« Terror belli, decus pacis. » « Terreur de la guerre, honneur de la paix. » Le jeune fils de berger qu’est Idriss Déby Itno (IDI) imaginait-il, alors qu’il obtenait sa licence de pilote au milieu des années 1970, qu’il tiendrait quarante-cinq ans plus tard entre ses mains un bâton de maréchal ? En ce 11 août, les dignitaires tchadiens sont réunis au Palais de la démocratie de N’Djamena pour sa cérémonie d’élévation, et le chef de l’État inaugure sa tenue d’apparat. Vingt-trois étoiles dorées, comme le nombre de provinces du Tchad, ornent son bâton. Son sabre est frappé de la devise « Pour l’honneur et la fidélité à la patrie ». Le col Mao de sa vareuse est brodé à la main de feuilles de chêne dorées. Autour de lui, les soldats de l’armée sont au garde-à-vous. Idriss Déby Itno sourit. Nulle part ailleurs le président ne se sent plus à l’aise qu’au milieu de ses troupes. Il les a façonnées, vues grandir, en a nommé les officiers. Au début d’avril, sur les rives du lac Tchad, le chef de l’État, à la tête de ses troupes, a mené une offensive médiatico-militaire contre l’État islamique en Afrique de l’Ouest. Quelques jours plus tôt, le 23 mars, plus de 90 soldats tchadiens avaient été tués dans des affrontements avec ces jihadistes dans la province du Lac. En treillis, accompagné de ses ministres Mahamat Ismaïl Chaïbo et Mahamat Abali Salah, ou de son chef d’état-major, Abakar Abdelkerim Daoud, le président a multiplié les réunions de stratégie et les visites de soutien aux troupes. Patron de la région
Auprès de lui, deux de ses fils, que le président associe à son pouvoir : Zacharia, ambassadeur aux Émirats arabes unis, et Mahamat Idriss Déby, directeur général des services de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE). Militaire dans l’âme, IDI sait que l’armée constitue son atout principal. Depuis le sommet du G5 Sahel de janvier, il n’a fait que réaffirmer son lien avec la France. Il entretient une excellente relation avec le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, qu’il n’hésite pas à présenter comme son frère. Quant à Emmanuel Macron, il sait que N’Djamena est indispensable au Sahel. « Idriss Déby Itno veut être le véritable patron de la région, explique un diplomate en poste à N’Djamena. Que ce soit à travers l’armée ou à travers des liens familiaux, il veut peser sur toutes les situations de crise de ses voisins. » Au Soudan, IDI est l’un des parrains de l’accord de paix entre Khartoum et les rebelles du Sud, et il a placé l’un de ses hommes de confiance, l’ambassadeur Abdelkerim Koïboro, au plus près des discussions. Ce dernier présente l’avantage d’être marié à la fille de Timan Déby Itno, le frère cadet du président, décédé en mai 2019. IDI garde aussi un regard attentif sur les prochaines élections présidentielles en Centrafrique et au Niger, où il est proche du candidat Albadé Abouba, qu’il a reçu à N’Djamena le 9 octobre. Quant à la crise en Libye, il la surveille de près. « La Libye empêche Déby Itno de dormir », expliquait récemment à Jeune Afrique un ancien ministre. Le chef de l’État a un temps misé sur le maréchal Khalifa Haftar, qui s’était engagé à exercer une pression sur les groupes rebelles tchadiens, basés dans le sud de la Libye, mais ce dernier n’a pas réussi à imposer son autorité. Déby a déchanté et ne soutient aujourd’hui le maréchal qu’avec un très faible enthousiasme. Une frontière libyenne mal contrôlée et un Sud libyen en proie aux ingérences étrangères sont pour lui un risque de troubles dans l’ancienne région du Borkou-Ennedi-Tibesti. Idriss Déby Itno a de grands projets, en particulier pour le Tibesti. Depuis plusieurs années, il compte sur le potentiel minier de cette région pour combler le déficit budgétaire, lié à la chute des revenus pétroliers, et attirer des investisseurs étrangers. Mais un comité d’autodéfense s’y est mis en place et reproche au pouvoir central de vouloir mettre la main sur la manne aurifère. IDI a bien envoyé des émissaires – comme l’ex-président Goukouni Weddeye ou son fils et directeur de cabinet adjoint Abdelkerim Déby Itno (très associé à la gestion de l’État) –, mais le bras de fer se poursuit. « Il aimerait régler le problème avant les prochaines échéances électorales », explique un proche du palais présidentiel. Le chef de l’État a le regard tourné vers trois scrutins à venir : les élections locales (fin 2021), les législatives (fixées au 24 octobre) et, surtout, la présidentielle, dont le premier tour est annoncé pour le 11 avril prochain. Au début de novembre, il a organisé le deuxième Forum national inclusif pour faire le bilan de la mise en place de la IVe République – depuis mai 2018 –, même si la rencontre a été boycottée par une partie de l’opposition et par la plus grande centrale syndicale, l’Union des syndicats du Tchad. Sur la route
Quelques jours plus tard, IDI a reçu le soutien d’une alliance lui demandant d’être candidat à sa succession, comme l’y autorise la Constitution. Regroupant 82 personnalités issues de la société civile et de partis politiques, ce groupe a expliqué, par la voix de son porte-parole, le député Djimet Clément Bagaou, qu’Idriss Déby Itno était « le seul à même de fédérer les Tchadiens et de les conduire vers un avenir meilleur ». Depuis, le chef de l’État a pris la route. Il a sillonné les provinces du Mayo-Kebbi Est, du Mayo-Kebbi Ouest, du Mandoul et du Moyen-Chari, enchaînant les poses de première pierre et les inaugurations. Un air de précampagne, tandis que le Mouvement patriotique du salut (MPS, au pouvoir) était prié de se mettre en ordre de bataille. « La tension est montée d’un cran depuis l’organisation du forum, estime un diplomate. Tout le monde a compris que cela lançait la campagne. » Et un autre d’ajouter : « Idriss Déby Itno sait que le contexte sécuritaire et sa relation avec la France le protègent. Mais les élections n’en sont pas moins un test. » Alors que le forum se déroulait et proposait la création d’un poste de vice-président – très controversée par ses détracteurs, qui craignent que le chef de l’État n’y nomme l’un des siens –, les forces de l’ordre se positionnaient aux abords des sièges de partis et d’associations d’opposition, officiellement pour en « limiter l’accès » en raison de la situation sanitaire liée au Covid-19. Les opposants Saleh Kebzabo, président de l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR), et Mahamat Ahmad Alhabo, leader du Parti pour les libertés et le développement (PLD), ont dénoncé l’encerclement de leur domicile et du siège de leurs partis. « Déby Itno est entré en campagne. Un président au pouvoir qui commence avant tout le monde, c’est un signe de peur et de faiblesse, donc d’échec ! » a réagi Kebzabo. « Le président est en déplacement, à la rencontre des populations, et nous n’avons même pas le droit de nous réunir alors que nous respectons les gestes barrières », a déploré auprès de Jeune Afrique Succès Masra, le leader du mouvement Les Transformateurs. « Monarchie républicaine »
Depuis plusieurs mois, les appels au boycott des élections se multiplient du côté de l’opposition. Commission électorale « inféodée » au MPS, absence de dialogue, manque de crédibilité d’un fichier électoral qui vient pourtant d’être révisé… Les accusations ne manquent pas, notamment du côté de l’Union des démocrates pour le développement et le progrès (UDP), de Max Kemkoye, ou du PLD, de Mahamat Ahmad Alhabo. « Les dés sont pipés. Aller à ces scrutins reviendrait à cautionner la monarchie républicaine », tranche un partisan du boycott. Une situation qui rappelle la présidentielle de 2011, lorsque Saleh Kebzabo, Kamougue Abdelkader et Yorongar Ngarlegy avaient appelé à ne pas participer à la « mascarade électorale ». Mais, en 2016, Saleh Kebzabo et son UNDR avaient changé de stratégie et pris part à la course présidentielle, à l’issue de laquelle Kebzabo était arrivé second, avec 12,80 % des voix. Pour le moment, l’UNDR n’envisage pas de ne pas participer aux scrutins à venir. Elle réfléchit même à l’éventualité d’une candidature unique de l’opposition pour la présidentielle. « Il faut que toute l’opposition se réunisse et s’entende, explique l’un de ses cadres. C’est la seule façon de peser face aux moyens du MPS. »
En tournée au début du mois de novembre dans le Mayo-Kebbi Ouest – la région d’origine de Saleh Kebzabo –, Idriss Déby Itno est toutefois serein. Face à lui s’agitent les drapeaux bleu, jaune et blanc de son parti. Cette fois, le maréchal n’a pas revêtu sa tenue d’apparat. Il n’a pas non plus emporté avec lui son treillis. En boubou blanc, le chef de l’État vient au contact du « pays profond », insistant sur « la culture du vivre-ensemble et de la fraternité ». « C’est sa force, conclut un diplomate en poste au Tchad. Il se montre en maréchal et en protecteur face à des menaces extérieures qui, objectivement, ne manquent pas. » Un costume qu’il endosse depuis maintenant trente ans.
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