Voix d'Afrique N°108.

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« Laissez venir à moi
les petits enfants »


Après avoir travaillé plusieurs années en Afrique du Nord, Laurence Huard, SMNDA française, vient de quitter le Maghreb pour une autre mission. Dans un récit plein d’humanité, elle nous partage un souvenir fort de son expérience vécue avec des enfants en Mauritanie.

A Nouadhibou, (capitale économique de la Mauritanie), nombreux sont les jeunes qui vivent dans la rue. Un monde que certains ont choisi mais que d’autres subissent. Une vie à l’écart, en marge de la société. Ils ont décidé qu’ils s’en sortiraient mieux sans leur famille. Alors, ils sont partis, qui pour trouver à manger, qui pour chercher de l’argent.
D’éloignement en éloignement, ils ont pris l’habitude d’être seuls ou en petites bandes, loin de leurs parents. Et puis, personne ne les a retenus. Personne pour leur dire :
« Venez à moi…» « Reviens à la maison, tu seras mieux que dehors ». Ils savent que ce n’est pas vrai : personne pour jouer, personne pour les envoyer à l’école, personne même pour les gronder s’ils rentrent tard. Personne à la maison… Devant cette terrible réalité, pour tenter de leur venir en aide, j'ai rejoint « l’Association des enfants de la rue », qui œuvre à la réinsertion dans leur milieu social, de ces jeunes défavorisés. Jésus n’allait-il pas toujours vers les marginalisés ?

Leur maison, la plupart du temps, c’est une cabane. Il y fait froid, même si nous sommes dans le désert. En effet, une grande partie de la Mauritanie a un climat désertique : très chaud en été, et très froid en hiver. Tôt le matin, les parents partent. Le père va à la pêche. Quand rentrera-t-il ? La mère va au marché pour essayer de vendre quelques légumes, et acheter un peu de riz pour l’unique repas du soir. Ou peut-être ira-t-elle mendier toute la journée, pour trouver de quoi manger. Et s’il n’y a rien, la chance viendra d’un homme qui passera la nuit dans la cabane, et laissera un peu d’argent. Alors le gamin, lui, il n’en peut plus. Il part. Il erre dans la ville et se réfugie dans une vieille carcasse de voiture, ou dans une pirogue au port. C’est là que nous les trouvions, dans nos sorties de nuit.

Dès ma deuxième année de présence à « L’Association des enfants de la rue », j’ai dû partir sur le terrain, afin d’appuyer l’équipe d’éducateurs pour les garçons. Jusque-là je restais avec les filles,
« femme avec les femmes». J’essayais d’inventer des activités éducatives et un début d’alphabétisation, pour leur donner le goût de l’école, ou une autre envie que celle des rencontres nocturnes dans les chambres de passage.
La « cellule garçon» se débattait avec un tas de problèmes : pas de véhicule pour les sorties de nuit, abus sexuels dans le dortoir et renvoi d’enfants. Agressions contre certains qui étaient retournés dans la rue et partis dormir dans les voi-tures, manque d’organisation et démobilisation du personnel livré à lui-même, sans coordination.

Après réflexion et dialogue avec mes responsables, j’ai accepté de me joindre pour une année à temps plein à leurs activités, en vue de redynamiser l’équipe.
Nous avons pu, par exemple, faire participer les enfants à un concert de pop-music ! Ils étaient encadrés par un chanteur canadien professionnel : une véritable performance pour ces enfants et leurs éducateurs ! Quelle joie de voir réunis 18 garçons et 12 filles en situation difficile, en habit traditionnel, sur une scène de spectacle ! Certes, les semaines de répétition n’ont pas toujours été faciles, mais… quel résultat ! Un concert applaudi par toute la ville, le maire au premier rang ! Ils avaient le trac, mais ils étaient heureux. Certains ont eu la chance de voir leurs parents dans la foule.

Cette expérience nous a montré que, sans un travail préalable pour aider les jeunes à retrouver confiance dans les adultes, la scolarisation est presque vouée à l’échec. Pourquoi apprendre à lire ? Pour qui ? Avec les filles, c’est parfois après 3 ans d’approche, d’é-coute, d’activités ludiques, de sport (basket), de petits travaux de couture, crochet, perles, etc… qu’elles ont exprimé le désir d’aller à l’école, ou au centre d’apprentissage de couture. C’est pourquoi, le chemin est encore long et les étapes nombreuses avant que les jeunes aient retrouvé le goût de la vie sociale, eux qui ont fui toutes les structures de la collectivité. Pour grandir, un enfant a besoin de beaucoup de temps, mais aussi de se sentir aimé.

Quant aux éducateurs, ils ont découvert peu à peu, en partageant avec les jeunes des activités ludiques, que chacun avait une réelle valeur. Ils les ont vus évoluer sans complexe, avec les acrobates d’une école française. Le plus habile à tous ces jeux est le seul à avoir persévéré à l’école ! Une autre fois, nous avons pris le risque de leur mettre entre les mains des appareils photos, pour réaliser un petit film documentaire. Certains les ont vendus, ou cassés, mais d'autres ont tiré de belles photos. Et l’un d’eux, choisi pour être le photographe de l'équipe de tournage, a fait des merveilles ! Arrivera-t-il à donner une suite à cette aventure ? En tout cas, il vibre pour cela. Lui qui rêvait de longues études, mais qui n’a pas pu rester un mois stable à l’école, semble heureux aujourd'hui.

Les temps de répétition, et donc d’encadrement intensif, furent d’abord difficiles à vivre pour les plus turbulents. Ils ont fui, puis ils sont revenus d’eux-mêmes. Il m'a alors fallu lutter contre la violence des éducateurs qui voulaient les punir, et leur faire comprendre que ce n'était pas la solution. Pourquoi réintégrer un centre où l’on vous bat si vous avez fui ? Ou une maison quand le beau-père vous attend avec sa ceinture ?

Les jeunes se sont plaints à moi quand ils ont compris que je menais ce combat. Ils ont parfois aussi profité de la situation, en véritables enfants, innocents et coupables à la fois.

Ainsi, je continue à penser que ce qui compte pour ces enfants, c'est d'abord de leur faire confiance, de croire en leur capacité à faire quelque chose de bon de leur vie. Pour cela, nous devons les laisser venir à nous en acceptant d'ac-cueillir leur violence, leurs larmes, leurs soucis d’adolescents en quête d’attention et de tendresse. Garder une saine distance, mais savoir aussi accepter de faire un soin apparemment inutile. Consentir également à leur demander pardon, lorsque j'ai fait ou dit une chose qui les a blessés. Ici, on ne demande pas pardon à un enfant ! Je l’ai fait pourtant, et le jeune concerné a alors complètement changé d’attitude envers moi.

Après cette année où j’ai dû les quitter, les enfants ont gardé le contact avec moi. Dans la rue, ils me donnaient des nouvelles des anciens. Ceux qui s’en sont bien sortis travaillent maintenant au port ou sur des charrettes. Ils ont voulu quitter le centre pour avoir un autre horizon. C’est bon qu’ils aient pu se sentir libres et com-mencer une vie plus stable. Ils dorment chez eux, et leur liberté est devenue plus intérieure.

Aider à la croissance humaine de ceux vers qui nous sommes envoyées ; aller vers les plus démunis, là où manque l’affection ; préparer les jeunes à chercher un avenir meilleur, car ce sont eux qui feront grandir leur pays ! Leur laisser le souvenir d’adultes qui leur ont fait confiance... Voilà quel a été mon apostolat ; en formant les éducateurs à la non-violence, et en proposant aux jeunes défavorisés, des activités qui les ont passionnés, au travers desquelles ils ont pu découvrir leurs talents cachés. Oui, mon passage à « l’Association des enfants de la rue », a été une riche expérience, dont je garde beaucoup de très beaux souvenirs.