En Côte d’Ivoire, le mystérieux temple des francs-maçons
« Dans les lieux secrets du pouvoir » (3/4). Si les palais présidentiels sont les symboles de la puissance des chefs d’État, d’autres édifices jouent un rôle primordial. Comme cette discrète villa d’Abidjan, qui abrite le siège de la Grande loge de Côte d’Ivoire.
Le ballet des grosses cylindrées commence à la nuit tombée. Plusieurs fois par semaine, il exécute sa chorégraphie. Avec le temps, les riverains s’y sont fait. Ils ont remarqué la présence de gardes du corps, les gyrophares et les plaques d’immatriculation officielles, reconnu certains visages aussi. Leurs interrogations, elles, demeurent. Que se passe-t-il à l’intérieur de cette bâtisse blanche ? À l’entrée, un seul indice permet d’aiguiller les initiés : deux grandes colonnes ornées de lettres représentant des noms maçonniques.
Nous sommes à Bietry, un quartier chic de la commune de Marcory, à Abidjan. C’est ici, dans cette villa au premier abord très ordinaire, que se trouve le temple de la Grande loge de Côte d’Ivoire (GLCI). Il n’est pas l’unique du pays – la GLCI en possède dans chacune de ses quatre provinces –, mais c’est le principal. Un lieu aussi secret que la puissante institution qu’il accueille. Chaque jour, au moins une loge y tient une réunion rituelle appelée « tenue ». Des rencontres administratives y sont également organisées, tout comme les « agapes », sortes de banquets rituels, confiés à un traiteur « maison ».
Pratiques fantasmées
Société initiatique largement méconnue des Ivoiriens, la Franc-maçonnerie est présente dans leur pays depuis les années 1930. Son histoire est aussi mouvementée – elle fut interdite par Félix Houphouët-Boigny jusqu’en 1972 – que ses pratiques sont fantasmées. Fondée à la fin des années 1980 par des commerçants et des hommes d’affaires, la GLCI et ses quarante loges est désormais l’institution maçonnique la plus influente des pays. Une des conditions pour en faire partie est de croire en Dieu.
Parmi ses 2 000 membres, dont aucune femme, la loge compte des ministres de premier plan, des magistrats, des hommes d’affaires ou des officiers généraux de l’armée. C’est moins une confrérie philosophique qu’un réseau d’influence qui permet à ses membres de gravir les échelons, d’obtenir des passe-droits, de faciliter certaines démarches ou la signature d’un contrat.
DANS LE GRAND HALL, LES PARTICIPANTS SE CHANGENT AVANT DE PÉNÉTRER DANS LES SALLES DE CÉLÉBRATIONS
Son temple de Bietry s’ouvre sur un grand hall où des casiers sont mis à disposition des participants. Ils peuvent s’y changer avant de pénétrer dans les différentes salles de célébrations. Chacune porte le nom d’une grande figure de la loge aujourd’hui décédée. La principale s’appelle le temple Clotaire Magloire Coffie, en référence au fondateur de la GLCI, mort en janvier 2017. À l’intérieur, des rangées de chaises rouges et de bancs tapissés en bleu entourent un pupitre. Deux tableaux, des insignes et des emblèmes distinctifs de la maçonnerie ornent les murs. Le sol est carrelé. Un damier noir et blanc a été placé au cœur de la salle.
Dress code
Deux types de réunions y sont organisées. Les premières, administratives, ne requièrent pas de protocole particulier, mis à part les prières d’ouverture et de clôture. On y vient vêtu en civil, il y a un ordre du jour, le compte-rendu de la précédente réunion est validé en début de séance, le vote se fait à main levée. Comme lors d’une vulgaire réunion associative, en somme.
Changement d’ambiance quand vient l’heure des « tenues » ou des assemblées générales des loges. Là, le dress code est strict : costumes, cravates, chaussettes et chaussures sombres, accompagné d’une chemise blanche. Les participants doivent aussi porter un tablier conforme à leur grade – apprenti, compagnon ou maître – ainsi qu’un collier propre à la fonction qu’ils vont occuper pendant la cérémonie – général maître, secrétaire, orateur, ou encore maître de cérémonie.
Après quelques informations administratives, un frère lit un texte. La feuille est posée sur une planche de bois. Son sujet a été préalablement décidé. C’est une sorte de dissertation consacrée à une thématique de société, abordée sous un angle maçonnique. Lors des grandes assemblées générales, le moment le plus attendu est l’accueil des délégations étrangères. Il répond à un protocole précis – chaque loge a son hymne et ses armoiries – et peut durer une heure et demie.
« Hambak », la perte d’un pilier
Certaines « tenues », dites funèbres, sont l’occasion de rendre hommage à un « frère » disparu. Ces derniers temps, la GLCI n’a pas été épargnée. Habib Touré De Movaly est décédé le 26 octobre 2021, dans un hôpital parisien, d’un cancer du foie fulgurant. Il était le premier surveillant de la loge, une position très influente. Le 15 juin, c’est son grand secrétaire national, Michel Rosier, qui s’était éteint.
HAMED BAKAYOKO A MIS LA TRÈS SECRÈTE GLCI SOUS LE FEU DES PROJECTEURS
Avant eux, la GLCI avait surtout perdu son pilier le plus important : Hamed Bakayoko, décédé le 10 mars 2021 d’un cancer fulgurant. Tout-puissant Grand maître depuis 2015, l’ancien Premier ministre avait été réélu en 2020, pour un second mandat de cinq ans. Mais, en pleine épidémie de Covid-19, il n’avait pas pu être investi. Dans les jours qui ont suivi son décès, les maçons ont organisé de nombreuses réunions dans l’enceinte du temple de Bietry. Elles avaient une saveur d’autant plus particulière que c’est Hamed Bakayoko qui avait impulsé ses travaux d’agrandissement et de rénovation, conduits entre 2017 et 2019 par Alain Kouadio et Robert Daoud, deux architectes bien connus et frères de lumière.
La mort de « Hambak » a mis la très secrète GLCI sous le feu des projecteurs. La question de sa succession a notamment alimenté la presse. Après avoir assuré l’intérim, Sylvère Koyo a finalement été élu en décembre dernier. L’avocat d’affaires sera installé lors de la prochaine assemblée générale, en avril.
« Trop de fuites »
Certains frères de la GLCI ont peu gouté de voir leurs activités déballées sur la place publique. Un soir de mars 2021, le beau-père du défunt et éminent membre de la loge, Emmanuel Tanoh, s’en est même ému. Celui qui officiait pour l’occasion en tant que grand maître d’honneur tape alors du poing sur la table. « Il y a trop de fuites », dénonce cet ancien bâtonnier, membre du Conseil constitutionnel et du parti présidentiel, le Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP).
Il donne notamment l’exemple de « Christ Yapi », un avatar bien connu des Ivoiriens qui abreuve Facebook, Twitter et Youtube d’informations prétendument exclusives, dont la maçonnerie est un des sujets de prédilection. Le coup de gueule de Tanoh plonge la salle dans un silence de cathédrale. Le jingle du fameux Yapi s’échappe alors du téléphone d’un des participants, déclenchant un large fou rire des frères de lumière.