La communauté familiale constitue une sphère de solidarité. Elle offre un socle sur lequel construire la société.
Une partie de la famille Bikienga, dans la cour familiale, à Ouagadougou. / Erwan Rogard pour La Croix.
Ce matin-là, au réveil, une brume sèche enveloppe Ouagadougou. Dans les rues en damiers de la capitale du Burkina Faso, des cohortes de petites motos se faufilent entre les files de voitures. Alignés le long des rues en terre battue et sans trottoir, qu’on appelle ici les « six-mètres » – par opposition aux axes goudronnés –, les magasins se succèdent, surmontés d’enseignes rétro, souvent en français. « Quincaillerie », « Vente d’amortisseurs, « Élégance couture »… Des bâtiments un peu déglingués avec leurs vitrines d’un autre âge, ouvertes sur l’extérieur, constellent l’espace urbain d’articles en tout genre.
Du coup, on remarque à peine ces portails métalliques aux couleurs défraîchies, entrebâillés de temps à autre pour laisser passer un ou deux enfants, cartable au dos, suivis d’un adulte enfourchant son deux-roues. Derrière de hauts murs, à l’abri des regards et du vacarme de la chaussée, se niche une cour familiale bordée de petites maisons basses, en banco (briques rouges), coiffées d’un toit rudimentaire.
Au milieu de la cour, à même le sol, des récipients finissent de sécher au soleil, des seaux, des bassines remplies d’eau savonneuse témoignent d’une vaisselle récente. Dans un coin, un transat et un canapé invitent à faire une sieste ombragée. Quelques poules, une chèvre en liberté, qui serviront, en cas de besoin, de monnaie d’échange sur le marché. Sur une même parcelle vivent en commun plusieurs générations d’une famille élargie bien au-delà de ses liens biologiques : la communauté.
Dans la société africaine traditionnelle, le groupe l’emporte sur l’individu. Chaque membre de la famille a le devoir de le sécuriser. Chacun tient une place fondamentale et complémentaire, chacun joue sa partition au sein de la maison commune. « La communauté autour d’une même natte, d’une même table est la première richesse du pays. Elle est une force à valoriser pour créer des projets durables », affirme Simon Nacoulma. Cet entrepreneur social, sociologue de formation, a pris appui sur cette énergie collective pour créer à Cissin, un quartier pauvre de Ouagadougou, une bibliothèque (lire l’article p. 14), une maison de la femme, un centre de santé, etc.
Au sein de la famille, l’union fait la force. Ainsi, dans les campagnes, tous les membres du foyer participent à la construction de la case. L’homme monte les murs, l’enfant porte l’eau, la femme prépare les repas… À la fin, ils soulèvent de terre, tous ensemble, le toit de chaume et le posent sur les briques, dans un même mouvement solidaire.
Cela étant, complémentarité ne signifie pas égalité. La place des anciens est au sommet de la pyramide, selon une vision ascendante de l’honneur. Plus on est âgé, plus on a de la valeur. Le « vieux » est le pilier de la famille, son historien aussi, celui qui va transmettre les us et coutumes, les interdits. Il est le garant de la cohésion familiale. En accordant sa confiance aux membres de la communauté, l’ancêtre donne à chacun la motivation, le propulse en avant. « En cela, il est l’architecte de la famille », analyse le sociologue.
Dans la cour familiale, c’est l’esprit de partage et d’entraide qui domine. Ainsi, dans l’ethnie des Mossis, la belle-mère suit la grossesse de sa belle-fille, l’aide à accoucher, s’occupe du bébé pour que la jeune maman puisse se reposer ou aller faire ses courses. Les petits-enfants s’attachent peu à peu aux grands-parents qui tiennent un vrai rôle éducatif. Ce qui conduit parfois les parents à renoncer à déménager !
L’amour familial est lui aussi partagé. De fait, l’enfant appartient à toute la communauté. « Chez les Mossis, il est de bon ton que les parents biologiques n’éduquent pas leurs propres enfants après un certain âge », témoigne Simon Nacoulma. La mission revient alors à l’oncle, qui a autorité sur son neveu ou sa nièce. Cette forme d’échange (« je te confie mon enfant et tu me confies le tien ») renforce l’esprit de communauté familiale. On estime aussi que les liens d’autorité, moins chargés affectivement, sont de nature à mieux guider le jeune. Ainsi, le garçon ou la fille se confie d’abord à son oncle, qu’il ou elle appelle « papa ». Et c’est encore l’autre « père » qui prend les grandes décisions concernant le mariage de l’enfant de son frère.
Certains liens de parenté peuvent être imaginaires, à portée symbolique, et se transmettent de génération en génération. Les « parentés à plaisanterie » sont des pratiques répandues en Afrique de l’Ouest. Ainsi, une grand-mère peut prétendre que son petit-fils est son « mari ». Un jeune homme joue à traiter son oncle maternel en « rival », comme si son épouse était aussi « la sienne ». Sous couvert de moqueries, de blagues et de fous rires, ce mécanisme social permet de faire passer un message, de faciliter le dialogue, d’apaiser d’éventuelles tensions au sein de la famille ou entre différentes ethnies.
Si un fils peut exprimer le souhait d’aller vivre chez son oncle, il peut aussi y être envoyé sur décision parentale, en raison, par exemple, de ses mauvaises fréquentations. Une fois que le gamin « bandit » se sera assagi, il pourra retourner chez lui. De façon générale, le « confiage » est une pratique très répandue au Burkina Faso. « Qui n’a pas de maman n’a pas cherché », dit le dicton africain. Pour des raisons pratiques, on confie son enfant à un autre foyer ou à des amis qui deviendront, de facto, membres de la communauté.
Dans le village d’Oumarou Traoré, il n’y avait pas de collège. « À l’âge de 13 ans, je suis parti dans une autre ville à 17 km de chez moi, raconte-t-il, le regard embué. J’ai vécu, de la classe de sixième à la seconde, dans une autre famille, qui avait neuf enfants. Je retournais chez moi seulement pendant les vacances. Mes parents d’adoption ne recevaient aucune rétribution. Une fois, je leur ai apporté un sac de maïs. J’ai gardé des liens d’amitié avec mon tuteur, mes frères et mes cousins. On se rend des services. Si un jour l’un d’entre eux demande à me confier l’un de ses enfants, je l’accueillerai avec joie. »