Assimi Goïta et son armée peuvent-ils gagner la guerre contre les jihadistes ?

Au Mali, six mois après le départ des Français de Barkhane, Assimi Goïta et les Fama multiplient les communiqués de victoire. Entre propagande et réalités de terrain, enquête sur une grande muette en proie au doute.

Mis à jour le 6 mars 2023 à 11:07
 

 jeep

 

Pick-up militaire et véhicule blindé « Bastion » des Fama dans la région des trois frontières à Gourma, en janvier 2021. © FREDERIC PETRY/Hans Lucas via AFP

Les officiers plastronnent dans leurs treillis d’apparat. Bien alignés derrière eux, leurs soldats sont tirés à quatre épingles. Ici et là flottent des drapeaux vert, jaune et rouge. Ce 20 janvier, la place d’armes du 34e régiment du génie militaire, à Bamako, est parée pour accueillir la fête des Forces armées maliennes (Fama). Arrivé comme d’habitude sous bonne escorte des forces spéciales, le colonel Assimi Goïta passe les troupes en revue puis s’installe dans la tribune officielle pour assister au traditionnel défilé militaire.

À LIREMali : qui est vraiment Assimi Goïta, « Monsieur Non »

À la télévision nationale, cette cérémonie au cordeau renvoie l’image d’une armée solide qui a retrouvé un chef, ses capacités opérationnelles et surtout sa fierté après l’humiliation vécue en 2012 quand, suite au massacre de 153 de ses hommes à Aguelhok, elle avait été chassée en quelques semaines du Nord par des rebelles indépendantistes alliés aux jihadistes. Une débâcle qui avait précipité le pays dans une crise sans précédent et qui a marqué les militaires maliens au fer rouge.

Passage à l’offensive

Une décennie plus tard, la honte ne colle plus aux bottes des Fama. L’armée a relevé la tête et la junte au pouvoir ne veut plus qu’elle la baisse. Même les responsables français le reconnaissaient volontiers avant la rupture brutale des relations entre Paris et Bamako, à partir de la mi-2021 : l’arrivée aux commandes d’Assimi Goïta et de ses camarades putschistes, en août 2020, après avoir renversé feu Ibrahim Boubacar Keïta, avait remis les militaires maliens en mouvement. Avec les colonels, ils avaient repris du poil de la bête et étaient repassés à l’offensive contre les groupes jihadistes.

Sur le papier, les efforts faits par les autorités de transition pour renforcer la grande muette sont indéniables. Aujourd’hui forte d’environ 24 000 hommes, l’armée continue à recruter. Chaque année, de nouvelles promotions d’officiers, de sous-officiers, et des fournées de soldats grossissent ses rangs. En 2022, le gouvernement a même annoncé sa volonté de doubler ses effectifs – ce qui, pour certains spécialistes, est irréaliste à court terme.

Avions, hélicoptères et radars russes

Côté matériel, le partenariat conclu entre Bamako et Moscou porte ses fruits. Depuis la fin 2021, de nombreux équipements ont été livrés par la Russie en parallèle du déploiement des 1 400 mercenaires de la société militaire privée Wagner. L’armée de l’air, qui a également acquis des drones turcs TB-2 en décembre dernier, a reçu de nombreux aéronefs russes ces derniers mois. Parmi eux, 18 L-39 Albatros, des avions d’attaque légers, basés à Bamako, Mopti ou encore Gao ; 2 chasseurs SU-25 (dont l’un récemment livré en janvier, pour remplacer celui qui s’était crashé en octobre dernier) ; ou encore 4 hélicoptères MI-171, 6 MI-8 et 4 MI-24. Le tout appuyé par deux radars P-18, basés à Bamako et Mopti, et deux systèmes de missiles sol-air SA-22, dont l’opérationnalité soulève certains doutes. « Nous avons enfin des moyens aériens. De ce point de vue, le rapprochement avec les Russes est payant », estime un officier.

À LIREAu Mali, plongée dans le système Wagner

Avec ce matériel, les autorités maliennes affirment avoir retrouvé la souveraineté aérienne qui leur a longtemps fait défaut et qui, à l’apogée des tensions avec leurs homologues françaises, était un sujet de discorde régulier entre les deux pays. « Peu importe l’efficacité de leurs moyens aériens. Peu importe qu’ils soient rustiques et anciens. Ils ont acquis du matériel et cela plaît aux populations, comme le rapprochement avec les Russes. Cela donne l’impression que les colonels font avancer les choses, contrairement au régime sclérosé d’IBK. Le problème est que rien ne s’est amélioré sur le plan sécuritaire. Le résultat est nul, voire pire que lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir », estime un observateur à Bamako.

« La situation continue à se détériorer »

Deux ans et demi après le coup d’État contre IBK, la promesse des putschistes de rétablir la sécurité a fait long feu. Et la propagande officielle, relayée par la junte et ses partisans « patriotes », ne dupe plus grand monde. « L’état-major publie régulièrement des communiqués pour dire qu’ils ont tué plusieurs dizaines de ‘terroristes’ dans leurs opérations. Mais en réalité, ces chiffres sont largement gonflés car ils alignent des civils qui n’ont rien à voir avec les jihadistes », critique un responsable français. Même en interne, certains doutent de ces bilans victorieux. « Nous voyons bien la différence entre ce qui est annoncé par la hiérarchie et ce qui se passe sur le terrain », confie un officier malien.

Contrairement à ce que certains espéraient, le choix de rompre avec la France, dont les soldats de l’opération Barkhane ont quitté le Mali en août 2022, pour se rapprocher de la Russie n’a pas changé grand-chose. Sans surprise, les 1 400 mercenaires de Wagner n’ont pas réussi là où plus de 3 000 militaires français avaient échoué. « La situation continue à se détériorer, comme c’est le cas depuis dix ans. L’alliance entre les Fama et les Russes n’est pas plus efficace que celle que l’armée malienne avait nouée avec les Français. Aucune ne parvient à endiguer l’extension des violences, car elles sont toutes deux des solutions à prédominance militaire », analyse Jean-Hervé Jézéquel, directeur Sahel à International crisis group (ICG).

Exactions contre les civils

Sous la junte de Goïta, comme sous le régime contesté d’IBK, le Mali continue donc à s’enfoncer dans la crise. Selon les données compilées par l’Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), le nombre de morts au Mali, dont la moitié serait des civils, aurait plus que doublé entre 2021 et 2022, passant de 1 900 à 4 800. Quant aux déplacés internes, c’est-à-dire les Maliens fuyant les violences dans leurs localités d’origine, ils sont passés, d’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, de 287 000 en août 2020 à 412 000 en décembre 2022.

Autre source de préoccupation : la « descente » des groupes jihadistes vers le Sud et Bamako. Si des attentats ont déjà visé la capitale et qu’une katiba, la katiba Khalid Ibn Al Walid, a prospéré près de la frontière ivoirienne par le passé, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou en arabe, JNIM) d’Iyad Ag Ghaly affiche désormais sa volonté d’encercler Bamako. Ses combattants mènent des attaques régulières à quelques dizaines de kilomètres seulement de la capitale – l’une des plus osées étant celle contre le camp militaire de Kati, le fief de la junte, le 22 juillet 2022 – et cherchent à s’implanter dans plusieurs localités du Sud jusqu’à présent épargnées comme Sébékoro, Bougouni, ou encore Dioïla.

À LIREMali : Iyad Ag Ghaly, l’homme qui ne meurt jamais

Face à cette hydre jihadiste qui s’étend, les militaires maliens tentent de contre-attaquer en adoptant une posture plus offensive. En décembre 2021, ils ont déclenché l’opération Kélétigui (« celui qui fait la guerre », en bambara) pour tenter de reconquérir le Centre. Ils y mènent des patrouilles conjointes avec les mercenaires de Wagner, souvent en blindés, parfois appuyés par des hélicoptères. Plutôt que des ratissages d’envergure, ils font des descentes dans des villages où ils sont souvent accusés d’exactions contre les civils. En plus d’une décennie de guerre, jamais le Mali n’avait connu un massacre aussi sanglant que celui perpétré à Moura, fin mars 2022, où entre 300 et 400 personnes ont été exécutées.

« Un an après l’arrivée de Wagner, rien n’a changé. Au contraire, cela a même aggravé les tensions intercommunautaires », affirme un officier malien. Dans le viseur des Fama et des hommes de Wagner, qui peuvent avoir recours aux Dozos, les chasseurs traditionnels dogons : les membres de la communauté peule qu’ils assimilent aux groupes jihadistes. Certains militaires maliens entretiennent par ailleurs des relations tendues avec leurs partenaires russes. Ils n’apprécient guère de se voir donner des ordres par ces étrangers, ni de les voir être parfois ravitaillés avant eux en carburant et en munitions.

La blessure de Kidal

À Bamako, la tactique de l’état-major est assez claire. Comme ils le confient à certains de leurs interlocuteurs, les hauts gradés entendent y aller « étape par étape ». En clair : après le Centre,  les efforts sont concentrés depuis fin 2021, la stratégie est de s’attaquer au Nord. Depuis qu’ils sont arrivés au pouvoir, beaucoup prêtent en effet aux colonels la volonté de laver l’affront de 2012 et de régler leurs vieux comptes avec les groupes armés touaregs qui tiennent le septentrion.

Plus de sept ans après la signature de l’accord de paix d’Alger, en 2015, le Nord échappe toujours largement au contrôle des autorités de transition. De Tombouctou à Ménaka en passant par Gao et Ansongo, les Fama et les mercenaires de Wagner sortent à peine de leurs bases, laissant le champ libre aux différents groupes armés qui pullulent dans la région. « Il y a une autonomisation de fait du Nord, estime une source occidentale. Les groupes armés signataires y font ce qu’ils veulent. Personne ne s’oppose à eux, et surtout pas les Fama. »

Idem pour l’État islamique au grand Sahara (EIGS), qui a fait de la région de Ménaka et de la zone des trois frontières son sanctuaire, et le JNIM, dont les combattants contrôlent de larges pans de territoire de Kidal à Tombouctou. « Les jihadistes se déplacent et se regroupent de plus en plus facilement », déplore un officier malien. Début décembre, des centaines de combattants de l’EIGS s’étaient rassemblés sans encombre près de Ménaka pour prêter allégeance à leur nouveau calife. Quelques semaines plus tard, fin janvier, leur rival Iyad Ag Ghaly se montrait à son tour tranquillement dans une vidéo de propagande tournée dans la même région.

Dans ce Far West qu’est le Nord du Mali, l’objectif ultime, hautement symbolique, de certains hauts gradés maliens est de reprendre Kidal, bastion historique des différentes rébellions touarègues qui ont jalonné l’histoire du pays. Beaucoup d’entre eux n’ont toujours pas digéré la gifle qu’ils y ont reçue en 2014, quand l’armée malienne en avait été chassée en seulement quelques heures. Depuis, elle n’y a jamais vraiment remis les pieds. Le 72e régiment d’infanterie motorisé (RIM), un des régiments de l’armée « reconstituée » (c’est-à-dire composé de militaires maliens et d’anciens membres de groupes armés signataires de l’accord de paix d’Alger), y est présent mais ses moins de 300 hommes ne semblent faire que de la figuration.

En réalité, la ville est tenue par les groupes politico-militaires touaregs qui composent la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), lesquels ont annoncé, le 8 février, leur intention de fusionner « en une seule entité politique et militaire ». Coup de communication ou de pression envers Bamako, cette fusion intervient alors que le processus de paix est en panne sèche et que le dialogue est totalement rompu avec les autorités de transition. Dans ce contexte tendu, certains redoutent déjà une reprise des hostilités entre les Fama et les mouvements indépendantistes. Mi-février, les propos belliqueux d’Amadou Albert Maïga, un responsable du Conseil national de la transition (CNT), ont relancé ces craintes. « La tête du serpent est à Kidal (…) La guerre est inévitable. Nous allons marcher, s’il le faut, sur ces groupes armés rebelles », avait-il menacé.

Complots et coups d’État

Censée maintenir la paix, la Minusma, la mission de l’ONU dans le Mali, n’a, elle, jamais parue aussi faible. Plusieurs pays contributeurs ont retiré leurs troupes ou vont les retirer, comme la Grande-Bretagne, la Suède ou la Côte d’Ivoire, et d’autres y réfléchissent sérieusement, telle l’Allemagne. Dépourvus de l’appui de Barkhane, la mission onusienne voit ses capacités – notamment aériennes – largement entravées par des autorités de transition au nom de leur souveraineté. À tel point que certains, à New York, envisagent désormais tous les scénarii, y compris le retrait des Casques bleus du pays.

L’avenir de la Minusma sera abordé par le Conseil de sécurité des Nations unies, en juin, lors des débats sur le renouvellement ou non de son mandat. « S’il n’est pas renouvelé, cela changera la donne dans le Nord du Mali, où plus grand monde ne pourrait empêcher une reprise des hostilités entre l’armée et les groupes indépendantistes », s’inquiète un expert.

Reste une autre inconnue, qui alimente les craintes permanentes des colonels au pouvoir : le risque d’un coup d’État. Au sein de l’armée, tous les officiers ne partagent pas les orientations stratégiques prises par Goïta et ses camarades. Ces derniers le savent et s’en méfient, quitte à entretenir une forme de paranoïa. « Ils pensent facilement être la cible de complots. Dans leur esprit, tout ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux », glisse une source à Bamako. Très vigilants, les colonels scrutent de près toute attitude qu’il juge suspecte dans leurs rangs.

En permanence sur leurs gardes, ils ont bâti un solide dispositif de protection de leur régime. Outre les mercenaires de Wagner, que ses adversaires qualifient volontiers de « garde prétorienne » de la junte, Assimi Goïta peut compter sur les quelques centaines d’hommes aguerris de son Bataillon autonome des forces spéciales (BAFS). Ainsi que sur la puissante Garde nationale, qui compte environ 10 000 hommes, et dont deux des officiers tutélaires sont des figures de la junte : les colonels Sadio Camara, le ministre de la Défense, et Modibo Koné, le patron de la redoutée Sécurité d’État. D’après des estimations, environ la moitié de ses effectifs sont déployés à Bamako et ses environs. De quoi faire réfléchir tout militaire qui aurait des projets de sédition derrière la tête…