Missionnaires d'Afrique
France

Le Père Borrmans

 

 

 

 

 

 

Maurice Borrmans, P.B.


Nous avons été fondés pour servir les musulmans
au nom de Jésus

Lorsque Mgr Lavigerie, en 1868, a voulu que des témoins de l’Évangile se mettent au service des musulmans d’Algérie et d’ailleurs en leur témoignant l’amour de Jésus, il leur a demandé de leur assurer avant tout la santé (dispensaires) et le savoir (écoles) dans le partage des vérités religieuses d’un même monothéisme de base. Évêque, il portait bien des désirs en son cœur, mais savait être patient quant à la réalisation plénière de son projet évangélique, car il avait un certain “sens de l’histoire” du salut. Il fit donc ce qu’il crut bon de réaliser en son temps, tout en partageant les idées et les jugements de ses contemporains, ainsi que leurs préjugés ou leurs erreurs.

Ce qui lui tenait à cœur, c’est que les musulmans puissent découvrir qu’ils sont aimés des chrétiens “en acte et en vérité” : tel est le message qu’il a confié à ses Pères Blancs et à ses Sœurs Blanches, message que chacun d’entre nous s’efforce de vivre là où le dessein de Dieu l’appelle à vivre aujourd’hui. Pour ma part, sachant que les musulmans sont sensibles aux valeurs de l’Évangile et contestent l’authenticité de nos évangiles, j’ai toujours pensé qu’il s’agit, pour les chrétiens, d’être “un évangile vivant”, un cinquième évangile, une “lettre du Christ, comme dit saint Paul, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur nos cœurs” (1Co 3, 3). Cela suppose d’abord que, par tout notre être et silencieusement, nous puissions leur révéler le Père et le Fils par le mystère de nos vies cachées en Dieu et offertes à Lui comme une aumône unique et définitive. Cela inclut ensuite que nous leur laissions deviner notre disponibilité permanente dans l’accueil et l’obéissance sans limite du Fils qui s’est fait proche de tous et serviteur des plus humbles. Cela postule enfin que nous leur fassions entrevoir que la volonté de Dieu consiste à édifier son “Royaume de justice et de paix” parmi nous en lui demandant de nous y aider par le don de son Esprit. C’est en cette perspective que le chrétien peut alors, humblement et prudemment, agir sur les structures et les attitudes par le dialogue, simplement culturel ou explicitement religieux. Et c’est encore dans cette perspective qu’il peut accompagner discrètement les cheminements personnels des musulmans qui désirent se convertir aux valeurs du Royaume de Dieu, puis au Dieu-Père de ce même Royaume, puis à Jésus Christ qui en est la présence et la promesse, et enfin à l’Église qui en est le commencement et le sacrement.

Les développements historiques du monde musulman en sa triple interprétation, puisqu’il y a un “islam de la Loi”, un “islam de la Sagesse” et un “islam de la Mystique”, et l’omniprésence des institutions islamiques d’aujourd’hui, que conforte la rente pétrolière, ne sont pas sans constituer un défi spirituel pour les chrétiens de ce temps qui ont à y “rendre compte de l’espérance qui est en eux” (1P 3, 16). Sans qu’il s’agisse d’élaborer une théologie proprement dite de l’expérience religieuse des musulmans, ceux-ci sont appelés à bien distinguer entre les aspects culturels, juridiques, économiques et politiques d’un islam institutionnel et entre les aspects spirituels et dévotionnels d’un “islam de la soumission confiante en Dieu”. Les textes du Concile Vatican II peuvent les éclairer en ce domaine. Mais la question demeure : qu’en est-il de cet “islam” dans l’histoire du salut ? Il a permis à des millions d’hommes et de femmes d’avoir accès au mystère de la transcendance du Dieu vivant en le servant par la prière, l’aumône et le jeûne, comblant ainsi les désirs de leur conscience naturellement religieuse. Il leur a aussi interdit l’entrée dans ce même mystère, refusant toute communication ou communion entre le Créateur et sa créature et déniant à Jésus Christ son rôle de médiateur et de rédempteur tout à la fois. Le grand islamologue catholique Louis Massignon parlait d’“une religion naturelle ravivée par une révélation prophétique”, termes plutôt ambigus. En fait, comme le disent les théologiens musulmans, il s’agit bien d’une “religion de la nature raisonnable” qui utilise, à sa façon, une grande partie du patrimoine biblique, en le réinterprétant à sa manière, d’où le sentiment qu’éprouvent les chrétiens : les musulmans leur sont, à la fois, très proches et très lointains.

C’est bien pourquoi, en tous mes écrits, j’ai invité les uns et les autres aux “collaborations humaines nécessaires”. Même si leurs justifications scripturaires et théologiques sont différentes et parfois opposées, chrétiens et musulmans savent qu’il leur faut participer ensemble, avec tous les hommes de bonne volonté, à “l’accomplissement du monde” pour la gloire de Dieu. Et cela passe par “le service de tous les hommes”, bénéficiaires d’une même dignité et d’autant plus respectables qu’ils sont faibles et humiliés. Comme s’y sont employées de nombreuses rencontres de dialogue depuis plus de quarante ans, “l’aménagement de la cité des hommes” exige de tous qu’on y promeuve ensemble la grandeur du mariage et la mission de la famille, l’essor des arts et de la culture dans le respect des identités spécifiques, l’équilibre économique et social au nom du bien commun, l’harmonie des communautés politiques au nom d’un ordre international qui garantisse la paix et la justice dans le respect intégral de toutes les libertés. Ce faisant, les croyants savent bien qu’ils imitent alors, chacun à leur manière, ces “très beaux noms” de Dieu qui leur sont autant de modèles et de défis.

Mais ces mêmes croyants ne sauraient se contenter d’un tel service de leurs frères en humanité. Musulmans et chrétiens vivent, chacun pour son compte, une expérience spirituelle singulière. C’est pourquoi ils ont à s’interroger sur leurs “convergences religieuses possibles”, au nom d’une “spiritualité ouverte”. Mes livres et mes articles ont toujours voulu le leur rappeler. Ils ont beaucoup de choses à se dire sur “le mystère de Dieu”?: sans opposer le Dieu Très-Grand des uns au Dieu-Amour des autres, ils savent bien qu’un certain “échange des attributs divins” est possible. Le “don de la Parole”, le “rôle des Prophètes” et la “présence des Communautés” leur sont autant de moyens existentiellement importants pour réaliser un culte “en esprit et en vérité”. Quant aux “secrets de la prière”, ils appartiennent aux uns et aux autres et trouvent dans les Psaumes leur meilleure expression, relayée par les livrets de dévotion des uns et des autres, selon la très grande diversité de leurs spiritualités. Celles-ci, d’ailleurs, considèrent toujours que les mystiques et les saints leur sont des témoins privilégiés et des modèles exigeants en vue d’accéder à la plénitude de “l’homme parfait” ou du “juste entre les justes”. Sur le chemin d’un dialogue spirituel entre chrétiens et musulmans, les jalons ne manquent donc pas, qui facilitent d’autant une “émulation dans les œuvres de bien” que recommandent les deux traditions religieuses.

C’est bien dans cette double perspective que j’ai toujours situé mes amitiés avec de nombreux musulmans et rédigé mes articles adressés à mes frères chrétiens. Il est évident que les uns et les autres se trouvent être présents à ma prière quotidienne et surtout en cette Eucharistie où Jésus Christ rassemble tous ses frères en humanité. J’essaie, à l’instar de L. Massignon, de m’en faire les hôtes en reprenant la “triple prière d’Abraham” dans le cadre des trois Angelus quotidiens de la tradition catholique : le grandiose mystère de l’incarnation du Verbe y est ainsi constamment médité en fonction d’une intercession suppliante en faveur de Sodome et de ses habitants, le matin, d’Ismaël et des musulmans, à midi, et d’Isaac et des juifs, le soir. L. Massignon disait le faire “dans cette mission d’intercession où nous demandons à Dieu, sans trêve ni cesse, la réconciliation de ces âmes chères, auxquelles nous voulons nous substituer fî l-badaliya, en payant leur rançon à leur place et à nos dépens”. Sans aller jusque-là, il n’est pas interdit de penser qu’un surcroît de prière, de jeûne et d’aumône de la part des chrétiens n’obtienne enfin “qu’un plus grand nombre appartienne à l’âme de l’Église, vive et meure en état de grâce”.

Pour ma part, j’ai appris de Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, de Paul-Mehmet Mulla-Zadé et de ‘Afîf ‘Usayrân que leur acte de foi en Jésus Christ, qui les faisait “fils du Père” en vérité, n’était que le dépassement et l’accomplissement de ce que leur avait donné “l’islam de leur enfance”. Considérant donc que le Coran des musulmans constitue, pour ces derniers, un viatique spirituel en leur démarche religieuse, je ne puis donc que souhaiter qu’ils y puisent le meilleur de ce qui les rapprocherait de ce Jésus, fils de Marie, dont ils savent qu’il n’est pas sans relation avec la “parole de Dieu” et qu’il est capable d’obtenir, comme il l’a dit, une “table bien servie qui soit une fête pour tous” (Coran 5, 114). Mon triple Angelus quotidien intègre également ce que le Coran nous dit de Marie “choisie, purifiée et choisie entre toutes les femmes de l’univers” (Coran 3, 42) à qui “la bonne nouvelle a été transmise d’une Parole venant de Dieu” qui a pour nom “le Messie, Jésus, fils de Marie” (Coran 3, 45). Présence mystérieuse de la mère virginale et de son fils, prophète exceptionnel aux miracles inégalables, qui se souhaite à lui-même “la paix” le jour de sa naissance, de sa mort et de sa résurrection (Coran 19, 33). Comment ne pas y voir une certaine “préparation évangélique” que l’Esprit seul est capable de porter à son terme ? Telle est bien l’interrogation qui me poursuit, comme elle s’impose également à nombre de mes frères et sœurs en Jésus Christ.

Maurice Borrmans,
en retraite active à Sainte Foy lès Lyon

Tiré du Petit Echo N° 1060 2015/04