Présidentielle en Côte d’Ivoire : quelle stratégie pour Gbagbo et Bédié
après le retrait de Ouattara ?
Malgré la menace que la pandémie de coronavirus fait peser sur la présidentielle ivoirienne, les différents camps de l’opposition sont en ordre de marche. Alors que certains appellent à une candidature unique, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo avancent chacun leurs pions.
En Côte d’Ivoire, comme ailleurs, l’épidémie de coronavirus bouleverse les calendriers. La vie à Abidjan tourne au ralenti : la ville a été coupée du reste du pays dans l’espoir de stopper la propagation du virus. La politique, elle aussi, est impactée. Les meetings de plus de cinquante personnes ne sont plus autorisés, des permanences ont été fermées, des responsables mis en quarantaine, d’autres confinés. Et puis, il y a ce gros point d’interrogation : l’élection présidentielle, prévue pour la fin d’octobre, pourra-t-elle se tenir dans les temps ?
Malgré cela, et en attendant d’être fixé, chaque camp tente comme il le peut de continuer à échafauder sa stratégie. Après le renoncement d’Alassane Ouattara à briguer un troisième mandat et, dans la foulée, l’officialisation du choix d’Amadou Gon Coulibaly comme candidat du RHDP (Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix), tous les regards se tournent vers l’opposition. Plus précisément vers le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et le Front populaire ivoirien (FPI).
Question de génération ?
Le président ivoirien avait dans un premier temps conditionné son retrait à l’assurance que leurs deux chefs de file, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, respectivement 85 ans et 74 ans, renonceraient également à se porter candidats. S’il s’est ravisé, c’est parce qu’il a finalement préféré dicter le tempo.
« Le président estime toujours qu’il parviendra à faire renoncer Bédié. Des messages seront passés. Une pression nécessaire sera exercée, explique un intime d’Alassane Ouattara. Concernant Gbagbo, les chances de le voir rentrer en Côte d’Ivoire à temps s’amenuisent. » Autrement dit, l’ancien président, contraint pour l’instant de demeurer en Belgique, pourrait bien ne pas être une menace.
Pour le moment, Bédié et Gbagbo assurent en privé que leur stratégie n’a pas évolué. « Il n’y a pas eu de réaction particulière à l’annonce du président, assure Jean-Louis Billon, l’un des secrétaires exécutifs du PDCI. Nous continuons à travailler pour respecter notre calendrier comme si de rien n’était. Le choix de Gon Coulibaly n’est pas une surprise, mais maintenant nous sommes fixés. Nous connaissons notre adversaire et nous pouvons affiner notre stratégie. »
« L’avenir de la Côte d’Ivoire n’est pas une question de génération, affirme de son côté Laurent Akoun, vice-président du FPI. Regardez aux États-Unis : Joe Biden a 77 ans, Bernie Sanders 78. Cette histoire d’âge, c’est un faux débat. Nous savons bien que le but d’Alassane Ouattara est de pérenniser le système actuel. Il ne sera peut-être pas candidat, mais, derrière Amadou Gon Coulibaly, c’est lui qui tire les ficelles. »
Bédié maître du jeu
C’est le 14 juin que le PDCI doit désigner son candidat, à l’occasion d’une grande convention. Le parti devait en préciser les conditions d’organisation lors d’un bureau politique prévu le 25 mars, mais l’événement a été reporté pour cause de Covid-19. Selon nos sources, il a prévu d’organiser au début de juin des conventions éclatées dans plusieurs régions du pays. Même si un appel à candidatures sera lancé, le Sphinx de Daoukro devrait être plébiscité à cette occasion, tant il est vrai qu’au PDCI il reste le seul maître du jeu.
La question de sa candidature agite néanmoins les cadres de la formation depuis de longs mois. Ses partisans soutiennent qu’il est le seul à pouvoir maintenir l’unité. Le seul également à être en mesure de nouer des alliances. Ses adversaires craignent au contraire que ce choix ne soit à l’origine d’une nouvelle vague de départ vers le RHDP.
La seule solution pour que Bédié ne soit pas candidat, c’est que la décision vienne de lui
Ils font cependant face à un dilemme : comment exprimer leur opinion sans aller à l’encontre des traditions politiques et culturelles du parti ? Âgé de 57 ans, le député de Yamoussoukro, Patrice Kouamé Kouassi, dit KKP, est pour l’instant le seul à avoir osé mettre les pieds dans le plat. « Notre génération est la mieux formée et la mieux outillée pour répondre aux enjeux actuels et futurs, avait-il déclaré lors d’une réunion du parti, en décembre 2019. Ne courons pas le risque de brûler cette génération qui ne demande qu’à servir en donnant le meilleur du meilleur qu’elle a reçu de vous, nos pères. Faisons confiance à la jeunesse, parions sur les jeunes, car ils sont l’avenir de la nation. » Mais, quelques jours plus tard, plusieurs vieux cadres lui demandaient de calmer ses ardeurs.
« La seule solution pour que Bédié ne soit pas candidat, c’est que la décision vienne de lui. Il faut qu’il renonce de lui-même lors de la convention. S’il est forcé ou humilié, cela ne marchera pas. Il ne sera jamais désavoué en public au détriment de quelqu’un de plus jeune. Ce n’est pas dans notre culture », explique un cadre du PDCI.
« À l’heure actuelle, le chef ne veut rien entendre. Il sera candidat. Il est prêt au combat et n’a pas préparé de plan B », assure l’un de ses visiteurs du soir. « Bédié candidat, c’est à double tranchant. Soit il est perçu comme un grabataire sénile, soit il réussit à endosser le costume de patriarche derrière lequel tous les déçus du régime se rangeront », poursuit un fin connaisseur de la politique ivoirienne.
Gbagbo de retour à temps ?
Au sein de l’opposition, au PDCI comme au FPI, certaines voix appellent en effet à la désignation d’un candidat unique dès le premier tour. « Dans la configuration actuelle, si nous y allons chacun de notre côté, ce sera difficile », estime un proche de Bédié. Laurent Gbagbo pourrait-il l’accepter ? « Pour le moment, cela n’est pas à l’ordre du jour, mais il n’est pas opposé à la candidature de Bédié », ajoute notre source.
Après son acquittement par la Cour pénale internationale (CPI), en janvier 2019, l’ancien président assurait à ses interlocuteurs qu’il souhaitait prendre sa retraite dans son village de Mama et écrire ses Mémoires. Depuis, il est coincé à Bruxelles, où il vit avec sa deuxième femme, Nady Bamba, en attendant la fin de la procédure judiciaire, et fait désormais passer le message qu’il sera le candidat du FPI, quel que soit son statut juridique. Quitte donc à ce que sa candidature soit rejetée.
S’agit-il de l’un de ces coups de bluff dont il a le secret ? Ceux qui lui ont rendu visite récemment décrivent un homme affaibli et fatigué. « Il est très lucide sur sa situation personnelle et celle de son parti, confie l’un d’eux. Il reste un vrai homme politique. »
Gbagbo ne souhaite pas voir Affi N’Guessan sur le devant de la scène
De fait, plus les jours passent et plus les chances de le voir rentrer en Côte d’Ivoire à temps pour pouvoir se présenter se réduisent. C’est le 11 mai que la chambre d’appel de la CPI doit examiner l’appel déposé par la procureure, Fatou Bensouda. Mais rendra-t-elle sa décision avant ou après les vacances judiciaires, qui courent du 17 juillet au 10 août ? Et quid de la peine de vingt ans de prison à laquelle il a été condamné dans l’affaire du « braquage » de la BCEAO ?
Bataille d’influence au FPI
Pascal Affi N’Guessan compte bien profiter de cette situation. L’ancien Premier ministre en rupture de ban avec Laurent Gbagbo depuis plusieurs années a amorcé un rapprochement au début de janvier. Les deux hommes se sont rencontrés à trois reprises. Et, depuis le 20 février, des discussions ont lieu tous les jeudis dans le but de réunifier les deux tendances du FPI d’ici à la fin d’avril, afin d’organiser un congrès unitaire en mai.
Toutefois, plusieurs sources doutent que la réconciliation aille à son terme. Car Affi N’Guessan a posé d’importantes conditions pour rendre à Gbagbo la présidence du parti : devenir son premier vice-président, assurant l’intérim avec les pleins pouvoirs, et être le candidat du FPI au cas où Gbagbo ne le serait pas.
Le prochain congrès du FPI devrait renforcer les pouvoirs de Gbagbo
« Mais cela, Gbagbo n’est pas prêt à l’accepter, explique un membre de son entourage. Il ne souhaite pas voir Affi N’Guessan sur le devant de la scène. » Par le passé, l’ex-président a utilisé Affi pour réduire l’influence de son épouse, Simone. Cette fois-ci, l’ancienne première dame a fait partie de ceux qui ont milité auprès de Gbagbo pour qu’il accepte d’ouvrir ces négociations. « Gbagbo cherche à gagner du temps pour éroder leur capacité de nuisance à tous les deux », précise un de ses proches.
Ces derniers mois, certains se sont inquiétés de voir Simone Gbagbo tisser sa toile dans les instances du parti, notamment auprès des secrétaires fédéraux et des anciens exilés. « Elle a l’ambition de s’affirmer comme la principale force politique au sein du FPI après Laurent Gbagbo. Pas forcément pour être candidate, mais pour y avoir une place centrale », explique un de ses proches. Politicienne coriace, Simone y parviendra-t-elle ? Selon nos sources, le prochain congrès du FPI devrait renforcer les pouvoirs de Gbagbo. Il aura alors la main sur les nominations et sera en mesure de contrôler son épouse.
Grande coalition de gauche
S’il demeure le maître du jeu, Laurent Gbagbo pourrait tout de même être contraint de faire des concessions, au risque de voir Affi et Simone s’allier contre lui – un scénario sur lequel tablent les autorités ivoiriennes.
Sa principale ambition est de parvenir à constituer une grande coalition des formations de gauche. Il a confié la mise en œuvre de ce projet à l’ex-ministre Ahoua Don Mello, désormais conseiller spécial chargé des grands projets du président guinéen, Alpha Condé. Plusieurs partis, comme le Cojep, de Charles Blé Goudé, ou le Lider, de Mamadou Koulibaly, ont d’ores et déjà été approchés.
Le FPI, dans toutes ses tendances, serait la principale force de cette coalition, et Gbagbo pourrait en être le candidat, ou simplement la figure de proue. Un schéma finalement pas si éloigné de celui adopté par Alassane Ouattara avec le RHDP.