Ce sont des images auxquelles on a presque fini par s’habituer, malgré leur dureté. Un homme sans avant-bras ni jambes, faisant la manche à même le sol d’une rue poussiéreuse ; une fillette souriant à l’objectif malgré les taches qui mangent son visage… Affichées dans les transports publics ou dans les journaux, ces photos nous rappellent que la lèpre, l’une des plus anciennes maladies de l’humanité, continue de faire des ravages.
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Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il y aurait 2,8 millions de lépreux dans le monde. Toutes les deux minutes, un nouveau cas surgit, le plus souvent en Inde, au Brésil, en Indonésie, au Népal, en République démocratique du Congo ou au Mozambique, six pays qui à eux seuls, regroupent 83 % de la prévalence mondiale (1).
« Si on a parfois tendance à croire cette maladie disparue, c’est en partie dû à un malentendu », explique le professeur Antoine Mahé, dermatologue et vénérologue à l’hôpital Pasteur de Colmar.
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« À la fin du XXe siècle, un gros effort d’élimination de la lèpre en tant que problème de santé publique a été fait par l’OMS. Il s’agissait non pas de l’éradiquer, mais de faire baisser sa prévalence à 1 pour 10 000 à l’échelle mondiale. L’objectif atteint, cette pathologie a été reléguée à la périphérie, bien qu’il en reste des foyers importants dans certains pays », résume le médecin, rédacteur en chef du Bulletin de l’association des léprologues de langue française.
Un traitement efficace dans 99 % des cas
Avant cela, déjà, de nombreuses associations avaient cessé leurs financements. « Ces trente dernières années, les donateurs occidentaux ont eu tendance à réorienter leurs activités vers d’autres maladies, comme le sida », rapporte le professeur Francis Chaise, directeur du programme lèpre à l’Ordre de Malte, l’un des acteurs historiques de la lutte contre cette pathologie.
S’il n’existe toujours pas de test fiable pour la diagnostiquer ni de vaccin pour la prévenir, l’arsenal thérapeutique s’est étoffé. Depuis le début des années 1980, une polychimiothérapie alliant trois antibiotiques (dapsone, rifampicine et clofazimine), permet de guérir en six à douze mois. « C’est efficace dans 99,9 % des cas, affirme le professeur Francis Chaise. Encore faut-il y avoir accès aux médicaments et être en mesure de les prendre correctement, ce qui n’est pas évident quand on habite dans un village d’Afrique ou d’Asie, sans dispensaire à proximité. »
D’autant que les patients doivent être suivis de près. « Comme pour le Covid, la gravité de la lèpre n’est pas liée à la bactérie elle-même, mais aux réactions immunitaires brutales qu’elle suscite dans 30 % des cas, même sous traitement, indique le professeur Chaise. C’est cette réaction qui va détruire les nerfs. » À moins de lui apporter des corticoïdes rapidement et à forte dose, ce qui là encore, nécessite d’avoir accès à des soins.
Contact tracing
Ces dernières années, c’est probablement sur le front de la contagiosité que les progrès sont le plus impressionnants. « Contrairement aux idées reçues, la lèpre (qui se transmet par des gouttelettes du nez ou de la bouche, NDLR) est une maladie assez peu contagieuse et souvent circonscrite au cercle familial », souligne le professeur Mahé. Mais elle présente une difficulté majeure : sa durée d’incubation très longue, qui peut aller jusqu’à vingt ans chez certaines personnes. Autant d’années durant lesquelles le malade infecte son entourage…
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Bien connu du grand public depuis le Covid, le contact tracing permet de limiter ces contaminations dès lors qu’un cas est identifié. « On sait aujourd’hui que 75 % des cas vont se déclarer dans un rayon de 300 mètres autour de la personne infectée. Il s’agit donc d’identifier, dans ce périmètre, toutes les personnes avec qui elle a été en contact, puis de les examiner une à une », détaille le professeur Chaise.
Un travail de fourmi, concède le médecin, « mais cela paye ». En particulier lorsque les cas contacts reçoivent de la rifampicine en prévention, ce qui permet de détruire la quasi-totalité des germes présents dans leur organisme et donc de diminuer leur contagiosité.
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« En Asie, ce protocole que nous avons mis en place depuis cinq ans montre de très bons résultats, avec une baisse très nette de la déclaration des cas de lèpre. On est enfin en train de mieux contrôler cette maladie qui existe depuis des milliers d’années », se réjouit le professeur Chaise.
« Un coup de poing dans le ventre »
Reste à améliorer le quotidien des personnes déjà touchées. « Cinq millions de personnes dans le monde ont perdu toute autonomie. Quand elles n’ont pas de famille pour les aider, c’est la mort assurée », s’indigne le médecin, qui tâche, dans les pays où l’Ordre de Malte est implanté, de donner un emploi à ces mutilés ou à leurs enfants, souvent exclus de la société.
« Voir ces gens qui avaient la vie devant eux perdre leurs membres en quelques mois, devenir aveugles, se retrouver à mendier, c’est un coup de poing dans le ventre », témoigne-t-il. Il y a trente ans, ce chirurgien spécialiste de la main découvrait la réalité de cette pathologie à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, où un pavillon était réservé aux lépreux, avec trente lits d’hospitalisation.
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Aujourd’hui encore, quinze à vingt cas importés sont comptabilisés chaque année sur l’ensemble du territoire. « Mais c’est probablement un peu plus que cela, car la lèpre n’est pas une maladie à déclaration obligatoire », précise Antoine Mahé, qui milite pour qu’elle le devienne.
D’autant qu’à en croire Francis Chaise, il n’est pas exclu que la lèpre resurgisse un jour sous nos latitudes. « Les flots de migrants arrivant en Europe sans contrôle sanitaire laissent craindre une efflorescence de toutes les maladies africaines, et notamment de la lèpre. » Si tel est le cas, « on saura quoi faire », rassure le professeur.