Par François Soudan
Des manifestants alertant sur les conséquences du réchauffement climatique, en septembre 2019 à Johannesburg. © Themba Hadebe/AP/SIPA
«Sergent », « Commandant », « Capitaine », « Chef de cabinet » et leurs quelque deux cents congénères des lacs de Yamoussoukro attendent avec impatience la saison des pluies. Comme il pleut de plus en plus, ces caïmans qui peuplent les abords de la résidence de feu Houphouët-Boigny profitent des inondations pour se répandre en ville, ravageant les basses-cours et terrorisant les humains en toute impunité : on ne tue pas un crocodile sacré. Le réchauffement climatique est pour ces sauriens une aubaine inespérée.
Déluges et sécheresses
Cet effet collatéral et anecdotique du dérèglement écologique est très loin d’être le seul en Afrique. La sécheresse qui frappe le Sahel a ainsi des conséquences directes sur la montée en puissance des groupes jihadistes, qui profitent des tensions foncières exacerbées entre éleveurs et agriculteurs pour recruter parmi les premiers nommés.
A contrario, c’est un véritable déluge qui, ces dernières semaines, a écrasé Kinshasa, Brazzaville, Bangui et Libreville de son fracas. Quand les cieux déversent un torrent inaltérable sur les quartiers populaires, les caniveaux dégorgent une mélasse qui envahit tout, macule tout, gerbe de partout. Sous le pilon de la pluie, les rues deviennent le siège d’une vie chaotique adaptée dans l’urgence à la gésine d’une ville en mutation où des pâtés de maisons entiers disparaissent, engloutis par les érosions.
Ngaliema, Limete, Mfilou, Makélékélé, Kolongo, Sapéké… Le nom des faubourgs en état de suffocation s’égrène comme le clapotis obsédant de l’eau qui glisse au travers des toits de tôle.
Idéologie productiviste
Pour ceux qui veulent bien l’entendre, le constat est clair : issues de mille sources, l’angoisse écologique et la prise de conscience qu’il convient non pas de « sauver la planète » (laquelle, même privée de toute vie, continuerait d’exister) mais de sauver l’habitabilité de la biosphère affleurent de partout en Afrique.
Sans doute parce que les Africains, plus que d’autres, vivent au quotidien l’impact dévastateur des catastrophes dites naturelles et le hiatus entre l’accroissement démographique et le besoin d’espaces, lesquels sont de plus en plus limités.
Mais aussi parce que la religion du progrès et l’idéologie productiviste qui imprègnent toujours la classe politique et les électeurs occidentaux – en particulier Américains – en les confinant dans une sorte de déni est d’importation récente sur le continent : le lien avec la « terre mère », ses espaces vierges et sa cosmogonie y est toujours profond.
Cependant, les résistances aux obligations qu’impose l’urgence écologique sont encore nombreuses et puissantes. Certains gros pollueurs, comme l’Afrique du Sud – où 86 % de l’énergie produite provient du charbon –, continuent de prétexter la responsabilité initiale des pays industrialisés dans l’émission des gaz à effet de serre pour se défausser de la leur.
Nulle part en Afrique les États, confortés il est vrai par le FMI, pour qui seul compte le taux de croissance, ne sont encore parvenus à établir un équilibre entre les nécessités du développement et les impératifs environnementaux. Trop de dirigeants baignent encore dans l’indifférence et l’inconscience, portés en cela par des classes moyennes urbanisées dont l’aspiration (légitime) est de jouir d’un mode de vie de plus en plus décrié par les 9 millions de followers de Greta Thunberg : 4x4, clims et voyages en avion.
Lorsqu’un ministre courageux, ou soucieux tout simplement de faire son travail, sanctionne un opérateur minier peu scrupuleux en matière d’écologie, mais associé à quelque baron du régime, il se fait aussitôt rappeler à l’ordre. Ce n’est pas le gouvernement ougandais mais une poignée d’ONG pugnaces qui tentent d’empêcher Total de mener à bien son projet pétrolier dans le parc naturel des Murchison Falls.
Et quand un militant conservationniste camerounais ou congolais s’inquiète de la disparition de la faune sauvage, il se voit rétorquer que sa préoccupation est déplacée, alors que tant d’hommes souffrent – comme si l’indifférence envers les animaux était une garantie de compassion pour les humains. Le risque, on le voit, est loin d’être admis par tous, en Afrique comme ailleurs.
Des consciences à éveiller
L’éveil d’une conscience environnementale sur le continent n’est guère favorisé, il faut en convenir, par l’autisme dont font preuve les grands émetteurs de CO2 que sont les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’Australie et le Brésil.
Faute d’un leadership fort du type de ceux qu’exercèrent Mohammed VI à Marrakech, le tandem Hollande-Fabius à Paris ou Angela Merkel à Bonn, la COP 25, qui vient de s’achever à Madrid, a accouché de résultats insignifiants, et si un accord minimal a tout de même été conclu, c’est – notamment – aux pays africains, qui ont accepté de rehausser leurs ambitions en matière de réduction des gaz à effet de serre, qu’elle le doit.
Ce que l’on octroie au continent en échange, et particulièrement aux États membres de la Commission climat du bassin du Congo, où forêts et tourbières capturent des milliards de tonnes de CO2, est encore dérisoire, au point que la ministre de l’Environnement d’un pays de la région a apostrophé son homologue française à Madrid avec cette phrase : « Faut-il que nous brûlions nos forêts comme en Amazonie pour qu’enfin vous cessiez d’agiter n’importe quel prétexte pour ne pas nous aider à vous aider ? »
Au Nord comme au Sud, les deux hémisphères étant pour le coup intrinsèquement liés par une communauté de destin, le combat pour de nouveaux paradigmes de survie sera long et difficile. Il y faudra une volonté politique de fer et un processus qui ne pourra être que progressif, car seule une dictature serait à même de porter un coup d’arrêt brutal aux pratiques anti-écologiques et d’étouffer la colère de centaines de millions de gens directement menacés dans leurs activités et leurs revenus.
Faire admettre à chacun que l’urgence climatique est une obligation qui s’impose à tous et qu’il vaut mieux l’assumer plutôt que la subir avec fatalisme est une œuvre pédagogique certes de longue haleine mais absolument indispensable.
Et tant mieux si les crocodiles de Yamoussoukro n’y trouvent plus leur compte : le temps où leur protecteur Houphouët pouvait se permettre de rétorquer aux donneurs de leçons environnementales venus du froid « donnez-nous un peu de pollution », manière de signifier par là que l’écologie était un souci de riches, ce temps-là est définitivement révolu.