Casamance : le Sénégal peut-il gagner la guerre ?
Dakar a lancé, le 13 mars dernier, une offensive contre les positions rebelles situées à la frontière gambienne. Il s’est pourtant officiellement engagé à faire la paix avec les indépendantistes. Pris en tenaille entre les négociations et les blindés de l’armée, le MFDC vit-il ses dernières heures ?
Des membres des forces armées sénégalaises en opération dans la forêt de Blaze, le 9 février 2021. © JOHN WESSELS/AFP
Cette nuit-là, lorsque les rebelles viennent frapper à sa porte, Nema Coly ne dort pas. Il est 1 heure, peut-être 2 heures du matin, et cela fait plusieurs jours déjà que son village, situé à la frontière entre le Sénégal et la Gambie, est pilonné par les tirs de l’armée sénégalaise. Lancée dimanche 13 mars au matin, l’opération « de sécurisation » est menée dans la zone frontalière dite du Nord-Sindian, et les militaires paraissent bien décidés à en déloger les combattants du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC).
Nema Coly n’a vu aucun soldat, mais le plafond de sa maison a tremblé quand les tirs ont retenti. Alors, quand les rebelles viennent la voir pour lui conseiller de quitter le village, elle n’hésite pas : elle regroupe ses trois enfants et fait ses valises. Côté gambien, une semaine après le début des combats, l’Agence de gestion des crises recensait déjà plus de 6 000 personnes déplacées ou réfugiées. Si la majorité des villageois ont fui vers le nord, certains se sont réfugiés plus au sud du Fogny, l’une des trois zones qui composent le département de Bignona. Le 19 mars, des tirs ont été entendus dans la ville même de Bignona, où l’armée estime que plusieurs rebelles se sont cachés.
Ce n’est pas la première fois que le bruit des balles et la peur des combats poussent Nema Coly à fuir. « Avant, on se réfugiait en Gambie, de l’autre côté de la frontière. Mais on nous a dit que même les villages gambiens étaient sous les balles », raconte-t-elle. C’est donc à Mediégué, localité sénégalaise située à une soixantaine de kilomètres de la frontière, qu’elle a trouvé refuge avec ses enfants. Elle a laissé derrière elle son mari et ses plantations de mil, de maïs et d’arachide, et ne compte pas rentrer avant d’être certaine que les combats ont cessé.
Chanvre indien, vélos rouillés et kalachnikovs
Pour accéder à Mediégué, comptez une heure de trajet depuis Bignona. Peu de véhicules circulent sur cette route de latérite qui s’enfonce dans la forêt : de rares minibus chargés de voyageurs, quelques motos Jakarta, des charrettes couvertes de branchages tirées par des bœufs… et un Kankourang, ce djinn de la tradition joola censé éloigner les mauvais esprits. C’est après le village de Sindian que les combattants du MFDC ont établi leurs cantonnements, dans cette forêt dense et minée, souvent décrite comme une zone de non-droit. Plusieurs factions indépendantistes s’y sont installées.
L’ARMÉE SE TARGUE D’AVOIR DÉLOGÉ SALIF SADIO DE SON FIEF
Jusqu’à présent, l’armée a dit ne s’attaquer qu’aux positions du chef rebelle Salif Sadio. Mais plusieurs sources estiment qu’une faction loyale à son frère ennemi, César Atoute Badiate, dont les bases sont principalement situées dans le sud du pays, aurait également subi le feu des militaires au début d’avril. Selon plusieurs témoins, les soldats sénégalais ont établi leur base dans le village de Lefeu et quadrillent la région.
Que se passe-t-il vraiment dans cette partie de la Casamance, où Salif Sadio s’est fixé en 2006 après avoir été délogé de ses positions plus au sud ? Très peu d’informations sur la progression des soldats sénégalais dans le maquis filtrent, sinon celles que distille l’armée. Selon un dernier bilan communiqué le 22 mars, l’opération aurait fait un mort dans ses rangs, huit blessés légers et « plusieurs » victimes dans les rangs du MFDC. L’armée se targue aussi d’avoir récupéré une dizaine de bases rebelles et, surtout, d’avoir délogé Salif Sadio de son fief.
Dans ces bases, les militaires sénégalais ont mis la main sur une partie de l’arsenal de l’aile nord du MFDC, constitué sans doute au cours de quarante années de rébellion : grenades, chargeurs de kalachnikov, M16, lance-grenades… Sur des photographies prises par l’armée, on distingue ce qui pourrait être le bunker où se retranchait Salif Sadio, un campement sommaire avec de vieux matelas équipés de moustiquaires, éclairé à l’énergie solaire. Au milieu d’un tas de vélos rouillés, du matériel militaire subtilisé par les indépendantistes : un camion de la Micega, la mission de la Cedeao en Gambie, ainsi qu’une radio de l’armée française. Des cargaisons de bois aussi, et des caisses remplies de chanvre indien. « Une véritable entreprise mafieuse », insiste un gradé.
Dans le Fogny, les rebelles ont développé une économie de guerre indispensable à leur survie. Culture du chanvre, coupe de bois de vène… Dans cette zone surnommée l’« Espagne », tant elle est promesse d’enrichissement, les jeunes viennent arroser les champs de cannabis comme d’autres plantent des légumes, et repartent dans leurs villages au bout de quelques mois avec plus d’argent en poche qu’aucun commerce licite ne pourrait leur en rapporter. Longtemps, le MFDC a contrôlé cette zone où Dakar semble bien loin et où l’on dit encore « je vais au Sénégal » lorsqu’on la quitte. « L’État nous a abandonnés, déplore une figure locale du Fogny. Après Sindian, le goudron s’arrête, il n’y a plus de courant. Il n’y a rien ici. »
Une rébellion plus affaiblie que jamais
Une rengaine au cœur des revendications des indépendantistes, qui prirent les armes et le maquis après la répression sanglante d’une manifestation à Ziguinchor, en décembre 1982. Depuis, la Casamance oscille entre violences et périodes d’accalmie. Sous Abdou Diouf, la rébellion a subi la féroce répression de l’armée et de nombreuses exactions, avant de se faire largement acheter par les « messieurs Casamance » mandatés par Abdoulaye Wade – ils arrivaient à Ziguinchor avec des valises remplies de billets. Le 30 décembre 2004, l’ancien président avait obtenu un accord de paix du leader historique de la rébellion, l’abbé Diamacoune Senghor, décédé en 2007 à Paris. Mais cela n’a jamais permis de mettre un terme définitif au conflit.
Avec la reprise des combats, en mars 2022, les braquages sont redevenus monnaie courante, réveillant de mauvais souvenirs au sein de populations qui pensaient derrière elles l’époque des check-points et des coupeurs de route. Ces dernières années, celle qu’on qualifie de plus vieille rébellion d’Afrique s’était presque fait oublier. Divisé et affaibli, le MFDC a aussi perdu une bonne partie du soutien dont il bénéficiait localement. L’indépendance, qui y croit encore ?
Le président sénégalais Macky Sall et son homologue gambien, Adama Barrow, lors de l’inauguration du pont de Farafenni, destiné à désenclaver la Casamance, le 21 janvier 2019. © SEYLLOU/AFP
Dès son arrivée au pouvoir, en 2012, Macky Sall a sorti le grand jeu : infrastructures routières, électrification et construction du pont de Farafenni, au-dessus du fleuve Gambie, qui permet désormais de rallier la capitale en quatre à cinq heures. « Il faut le reconnaître, Macky Sall a plus fait pour la région en dix ans que [tous ses prédécesseurs] depuis l’indépendance, affirme Seynabou Cissé, coordinatrice du Comité régional de solidarité des femmes pour la paix en Casamance. Est-ce la lassitude face au conflit ou les retombées des efforts de développement ? En tout cas, la perte d’engouement des Casamançais pour la lutte du MFDC est réelle. »
MACKY SALL EST UN BULLDOZER, QUI CASSE TOUT ET NE SAIT PAS S’ARRÊTER
Au sein même du mouvement, l’idée d’indépendance ne subsiste que chez certains irréductibles. « Ils ne le diront pas, mais ils commencent à se rendre compte que ça n’arrivera pas », glisse une source qui communique régulièrement avec l’aile sud, de César Atoute Badiate. « Tout le monde est fatigué de se battre. L’armée aussi », renchérit une figure historique de la branche politique du mouvement qui a requis l’anonymat. Malade et vieillissant, cet intellectuel a renoncé à lutter pour l’indépendance. « Je n’étais pas sénégalais, mais j’ai été forcé de le devenir, confie-t-il. À présent, nous sommes dans une dynamique de paix, mais voilà qu’un beau jour l’État se réveille en parlant de “sécurisation” et nous attaque. Macky Sall est un bulldozer, qui casse tout et ne sait pas s’arrêter. »
Prévue de longue date
Les derniers combattants pourront-ils se relever de cette nouvelle offensive ? De nombreux spécialistes du conflit en doutent. Privés de la base arrière que constituait la Gambie de Yahya Jammeh, les combattants de Salif Sadio sont acculés. Jamais l’armée n’avait déployé une telle armada de soldats et autant de matériel. Elle refuse de communiquer sur son dispositif, mais des témoins racontent avoir vu passer 100, voire 200 véhicules de l’armée à Bignona la veille de l’assaut. Preuve de l’importance de l’opération, celle-ci n’est pas dirigée par le commandant de la zone 5, le colonel Thierno Diop, qui est pourtant le responsable de la région. Il se pourrait qu’elle soit directement gérée par le général Birame Diop, chef d’état-major des armées. Mais, là encore, impossible d’obtenir confirmation.
L’ARMÉE A VÉCU CETTE PRISE D’OTAGES COMME UNE HUMILIATION
Le timing de l’assaut n’a surpris personne. « C’est clairement une revanche après les affrontements entre les hommes de Salif Sadio et les soldats de la Micega [qui avaient occasionné la capture de sept soldats par les rebelles, libérés trois semaines plus tard]. Les images des soldats mis à terre ont joué sur la psyché militaire : l’armée a vécu cette prise d’otages comme une humiliation », analyse un spécialiste du dossier. Mais cet accrochage en janvier n’a fait que précipiter les choses : après avoir mené une opération similaire en 2021 dans le sud de la Casamance, l’armée avait depuis longtemps prévu de s’attaquer à la zone nord.
À l’occasion de la fête nationale, le 4 avril, Macky Sall s’est adressé aux forces armées sans jamais nommer la Casamance. « Je renouvelle mon soutien à celles et ceux en opérations pour la défense de l’intégrité territoriale, la lutte contre la criminalité transfrontalière et le pillage de nos ressources naturelles », a déclaré le président, qui a rappelé avoir donné l’ordre de « poursuivre sans répit ces opérations jusqu’à ce que tous les objectifs assignés soient atteints ».
Les sept soldats sénégalais capturés par des séparatistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) le jour de leur libération, le 14 février 2022. © MUHAMADOU BITTAYE/AFP
Connue de tous, la stratégie de Macky Sall n’a pas dévié : s’assurer d’être en position de force pour dominer les discussions avec ce qu’il reste de la rébellion. Derrière l’objectif officiel – « démanteler les bases du MFDC le long de la frontière nord » et mettre fin aux trafics – se cacherait donc un deuxième objectif : « neutraliser » définitivement Salif Sadio, pourtant officiellement engagé dans un processus de négociation avec l’État depuis 2012.
En parallèle, le Sénégal continue de discuter avec les groupes « modérés », prêts à déposer les armes. Dans une note consultée par Jeune Afrique, non datée mais diffusée dès le début des combats, la branche de Diakaye, également située dans le Nord, condamne le regain de violence et invite les acteurs à « reconsidérer leur position » et à favoriser le dialogue. « L’opération de mars a rebattu les cartes. Les factions du MFDC opposées à Salif Sadio savent que le peu qu’elles pourraient obtenir de l’État est remis en question. Il n’est pas exclu que l’armée redirige ses opérations vers leurs propres bases », avance une source au fait des négociations.
Négociations secrètes
Mais qui dialogue avec qui et dans quel but ? Organisé autour d’un « comité provisoire » constitué des responsables politiques du mouvement, le MFDC-Sud tente de convenir d’une position commune et de définir des « lignes rouges ». Mais l’unification du groupe est une gageure, et beaucoup d’acteurs locaux doutent de l’existence même de canaux de discussions. « À notre niveau, personne ne peut dire qui négocie quoi », assure la figure du MFDC citée précédemment. Plusieurs rencontres ont certes été organisées entre différentes factions du mouvement, mais, depuis celle de Praia (Cap-Vert), en avril 2021, les émissaires de la rébellion sont restés silencieux.
Les discussions avec le MFDC sont en réalité gérées comme les opérations militaires : par l’armée et dans le plus grand secret. Elles sont pilotées par l’amiral Farba Sarr, un ancien responsable de la Direction générale du renseignement extérieur (DGRE) qui a la confiance de Macky Sall, dont il fut le ministre conseiller. Deux organisations exercent une fonction de « facilitateur » : la communauté catholique Sant’Egidio pour la faction nord et le Centre Henry-Dunant pour le dialogue humanitaire pour l’aile sud.
Dans la zone sud, l’État et ses partenaires étrangers financent allègrement le retour des populations dans les anciens territoires rebelles. « Au départ, nous étions sceptiques, nous pensions que c’était impossible. En 2020, nous comptions 21 volontaires. Ils étaient 124 l’année suivante », relate Robert Sagna, ancien maire de Ziguinchor et coordinateur du Groupe de réflexion pour la paix en Casamance (GRPC). Il se félicite de la mise en place de programmes de réinsertion pour les anciens combattants, qui bénéficient d’une prime à la construction pour accompagner leur retour à la vie civile.
« Beaucoup d’anciens combattants voudraient sortir du conflit, mais avec la tête haute, observe Ndèye Marie Diédhiou Thiam, présidente de la Plateforme des femmes pour la paix en Casamance. Le défi est de leur trouver une sortie honorable. » Pour construire une paix durable, le Sénégal devra donc mener des « négociations sincères », à même de convaincre les combattants de déposer les armes pour de bon, estime une source proche du dossier. Encore faudrait-il que, galvanisé par ses victoires militaires, l’État sache concéder aux rebelles des garanties suffisantes.