Présidentielle au Sénégal : Idrissa Seck
et Ousmane Sonko, l’opposition à pile ou face
L’un est un novice, l’autre un habitué des arcanes du pouvoir. À quelques jours d’une présidentielle dont Macky Sall est le favori, Ousmane Sonko et Idrissa Seck incarnent les deux faces d’une classe politique en pleine recomposition.
« Ce qui m’a séduit chez Ousmane Sonko, c’est qu’il incarne une rupture avec la politique politicienne. » L’architecte Pierre Goudiaby Atepa a fait son choix. Depuis que sa candidature « citoyenne » a été invalidée par le Conseil constitutionnel, en janvier, il ne jure que par Ousmane Sonko.
À Versailles, au début de février, il a même plaidé auprès de l’ex-président Abdoulaye Wade – dont il fut ministre conseiller – pour que celui-ci appelle ses troupes à voter pour le député quadragénaire en l’absence du candidat du Parti démocratique sénégalais (PDS), Karim Wade, empêché de se présenter. Sans succès.
Parmi les vingt candidats recalés pour défaut de parrainages, Pierre Goudiaby Atepa se retrouve bien seul. Depuis l’ouverture de la campagne, le 3 février, l’essentiel des ralliements annoncés a en effet profité à Idrissa Seck. « Qu’il obtienne le soutien des partis traditionnels n’est guère étonnant, vu son parcours », commente l’architecte. L’ancien premier ministre d’Abdoulaye Wade avait pourtant disparu des radars ces dernières années. « Il s’était fait discret et a économisé ses déclarations, c’est vrai, mais la presse a eu tort de l’oublier », estime Pape Diop, autrefois maire de Dakar puis président de l’Assemblée nationale.
Retour en grâce
Dès le 2 février, le président de la Convergence démocratique Bokk Gis Gis apportait officiellement son soutien à Idrissa Seck – issu comme lui du PDS – à la présidentielle du 24 février. Depuis, d’autres candidats prématurément recalés ont ajouté leur pierre à l’édifice : Malick Gakou (ancien ministre), Cheikh Hadjibou Soumaré et Abdoul Mbaye (ex-Premiers ministres), le député Moustapha Mamba Guirassy ou Amsatou Sow Sidibé (candidate en 2012) ont eux aussi rallié « Idy ». Et la liste s’allonge chaque jour…
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Le 6 février, c’était au tour de Mamadou Diop Decroix, secrétaire général d’And-Jëf/PADS et proche d’Abdoulaye Wade, de le rejoindre. Et le surlendemain, Idrissa Seck engrangeait le ralliement officiel de Khalifa Sall, débouté le 8 février de son ultime recours devant la Cour de justice de la Cédéao.
On peut effectivement parler d’un come-back, car aujourd’hui les projecteurs sont braqués sur lui
Un retour en grâce inespéré pour le fondateur du parti Rewmi, qui entame sa troisième campagne présidentielle consécutive. Étonnamment discret depuis qu’il a claqué la porte de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY) en 2013, Idrissa Seck avait fini par se faire oublier. « On peut effectivement parler d’un come-back, car aujourd’hui les projecteurs sont braqués sur lui. Il est considéré comme la principale alternative à Macky Sall », résume son ancien lieutenant Thierno Bocoum, qui a quitté Rewmi pour créer son propre parti mais soutient la candidature de son mentor. « En politique, on peut rebondir à tout moment, comme il est en train de le montrer », confirme Pape Diop, convaincu qu’« une coalition de l’opposition est en train de se constituer autour d’Idrissa Seck ».
À quelques jours d’une élection dont Macky Sall est donné favori, Idrissa Seck, 59 ans, et Ousmane Sonko, 44 ans, incarnent les deux pôles emblématiques d’une classe politique en pleine recomposition, privée, pour la première fois depuis 1978, de représentants à la présidentielle pour ses deux formations historiques : le Parti socialiste d’Ousmane Tanor Dieng et le PDS d’Abdoulaye Wade.
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2019, année de la revanche d’Idy sur Macky ?
D’un côté, le militant tombé dans la politique dès son plus jeune âge, formé par le patriarche de la vie politique sénégalaise et qui a accédé, à ses côtés, à de hautes fonctions – maire de Thiès, Premier ministre – avant de poursuivre sa carrière en solo. De l’autre, le nouveau venu au style tranchant, ancien inspecteur des impôts un temps lanceur d’alerte, encore novice en politique mais qui sait allier un discours radical à une communication moderne. À Idrissa Seck la connaissance de l’État et les réseaux. À Ousmane Sonko la spontanéité et la popularité soudaine qui découle de son approche « antisystème » aux accents parfois populistes.
C’est un candidat républicain qu’il ne faut pas négliger. Nous prenons sa candidature au sérieux
Le premier jouit d’une longue expérience politique. Il bénéficie surtout d’une configuration inédite pour affronter Macky Sall, envers qui il cultive une vieille rancœur, héritée des années où Abdoulaye Wade s’est appuyé sur ce dernier pour l’écarter brutalement du premier cercle présidentiel. 2019, année de la revanche d’Idy sur Macky ? Au lendemain des législatives de 2017, un conseiller présidentiel ironisait, lui prédisant un poids électoral de quelque 2 % en 2019 : « Idy se rêvait numéro un : il est devenu numéro rien. » Mais désormais, l’entourage du chef de l’État se montre plus prudent. « C’est un candidat républicain qu’il ne faut pas négliger. Nous prenons sa candidature au sérieux », admet un collaborateur.
De son côté, Sonko s’érige en chantre du « patriotisme économique » et en chevalier de la lutte contre la corruption. Depuis qu’il est entré à l’Assemblée nationale en 2017, le leader du parti Pastef est devenu la coqueluche d’une frange de l’opinion sensible à son discours de rupture. Pas un jour ne passe sans qu’il fasse la une des médias ou suscite le buzz sur les réseaux sociaux. De quoi agacer les lieutenants de la majorité présidentielle, qui tirent à boulets rouges sur ce gêneur qui ne ménage pas leur patron.
Puiser dans l’électorat de Karim Wade et Khalifa Sall
Idrissa Seck et Ousmane Sonko n’en seraient pas là si Karim Wade et Khalifa Sall s’étaient trouvés à leurs côtés sur la ligne de départ. Et tous deux ont vite compris qu’ils avaient un beau coup à jouer en puisant dans leurs électorats respectifs, devenus orphelins. « Les sympathisants du PDS veulent sanctionner Macky Sall et ne comptent pas passer à côté de la présidentielle. Pour eux, le boycott du scrutin [auquel appelle la direction du parti] serait suicidaire », analyse Pape Diop, selon qui « une frange importante de l’électorat libéral » se reportera sur Idrissa Seck.
Si je suis élu, j’irai personnellement le chercher à Rebeuss pour le remettre au service du Sénégal
Ousmane Sonko, lui aussi, sait tout le profit qu’il pourrait tirer de cette vacance de candidatures, qui laisse une partie de l’électorat dans l’expectative. Affichant volontiers son refus des petits jeux d’alliances et de la politique politicienne, le fougueux député n’a toutefois pas d’autre choix que d’entretenir des liens avec plusieurs chefs de parti s’il veut aller loin. En novembre, il indiquait à Jeune Afrique avoir des échanges réguliers avec Abdoulaye Wade, avec qui il a encore tenu un long conciliabule à Dakar, le 9 février : « Il y avait des problèmes sous sa gouvernance, mais lui n’a jamais empêché ses adversaires de se présenter. Il suit notre action politique, qu’il apprécie. Il nous conseille car il a de l’expérience et du vécu. »
Il s’est également rendu à plusieurs reprises au parloir de Rebeuss pour y témoigner sa solidarité à Khalifa Sall. Toutefois, son côté franc-tireur est vu par certains comme son talon d’Achille. « Son discours radical ne plaît pas à tout le monde », résume le journaliste Mamoudou Ibra Kane, fondateur du groupe E-Média. Un constat partagé par divers observateurs de la vie politique sénégalaise. « Sa posture antisystème ne passe pas partout, notamment dans l’opposition », analyse l’un d’eux.
Ballet de négociations
Idrissa Seck, lui, applique une tout autre méthode pour se hisser sur le podium du second tour. Vieux routier de la politique, c’est sans complexes qu’il négocie depuis des mois avec les alliés susceptibles de se rallier à la bannière orange de la coalition Idy 2019. Un ballet de négociations entamé à l’approche des législatives de 2017 et qui ne s’est jamais interrompu. À propos du ralliement de Pape Diop, il confie qu’il l’accueille « avec humilité et un immense plaisir », louant les « relations personnelles, anciennes et de grande qualité » qu’il entretient avec cet « homme d’État de grande valeur ». De Khalifa Sall, il indique que tous deux sont « de grands amis ».
Dénonçant « l’injustice » subie par l’ex-maire de Dakar, il confirme une promesse emblématique faite quelques jours plus tôt devant les caméras, à la sortie de la maison d’arrêt dakaroise : « Si je suis élu, j’irai personnellement le chercher à Rebeuss pour le remettre au service du Sénégal. » Mais c’est surtout lorsqu’il évoque Abdoulaye Wade qu’Idrissa Seck se fait dithyrambique : « C’est lui qui m’a formé et encadré ; notre compagnonnage a duré quarante ans. Aujourd’hui, je sollicite ses prières et ses conseils. Il est comme mon père : il y a eu du tumulte et des désagréments entre nous, mais le temps les a effacés. »
Sur la capacité d’Idrissa Seck à recevoir in extremis l’adoubement de « Gorgui » (« le vieux », en wolof), rentré à Dakar le 7 février pour la dernière ligne droite de la campagne, les avis sont partagés. Avant de prendre l’avion, l’ancien président a publié une vidéo dans laquelle il appelle ses compatriotes à « s’opposer » à une élection qu’il estime jouée d’avance. Pour l’heure, l’ex-président se refuse à tout ralliement. Une situation dont certains estiment qu’elle pourrait tout aussi bien profiter à l’avocat Madické Niang, vieux compagnon de route des Wade, qui rêve de capter tout ou partie de l’électorat PDS.
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Issa Sall en embuscade
El Hadji Issa Sall, du Parti de l’unité et du rassemblement (PUR), est à Ousmane Sonko ce que Madické Niang est à Idrissa Seck : un concurrent embusqué, plus discret et moins charismatique, que l’on finit par ne plus remarquer. Pourtant son parti, très structuré, bénéficie de la force de frappe des Moustarchidine Wal Moustarchidaty, une association religieuse dérivée de la confrérie tidjane, et entend bien créer la surprise au soir du 24 février. Si la personnalité d’Issa Sall ne provoque pas le même engouement que celle de Sonko, de nombreux commentateurs s’attendent à ce que cet informaticien, qui n’appartient pas, lui non plus, au sérail, séduise un électorat désireux de tourner la page des partis à l’ancienne.
« Des scénarios inattendus sont encore envisageables d’ici au 24 février, conclut l’éditorialiste Madiambal Diagne. N’oublions pas que peu après la présidentielle se tiendront les élections locales, et probablement aussi des législatives, en cas de dissolution de l’Assemblée. Actuellement, chacun négocie avec tout le monde pour ménager son avenir politique. »