Côte d’Ivoire : la menace terroriste fragilise les relations intercommunautaires

Face à la présence de jihadistes dans les régions nord du pays, les autorités renforcent les activités en faveur des populations et misent sur le dialogue entre communautés.

Par  - à Abidjan
Mis à jour le 13 mai 2022 à 18:26

 

Des réfugiés burkinabè dans un refuge à Tougbo (Côte d’Ivoire), le 22 janvier 2022. © SIA KAMBOU/AFP.

 

« Sur le plan sécuritaire, je voudrais vous rassurer, la situation est calme et sous contrôle sur toute l’étendue du territoire national », a lancé Alassane Ouattara lors de son discours sur l’État de la nation, devant le Congrès réuni à Yamoussoukro, le 19 avril. Tout en rassurant ses compatriotes, le président ivoirien a pris l’engagement de poursuivre les efforts et les investissements en matière de sécurité.

Depuis quelques mois, le nord de la Côte d’Ivoire, cible d’attaques des hommes de la Katiba Macina depuis juin 2020, connaît un répit. La découverte, au début de février, d’un engin explosif improvisé sur l’axe Téhini-Koïnta, près du parc de la Comoé dans le nord-est du pays, est la dernière tentative d’attaque rendue publique. « Le renforcement du renseignement a permis de neutraliser des entreprises similaires », a souligné le général de brigade Ouattara Zoumana, commandant de la 4e région militaire et de la zone opérationnelle Nord, interrogé au début de mai par des médias internationaux.

La création de cette zone opérationnelle a pour but de coordonner l’action des différentes forces de défense et de sécurité dans la zone. « Malgré la relative accalmie, nous n’avons pas le droit de nous endormir sur nos lauriers. Nous connaissons le mode d’action de l’ennemi, qui est fondé sur la perfidie et utilise la population. Nous devons rester vigilants », a-t-il ajouté, plaidant pour un renforcement des effectifs. Les forces de défense et de sécurité portent une attention particulière au parc de la Comoé, où, en plus de la menace terroriste, se développe l’orpaillage clandestin.

Discriminations ethniques

Si la sérénité revient progressivement dans la région, le terrorisme a fragilisé les relations intercommunautaires, en créant un climat de suspicion, particulièrement envers les peuls, accusés d’être des terroristes ou d’en être les complices. Cette méfiance intervient dans un contexte de relations parfois tendues entre agriculteurs et éleveurs. Fin janvier, un chef de village confiait à JA l’importance de la collaboration avec les forces de l’ordre pour lutter contre le terrorisme, en signalant systématiquement tout passage de berger. Résultat, de nombreuses associations locales ont dénoncé les arrestations et le harcèlement des peuls, qui constituent la majorité des éleveurs transhumants.

LES SPÉCIALISTES S’ACCORDENT À DIRE QU’IL N’Y PAS ENCORE DE JIHADISME ENDOGÈNE EN CÔTE D’IVOIRE

« C’est comme si le métier d’éleveur était un passeport pour le jihad. Pourtant nos cheptels sont également victimes des groupes jihadistes », déplore un membre d’une association des éleveurs. Et d’ajouter : « Le vol de bétail est un mode de financement de ces mouvements terroristes. Ce n’est ni l’activité ni l’ethnie d’une personne qui fait de lui un jihadiste : Amedy Coulibaly [un des auteurs des attentats de janvier 2015 en France] n’était pas peul. Beaucoup de stéréotypes courent à l’encontre des peuls. »

Cet amalgame est renforcé par le fait que les spécialistes s’accordent à dire qu’il n’y pas encore de jihadisme endogène en Côte d’Ivoire. Les bergers venant de pays voisins pour la transhumance éveillent donc des soupçons.

Un membre de la communauté Fulani attrape un bœuf avec son fils, dans la région de Kafolo, au nord de la Côte d’Ivoire, le 21 janvier 2021. © SIA KAMBOU/AFP.

 

Un membre de la communauté Fulani attrape un bœuf avec son fils, dans la région de Kafolo, au nord de la Côte d’Ivoire, le 21 janvier 2021. © SIA KAMBOU/AFP.

Climat de méfiance

Pour répondre à ces enjeux, des associations mènent des activités de sensibilisation et travaillent à un meilleur encadrement de la transhumance. À la fin de janvier, des participants de plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest se sont réunis lors d’un atelier sur le thème du commerce du bétail. C’était aussi l’occasion d’un jeu de rôle qui a consisté en une inversion de rôle entre agriculteurs et éleveurs, afin que chacun comprenne la position de l’autre. Une autre rencontre est prévue à Tengrela à la fin de mai, autour des pistes de transhumance, de l’alimentation du bétail et des aires de repos.

LES ÉLEVEURS DEVRONT INTÉGRER UN SYSTÈME PERMETTANT AU POUVOIR DE CONTRÔLER LES ALLÉES ET VENUES

« Les pistes permettent de savoir qui passe quand et avec quel nombre de têtes. Mais aussi de réduire les tensions entre agriculteurs et éleveurs. Avec le problème sécuritaire que toute l’Afrique vit, les éleveurs devront intégrer un système permettant au pouvoir de contrôler les allées et venues. Ainsi, l’État pourrait également mettre les moyens pour garantir leur sécurité », estime un membre d’une association locale.

Les relations entre agriculteurs et éleveurs sont cruciales dans cette région du pays. À la fin d’avril, une bagarre entre un agriculteur lobi et un éleveur peul a dégénéré en crise à Kobada, dans la localité de Nafana, près de Kong. En représailles, les lobi ont incendié une dizaine de campements peuls dans les environs. Des maisons, des greniers, ainsi que des motos ont été brûlés, et une dizaine de blessés recensés. Les autorités locales ont pris en charge une centaine de déplacés, tandis qu’un climat de méfiance s’est installé. Une médiation est depuis en cours pour apaiser les tensions.

Arrestations en baisse

Dans un contexte où la moindre étincelle peut tout enflammer, la prudence est de mise et le discours a évolué. Le 6 décembre, devant les sénateurs réunis à Yamoussoukro, le ministre de la Défense, Téné Birahima Ouattara, par ailleurs président du conseil régional du Tchologo, dans le Nord, avait affirmé que les auteurs des attaques auxquelles le pays fait face sont « des peuls du Burkina Faso qui font des incursions en Côte d’Ivoire ». En janvier encore, cette grille de lecture était assez répandue au sein des forces de l’ordre et l’administration dans les régions du Nord. « La majorité des personnes arrêtées en lien avec des affaires de terrorisme sont des peuls », glissait alors un ministre.

LES AUTORITÉS ONT VITE COMPRIS QU’EN STIGMATISENT, ELLES RISQUAIENT D’OUVRIR UNE PLAIE INTERCOMMUNAUTAIRE

Les autorités militaires affirment ne pas cibler une communauté en particulier, défendant une action « globale ». « Même après l’interpellation de personnes dénoncées, nous les mettons à disposition de services spécialisés. Un certain nombre d’éléments permettront d’établir, ou non, leur implication dans l’activité terroriste », explique le général de brigade Zoumana Ouattara. « Si nous tenons parfois compte de ce que disent les villageois, c’est qu’ils connaissent tout le monde. Si quelqu’un arrive, qu’ils ne savent ni qui il est, ni ce qu’il fait, ni comment il vit, cela les interpelle », précise-t-il, rappelant que ses troupes et lui-même « insistent sur la cohabitation ».

Le militaire se veut rassurant, prenant pour exemple une localité d’où tous les peuls étaient partis. « J’ai demandé au chef de village de leur dire de revenir, car tant qu’aucun d’entre eux n’a de lien avec l’activité terroriste, ils n’ont rien à craindre pour leur sécurité. Ils seront autant en sécurité que n’importe quel citoyen. » Sur le terrain, les associations d’éleveurs constatent une amélioration de la situation. « Les arrestations ont diminué et les gens ont moins peur de circuler avec leur bétail », se réjouit un éleveur. L’accalmie que connaît le pays ces derniers temps y est-elle également pour quelque chose ?

LES PROCÈS D’INTENTION FONT BASCULER TOUS LES PEULS : CEUX QUI HÉSITENT, VOIRE CEUX QUI N’ONT PAS DE LIEN AVEC LES JIHADISTES

Pour Arthur Banga, docteur en relations internationales et en histoire des stratégies militaires, « les autorités ont vite compris qu’en stigmatisent, elles risquaient d’ouvrir une plaie intercommunautaire, créant un contexte qui faciliterait l’installation et l’opération des groupes jihadistes ». À ses représentants sur place, l’État conseille la vigilance, note-t-il. « Les procès d’intention font basculer tous les peuls : ceux qui hésitent, voire ceux qui n’ont pas de lien avec ls jihadistes. Amadou Koufa tient aussi un discours identitaire. Il surfe sur les difficultés d’intégration des peuls qui vivent parfois dans des campements reculés, ce qui ne permet pas forcément à l’État d’installer des infrastructures », analyse-t-il.

Un soldat ivoirien en patrouille, le 22 janvier 2022. © SIA KAMBOU/AFP.


Un soldat ivoirien en patrouille, le 22 janvier 2022. © SIA KAMBOU/AFP.

Pour l’éleveur cité plus haut, la seule façon d’éviter l’amalgame entre peul et jihadiste doit venir d’une volonté au sommet de l’État. « Parmi les jihadistes, il y a des peuls, mais aussi d’autres ethnies. Mais ce sont surtout des jeunes précaires à qui il faut offrir des opportunités afin qu’ils ne tombent pas dans les filets des jihadistes », avertit-il.

Une stratégie militaire et sociale

Longtemps délaissées par les autorités, les régions du Nord ont besoin d’infrastructures et de services sociaux de base, tels que des dispensaires et de l’eau potable. En plus du retard de développement et du chômage des jeunes, un autre facteur a aggravé la situation sociale. À Tougbo, comme dans plusieurs autres villages de la région, les Burkinabè fuyant les attaques jihadistes de l’autre côté de la frontière, à quelques kilomètres de là, ont été d’abord accueillis chez les habitants, qui leur ont ouvert la porte de leurs concessions.

UNE FOIS LA SITUATION STABILISÉE, IL FALLAIT ENSUITE S’ATTAQUER AUX RACINES DU PROBLÈME À TRAVERS LES QUESTIONS SOCIALES

Le nombre de réfugiés grossissant, ils se sont progressivement installés dans des camps de fortune dans la brousse. En janvier, on en dénombrait près de 5 000 dans la sous-préfecture de Tougbo et près de 6 000 au total dans la région du Bounkani. Combien sont-ils désormais ? Difficile d’obtenir des chiffres globaux. Certains sont rentrés au Burkina Faso pour la récolte de l’anacarde, d’autres se sont déplacés vers des villages plus au Sud. Tout cela sous la surveillance régulière des forces de l’ordre, qui multiplient désormais des actions civilo-militaires dans la zone.

« Les autorités ont vite pris au sérieux la menace jihadiste et ont compris que cela nécessitait des moyens importants. L’urgence était d’abord de faire cesser les attaques, via des actions militaires. L’installation des bases permet aussi de réaffirmer la présence de l’État. Une fois la situation stabilisée, il fallait ensuite s’attaquer aux racines du problème à travers les questions sociales. L’une des solutions ne peut marcher sans l’autre », explique Arthur Banga. C’est désormais la ligne adoptée par les autorités pour faire face au terrorisme dans ces régions où la pauvreté est importante.

Le 22 janvier, le Premier ministre Patrick Achi, accompagné d’une importante délégation de ministres, députés et diplomates, s’est rendu à Tougbo, à Kafolo et à Kong. Au cours de cette tournée fort symbolique, il a annoncé le lancement officiel du « programme spécial d’appui à l’insertion des jeunes des zones frontalières du Nord », pour lequel 8,6 milliards de F CFA (13,2 millions d’euros) ont été mobilisés en faveur de près de 20 000 jeunes issus de six régions du Nord (Bagoué, Bounkani, Folon, Kabadougou, Poro, Tchologo). Plusieurs partenaires internationaux de la Côte d’Ivoire, tels que l’Union européenne, financent des projets autour du dialogue intercommunautaire, un des enjeux majeurs pour la stabilité de la région et du pays, face aux velléités d’expansion des groupes jihadistes vers les côtes.