et parents musulmans.
Anselme lors de la présentation de sa thèse au PISAI en 2014.
Par exemple : juste après les faits de Charlie Hebdo, j’ai reçu trois jeunes à la basilique qui m’ont abordé en me disant?: “Vous, les chrétiens, vous ne respectez pas notre prophète?! Vous n’êtes pas bien?!” Je leur réponds : “Qu’est-ce qu’on a fait de mal ?” Un de me dire?: “Vous avez dessiné notre prophète et vous vous moquez de lui?!” Je lui dis?: “Tu fais une erreur de jugement. La caricature est faite par des journalistes qui ne sont pas chrétiens. Ils le font au nom de leur liberté d’expression, et ils en ont fait des pires avec Jésus et avec le pape. Ce n’est pas pour autant qu’il faut les tuer. Dieu ne nous demande pas de tuer mais d’aimer et de faire le bien”. Après quoi mes visiteurs semblaient être convaincus et tranquillisés de savoir que Charlie Hebdo ne représente pas du tout les chrétiens dans le monde. Mais en moi bouillonnait encore quelque chose. Je ne supportais pas de voir mes visiteurs repartir comme ça, tout paisiblement.
Je voulais leur faire savoir ce qui me faisait mal à ce moment et aussi ce que je pensais d’eux en ce moment. Alors je précipite mes pas, je les rejoins vers la sortie et je leur pose quelques questions?: “Les chrétiens au Niger, qu’ont-ils à voir avec Charlie hebdo ou même avec la France?? Pourquoi brûlez-vous nos églises et pourchassez-vous les chrétiens??” Un peu embarrassé que ce soit moi qui soit maintenant à l’offensive, l’un d’eux me répond?: “Ceux qui ont fait ça ne sont pas des musulmans?!” Je dis?: “Ah bon, tu veux dire que quelqu’un qui va prier à la mosquée chaque vendredi n’est pas un bon musulman??… Les saccages, ils les ont pourtant faits après la prière du vendredi…” Un autre de revenir à la charge?: “Camarade, ce n’est pas l’islam”. Un autre?: “Tu sais, il y’a des bons et des mauvais partout”. Je dis : “Ok, vous dites que ce n’est pas l’islam! Peut-être est-ce vrai. Alors dites-leur vous-mêmes ce qu’est l’islam et invitez-les à le pratiquer. Car moi, je ne vois pas l’islam, mais je vois des musulmans. Donc, montrez-nous en actes que l’islam est synonyme de paix. Nous, de notre côté, nous essayons d’en faire autant. C’est en cela vraiment que nous pourrons honorer nos religions”.
Oui, il y a des choses que souvent je ne comprends pas chez les musulmans et qui me répugnent. Ce que je viens de partager ci-dessus en est un exemple. Mais je les aime comme frères et amis. Avec eux, j’ai appris et reçu beaucoup de choses, déjà à commencer par mon père dans ma propre famille, en passant par mes amis du quartier où j’ai grandi et avec qui j’ai tout partagé, les bêtises comme les bonnes choses.
Sur cette terre d’Algérie, je continue d’être frappé par la bonté et la beauté de la foi de beaucoup de musulmans que j’ai rencontrés soit dans mon apostolat soit dans le courant de la vie ordinaire. Devant certains, j’ai presque crié?: “Nulle part en Israël, je n’ai vu une telle foi” ou une telle bonté. Les moments forts de ces relations surviennent lorsque nous nous regardons mutuellement comme des croyants, des chercheurs de Dieu en quête de sa volonté dans notre vie. Croyants devant Dieu, nous ressentons ce qu’il ressent pour le monde?: l’amour et la compassion. C’est pourquoi, tant de fois, j’ai vécu des moments de forte communion avec des musulmans devant un cas de souffrance ou de misère humaine. Nous avons l’impression d’être habités par une force divine qui transcende nos barrières et nous invite à une réponse commune?: une réponse qui dit tout de ce Dieu de compassion et de miséricorde qui nous tient aux tripes?!
Pour finir, je crois de tout cœur que le dialogue islamo-chrétien n’est pas que de l’humanisme, dans le sens de faire de l’humanitaire. Il contient certainement cet aspect. Mais il est un acte de foi, une marche à la suite du Christ qui s’est abaissé pour prendre notre nature, et qui, le long de sa vie terrestre, est allé à la rencontre de chaque personne, sans tenir compte des barrières religieuses et culturelles de son époque. C’est dans cette démarche authentique de foi que se fonde le dialogue interreligieux. C’est dans cet esprit-là également que ceux qui sont impliqués dans le dialogue doivent apprendre à résister aux fanatiques de tout bord, aussi bien chrétiens que musulmans.
Anselme Tarpaga
Tiré du Petit Echo N° 1060 2015/04