Asma Lamrabet : « Au Maroc, la question des droits des femmes n’est pas prioritaire »

Mohammed VI a plaidé pour une refonte du Code de la famille. Asma Lamrabet, essayiste et auteure de plusieurs ouvrages sur la femme et l’islam, insiste sur l’urgence de mener cette réforme. Tout en s’inquiétant de l’immobilisme politique.

Mis à jour le 12 novembre 2022 à 11:41
 

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Asma LAMRABET © MONTAGE JA : DR



L’ACTU VUE PAR – Dix-huit ans après la Moudawana, Mohammed VI appelle à une refonte de ce texte considéré comme « révolutionnaire » pour le statut des femmes à l’époque. Aujourd’hui, comme l’a souligné le monarque dans son discours prononcé le 30 juillet dernier à l’occasion de la Fête du Trône, cette mouture du Code de la famille « ne suffit plus en tant que telle ». Plusieurs contradictions et obstacles sont apparus, révélés par l’expérience sur le terrain, et qui s’opposent à l’esprit de la Moudawana, ainsi qu’à celui de la Constitution de 2011, qui met en avant une égalité parfaite entre les hommes et les femmes.

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Médecin biologiste, auteure de plusieurs ouvrages sur la place des femmes dans l’islam, Asma Lamrabet dirige la Chaire “Genre” à la Fondation euro-arabe de l’Université de Grenade depuis mars 2018. Dans cet entretien, celle qui milite depuis plusieurs années pour l’égalité des genres au Maroc, que ce soit en matière juridique, économique ou sociale, explique ce qu’on peut attendre de cette réforme annoncée, tout en pointant les défis auxquels elle sera confrontée dans une société traversée par une vague de conservatisme.

Jeune Afrique : Mohammed VI a invité à une réforme « audacieuse et juste » du Code de la famille. Pourquoi ce texte de 2004 doit-il être modifié ? 

Asma Lamrabet : Ce texte, qui constituait certes une belle avancée il y a 18 ans, a permis de nombreux acquis. Mais il comporte des anachronismes et des éléments qui sont en déphasage avec la transformation sociétale actuelle, ainsi qu’avec les conventions internationales que le Maroc a signées, et avec le référentiel des droits humains. Il faut donc une réforme globale du Code de la famille, qui abroge tout ce qui est discriminatoire parce que ça entre en contradiction avec la Constitution de 2011, rédigée après la Moudawana et qui prône, elle, l’égalité entre les hommes et les femmes. Contradiction aussi avec une lecture éthique du référentiel religieux prôné par cette même Constitution, qui parle d’une religion musulmane modérée et qui appelle à ne pas en faire une lecture rigoriste, conservatrice ou traditionaliste. On ne peut plus cautionner des interprétations « fiqhiques », juridiques, du texte coranique, qui remontent au VIIIe siècle et qui parfois n’ont aucune légitimité ni coranique, ni même en lien avec la tradition du Prophète.

Cette volonté affichée se traduit-elle dans les faits ?

L’existence d’une haute volonté politique est quelque chose de très positif. En revanche, ce qui me désole, c’est qu’après un tel discours, qui représente clairement un feu vert, un appel aux décideurs politiques et à tous les acteurs concernés par ces réformes, la réponse reste assez tiède. C’est vrai qu’il y a quelques tables rondes organisées ici et là, mais au niveau du débat politique nous sommes quasiment dans un silence assourdissant.

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Longtemps, on s’est caché derrière la présence d’un gouvernement PJD pour justifier les retards à réformer. Mais aujourd’hui l’exécutif est libéral. Il semblerait qu’au Maroc, qu’on soit de gauche ou de droite, conservateur ou islamiste, la question des droits des femmes n’est pas prioritaire pour la majorité des acteurs politiques.

Quels sont les principaux obstacles à lever ?

Les politiciens ne s’aventurent pas sur ce terrain de peur de perdre une partie de leur électorat et de l’opinion publique parce que la société est majoritairement conservatrice, minée par l’islam wahhabite et l’islam politique pendant des décennies. D’autant plus que la réforme de l’approche du religieux et des manuels scolaires est encore très insuffisante. Sans parler du cadre universitaire et des institutions religieuses officielles où, en dehors de la présence minoritaire de quelques théologiens ou penseurs indépendants, aucune approche réformiste globale de la pensée religieuse n’a été opérée.

Quelles sont les règles et lois à réformer en priorité ? 

On peut citer la règle du taâsib, l’héritage par agnation qui oblige les filles d’un défunt à partager leur héritage avec des parents mâles, qui est totalement dépassée comme approche juridique. Cette jurisprudence, qui trouve son origine dans le droit romain avant d’être reprise par le Fiqh traditionaliste, répondait à une situation de vide juridique lorsque les filles, dont le père venait à mourir et qui ne travaillaient pas, étaient prises en charge par un membre de la famille paternelle.

Aujourd’hui, nous vivons dans des schémas de familles nucléaires. Je ne vois pas pourquoi des oncles et des cousins éloignés viendraient partager le patrimoine de filles seules, sans enfant garçon, alors que ces dernières se sont occupées de leur père âgé jusqu’à la fin de sa vie. Et ce d’autant plus que cette règle ne trouve sa légitimité ni dans le texte fondateur du Coran, ni dans la tradition du prophète. C’est un pur produit du Fiqh islamique.

Certes, il est possible de contourner la loi actuellement via des donations de biens effectuées par les pères de leur vivant à leurs filles. Mais pourquoi un contournement ? Pourquoi cette hypocrisie ? Il faut abroger cette loi.

Qu’en est-il du maintien de la tutelle juridique parentale exclusive aux hommes ? 

On ne peut plus l’accepter.  Il y a une contradiction dans le Code de la famille de 2004, qui plaidait pour la responsabilité familiale partagée, tout en soulignant que la tutelle juridique revient toujours à l’époux. En clair, la femme ne peut pas obtenir le moindre papier administratif pour ses enfants si elle n’a pas l’autorisation du père. Si les deux époux sont co-responsables de la famille, l’égalité juridique doit suivre.

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Idem pour la polygamie qui, à mes yeux, doit être totalement abrogée. Le Coran est clair là-dessus, c’est la monogamie qui est la norme. La polygamie est certes possible, mais à condition que l’égalité entre les épouses soit totale… Tout en ajoutant que cette égalité ne peut jamais être complètement atteinte. Le texte pose une condition éthique à la polygamie, qui était une exception à l’époque et qui est devenue, avec le temps et la lecture patriarcale, un droit des hommes.

La législation seule ne suffit cependant pas à régler tous ces problèmes. On le voit bien sur la question du mariage des filles mineures : la loi actuelle fixe l’âge minimum à 18 ans. Mais la réalité est toute autre… 

L’égalité entre les garçons et les filles a été inscrite dans la loi, avec un âge du mariage fixé à 18 ans, mais la possibilité a été donnée aux juges d’accorder des dérogations. Et on voit bien que les mariages de filles mineures ont explosé, notamment en milieu rural. Je ne suis pas en train de dire qu’au Maroc, la majorité des juges, qu’ils soient hommes ou femmes, ont une vision patriarcale.

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Bien souvent, c’est le contexte socio-économique qui pousse ces adolescentes à venir avec leur père demander une autorisation pour se marier. Une jeune fille de 16 ans va préférer épouser un homme de 45 ans qui vit en Italie que de rester dans un milieu pauvre où elle n’a pas de perspective. Nous devons donc travailler sur l’éducation et les conditions socio-économiques pour que les réformes du Code de la famille soient appliquées à la réalité sociale.

La loi permettant de prouver la filiation des enfants nés hors mariage, question encore taboue, doit elle aussi être clarifiée, et le recours aux tests d’ADN doit être rendu possible pour permettre de protéger ces enfants, qui n’ont aucun droit civique tant qu’ils sont considérés comme illégitimes. Pour le moment, bien que le Code de la famille stipule qu’on peut utiliser des procédés scientifiques pour prouver la paternité, dans les faits, ils ne sont pas reconnus juridiquement.

N’y a-t-il pas un décalage entre ces situations et le nombre croissant de femmes marocaines qui accèdent à des postes de haut niveau ? 

Absolument. Ce sont les contradictions du modèle marocain dans lequel les femmes, tout en participant de façon importante au développement économique du pays, sont amputées d’un grand nombre de leurs droits, et invisibilisées. Juridiquement, les femmes restent mineures, mais aussi précarisées sur le plan socioéconomique.

Cette faille entre l’essor du pays qui progresse sur le plan économique – notamment grâce à ses femmes ! – et les discriminations juridiques et culturelles flagrantes que subissent les Marocaines fait que le pays est toujours parmi les derniers dans les listes du Global Gap Gender.

En 2018, vous avez été contrainte de démissionner de la Rabita Mohammedia des oulémas pour vos positions en faveur de la réforme de la loi sur l’héritage. En 2003, la volonté de réforme du Code de la famille affichée par Mohammed VI au début de son règne a provoqué des manifestations massives. Pensez-vous qu’il y a toujours un risque de forte opposition populaire ?

Nous ne sommes pas dans le même contexte qu’au début des années 2000, quand les gens sont descendus dans la rue par milliers. Aujourd’hui, les réformes peuvent se faire parce qu’il y a cette volonté politique et aussi, parce qu’il y a des mutations et de réelles métamorphoses sociétales en cours. Il y a aussi une conscience du fait que l’islam politique, au pouvoir pendant deux mandats, a été un échec. Un échec qui a permis à beaucoup de comprendre que les solutions ne sont pas aussi simplistes que le prétendait une certaine vision instrumentalisant le religieux à des fins politiques.

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Mais il faudra œuvrer intelligemment et dépassionner le débat dans l’intérêt du pays, en sortant de l’opposition entre référentiel religieux et référentiel universel humaniste. Il faut au contraire les réconcilier et démontrer que les valeurs éthiques du référentiel religieux sont en harmonie avec les principes humanistes universels de dignité, d’égalité et de justice.