« Une histoire du franc CFA », ce passé qui ne passe plus
Un nouveau documentaire consacré à la monnaie ouest-africaine en explore méthodiquement les ambiguïtés et chausse-trappes. Sans – trop – céder à la polémique.
Le documentaire de la cinéaste sénégalaise Katy Léna N’diaye « Une histoire du franc CFA, l’argent, la liberté » sera diffusé sur la chaîne française LCP le 4 février. © Adria Fruitos pour JA
« Qui a découvert l’eau ? » interroge une vieille devinette yiddish. « Je l’ignore, mais ce n’était certainement pas un poisson. » Katy Léna N’diaye est dans tout sauf un univers familier quand il s’agit du grand bain des controverses économiques africaines. Ce décalage est probablement pour beaucoup dans la distance critique que la cinéaste multiprimée* sénégalaise arrive à imposer tout le long de Une histoire du franc CFA, qui sera diffusé le 4 février sur la chaîne française Public sénat (à 21 heures à Paris, 20 heures GMT).
Intercalées entre images d’archives et scènes de la vie urbaine en Afrique, les interviews réalisées dans un cadre sobre déploient de façon didactique et pointue les arguments quant aux faiblesses – le plus souvent – de cette monnaie. On retrouve les économistes Kako Nubukpo (Togo) et N’Dongo Samba Sylla (Sénégal), ainsi que le sociologue camerounais Martial Ze Belinga, l’universitaire et écrivain sénégalais Felwine Sarr. En contrepoids, la parole est donnée au financier et ex-Premier ministre béninois Lionel Zinsou.
Aspects troublants
Après avoir exploré l’art pictural domestique féminin au Burkina (Traces : empreintes de femmes, 2003), la vie quotidienne des femmes mauritaniennes (En attendant les hommes, 2007), mais aussi la chute de Blaise Compaoré (On a le temps pour nous, 2014), Katy Léna N’diaye se penche sur un sujet autrement plus complexe et controversé.
Dans son quatrième documentaire comme réalisatrice – elle a également produit en 2022 Le Fleuve n’est pas une frontière, réalisé par Alassane Diago sur l’accrochage meurtrier de 1989 à la frontière sénégalo-mauritanienne –, Katy Léna N’diaye explore l’histoire du franc CFA. Et ce, depuis l’abolition de l’esclavage jusqu’aux dernières décennies coloniales, des indépendances à la dévaluation de 1994, du rattachement à l’euro à l’annonce de la création de l’éco.
L’EXCÉDENT FRANÇAIS VIS-À-VIS DU SÉNÉGAL FRÔLE RÉGULIÈREMENT 1 MILLIARD D’EUROS
Elle décrypte la « double extraversion » subie par les colonies françaises, selon la formule de Kako Nubukpo. « On ne peut pas comprendre l’histoire du CFA si on ne comprend pas l’histoire de l’insertion primaire de l’Afrique au sein du commerce international », insiste le désormais commissaire de l’Uemoa. Les fausses promesses de l’indépendance sont également finement décortiquées, ainsi que le maintien à peine camouflé des liens entre Paris et les exécutifs africains.
© Katy Léna N’diaye © DR
Évitant le registre polémique, le documentaire clarifie des aspects troublants du franc CFA. L’Afrique subsaharienne représente moins de 1,5 % des exportations comme des importations françaises, mais l’excédent français vis-à-vis du Sénégal frôle régulièrement le milliard d’euros, souligne N’Dongo Samba Sylla, alors que les ventes vers Paris sont marginales. Il en va de même pour la Côte d’Ivoire.
Entre 2010 et 2020, les exportations françaises vers 54 pays africains ont baissé en moyenne de 197 millions de dollars (près de 181 millions d’euros). Celles vers les 14 pays de la zone CFA ont reculé de 78 millions de dollars en moyenne par pays. Celles à destination de l’Éthiopie ont pourtant crû de 340 millions de dollars. Quelle est la part du franc CFA – tel qu’il existe aujourd’hui – dans cette situation ? Quelle est celle des dynamiques économiques que cette monnaie a facilité dès l’époque coloniale ? Que changerait une sortie du franc CFA ? Que ces questions soient complexes ne justifie pas qu’elles soient évitées.
Aussi, comme le rappelle justement Kako Nubukpo, le passage du franc français à l’euro a fait l’objet d’un référendum en France, celui du traité de Maastricht. Le transfert de parité du CFA vers l’euro a été imposé sans consultation aux citoyens des zones Uemoa et Cemac. Qu’il soit marginal ou important, l’avantage que Paris dériverait de l’existence du CFA a été de fait étendu à l’Allemagne, à l’Italie, à la Grèce comme aux Pays-Bas. Pour quelles conséquences ?
Les challenges de la sortie
Katy Léna N’diaye amène également ses interlocuteurs à aborder plus clairement la complexité même de la « sortie ». « La question n’est pas de ‘sortir du franc CFA’. La question est [plutôt] : De quelle monnaie avons-nous besoin pour transformer nos économies et nos sociétés ? » admet Martial Ze Belinga.
« La monnaie que nous voulons est une monnaie au service du crédit, de l’emploi et de l’écologie. C’est tout un agenda, tout un paradigme qui se met en place, qui ne peut pas être le paradigme actuel, dont la rationalité est l’économie de rente et l’économie de prédation », complète Kako Nubukpo. Pour sa part, N’Dongo Samba Sylla pointe cette autre réalité : « Il est difficile pour les francophones qui utilisent le franc CFA de s’imaginer battre monnaie. C’est un legs du colonialisme. […] Ils n’ont pas confiance dans les monnaies nationales. »
ÉVITER UNE MONNAIE MINUSCULE, LIVRÉE À TOUS LES VENTS DE LA SPÉCULATION
La version de 58 minutes du documentaire que diffusera Public sénat est plus ramassée que celle de 1 h 42, « diffusée uniquement dans les festivals, et pour la première fois à Amsterdam » en novembre 2022, selon les informations reçues par Jeune Afrique. Cela explique peut-être la part congrue consacrée aux interventions de Lionel Zinsou, pour qui « ce qu’il y a de plus sacré dans le système, c’est d’avoir le plus de pays possible et la taille critique ». Selon le financier franco-béninois, il est crucial d’éviter « une monnaie minuscule, livrée à tous les vents de la spéculation ». Ce point aurait pu être développé davantage.
Approximations
Le revers de la distance de la réalisatrice vis-à-vis du sujet est la persistance de raccourcis historiques et d’approximations économiques qui auraient mérité d’être challengés.
Ainsi, la dévaluation de 1994 négociée entre Paris, le FMI et les pays africains marquerait une abdication de souveraineté, regrette Felwine Sarr. Faudrait-il donc se féliciter des dépréciations parfois plus fortes imposées par le marché et les spéculateurs ? « Si vous n’avez pas le contrôle de votre taux de change, d’une certaine manière, vous ne pouvez pas avoir le contrôle […] de la politique industrielle », affirme N’Dongo Samba Sylla. La Banque centrale du Nigeria contrôle le taux de change (officiel au moins). Le pays contrôle-t-il vraiment sa politique industrielle ? Pour quels résultats ?
« Il serait fortement hypocrite de défendre l’intérêt général et la démocratie dans les pays du Nord et d’accepter que se perpétue un système comme le système CFA à quelques milliers de kilomètres de Paris », s’interroge Kako Nubukpo, interpellant les « démocrates du monde entier ». N’est-ce pas là ouvrir la porte à une sorte de droit d’ingérence économique ?
Il aurait été impossible – en 58 minutes ou en 1 h 42 – d’épuiser le thème du franc CFA. Saisir la substance de ce débat, ses racines historiques et les questions de fond qu’il soulève pour l’avenir des pays africains qui utilisent cette monnaie était une gageure. Y parvenir tout en créant l’espace permettant aux différents intervenants de clarifier et d’étayer leurs positions est remarquable.
* »Une histoire du franc CFA » a reçu les prix Fopica et Pathé BC au Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), en octobre 2021.