Basilique Notre-Dame-de-la-Paix, à Yamoussoukro © Xinhua/ZUMA/REA
À Yamoussoukro, bastion du PDCI, l’appel à la désobéissance civile lancé par l’opposition trouve un écho certain en amont de la présidentielle du 31 octobre. Mais le pouvoir n’a pas renoncé à séduire cette ville aussi symbolique que métissée.
Du troisième étage de la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix, la vue sur Yamoussoukro est imprenable. À l’ouest, la coupole de la majestueuse basilique Notre-Dame-de-la-Paix, réplique plus vaste encore que celle de Saint-Pierre de Rome, baignée par les rayons du soleil. À l’est, on devine les contours de l’hôtel Président et sa tour, qui abrite en son sommet un restaurant panoramique, où les Ivoiriens les plus aisés aiment se retrouver lorsqu’ils sont de passage dans la capitale administrative ivoirienne.
Au pied de la Fondation, monumental édifice qui a nécessité dix ans de travaux et dont le sol est recouvert de marbre importé d’Espagne, du Portugal et de France, les formes géométriques de vastes jardins « à la française » s’étendent sur des centaines de mètres.
C’est ici, au troisième étage, que se trouve le bureau du directeur, Jean-Noël Loucou. La pièce est ornée de portraits de l’ancien président. Dans un coin, un chevalet sur lequel est installé un plan détaillé de la ville de Yamoussoukro telle que l’avait imaginée le père de l’indépendance ivoirienne. « Très peu de choses ont été réalisées depuis sa disparition et ce qu’il a laissé n’a pas été entretenu », regrette Loucou, qui est aussi l’ancien directeur de cabinet d’Henri Konan Bédié.
Sentiment d’abandon
Il cite en exemple le lycée scientifique – « idée de génie que de réunir les meilleurs élèves dans un établissement d’excellence ! » – aujourd’hui dégradé et insalubre. Trente-sept ans après le vote du transfert de capitale d’Abidjan à Yamoussoukro, fief de Félix Houphouët-Boigny qui fit de son village natal le théâtre de ces travaux somptuaires au coût jamais réellement évalué, Jean-Noël Loucou décrit « un sentiment d’abandon qui nourrit la colère des habitants ».
Fin septembre, le chef de l’État, Alassane Ouattara, a inauguré la réhabilitation de quarante-neuf kilomètres de routes, cauchemar des taxis de la ville obligés de slalomer entre des trous béants. Quarante-neuf kilomètres (une centaine d’autres doivent suivre) et une promesse – encore une – de « renaissance » de la capitale. À moins de vingt jours de l’élection présidentielle, et alors que la campagne ne débute officiellement que le 15 octobre, l’opposition a dénoncé une opération séduction visant à s’attirer les faveurs des électeurs de ce bastion du Parti Démocratique de la Côte d’Ivoire (PDCI).
« Les gens n’y croient plus, ou s’ils y croient, le cœur n’y est plus, confie un habitant. Toute action qui concoure au développement de notre ville est accueilli avec beaucoup de joie, mais la question est : pourquoi seulement maintenant ? »
Au bord d’un de ces axes fraîchement rebitumés, dans une pièce de l’Hôtel de ville d’où s’échappe une musique jouée par l’orchestre municipal en pleine répétition, Issiaka Saba parle d’une voix calme et posée. « Mon second mandat se termine, je n’en ferai pas un troisième », précise malicieusement le président de l’Association de la jeunesse communale de Yamoussoukro.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ON A ÉTÉ LAISSÉ DE CÔTÉ, ÇA A BEAUCOUP TOUCHÉ LA JEUNESSE »
Après avoir œuvré pour la campagne d’Alassane Ouattara en 2010, Issiaka milite au PDCI. « Il était question d’obtenir une reconnaissance, mais on ne l’a jamais eue. Par contre, des amis malinkés, qui n’avaient pas le même niveau scolaire que certains d’entre nous, ont eu du travail. Cela a été un choix ethnique. On a été laissé de côté, ça a beaucoup touché la jeunesse ».
Le jeune homme assure qu’il manifestera contre le troisième mandat d’Alassane Ouattara : « Descendre dans la rue pacifiquement, c’est un droit. Nous voulons simplement montrer que nous ne sommes pas d’accord. »
Samedi 10 octobre, il se trouvait dans les tribunes du stade Houphouët-Boigny d’Abidjan pour assister au meeting de l’opposition. Il a écouté avec attention les discours de ses leaders et attend désormais les mots d’ordre. « Il faut d’abord préparer les esprits », dit-il. Lors de l’annonce de la candidature du président à un troisième mandat, Yamoussoukro était restée relativement calme, à l’exception de quelques pneus brûlés.
Toujours pas de transfert de capitale
En tournée dans la région des Lacs en 2010, le candidat Ouattara avait promis de venir s’installer à Yamoussoukro dès son élection et de rendre effectif le transfert de capitale. Si des travaux ont été réalisés ou lancés, comme celui du stade qui accueillera dans trois ans les matchs de la Coupe d’Afrique des nations, ceux d’un Institut judiciaire qui aura pour vocation de former les magistrats et ceux d’une vaste zone industrielle, le grand déménagement n’a pas eu lieu. Les ambassades, les ministères, les institutions, tous les lieux de pouvoir et de décision sont restés à Abidjan.
« Finalement, pour l’instant, le transfert de capitale ne se fait que dans mon bâtiment ! », dit en souriant Jean-Noël Loucou. Un des deux amphithéâtres de la Fondation accueille de temps à autre les sénateurs, des bureaux de la présidence de la République se trouvent au quatrième étage et ceux d’Augustin Thiam, gouverneur du district autonome de Yamoussoukro depuis 2011, sont au premier. Le petit-neveu de Félix Houphouët-Boigny a rallié le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, au pouvoir) aux début des années 2000, promettant de faire le lien avec la chefferie baoulé, qui conserve une forte influence sur les électeurs.
« À son arrivée, Alassane Ouattara a été confronté à d’autres urgences, le pays était dans un état lamentable et les priorités ont été modifiées, explique Augustin Thiam. Mais beaucoup de routes ont été construites, notamment l’autoroute qui permet de relier Abidjan à Yamoussoukro en deux heures trente, et des progrès ont été réalisés dans beaucoup de domaines. »
La capitale ivoirienne, qui compterait environ 400 000 habitants, représente un modeste bassin électoral de moins de 100 000 personnes (85 000 en 2018). « Il ne faut pas lui donner plus d’importance qu’elle n’en a », fait remarquer Fréderic Grah Mel, le biographe de référence de Félix Houphouët-Boigny.
Symbole d’une gloire passée
L’enjeu est ailleurs : il est symbolique. On vient ici revendiquer l’héritage d’Houphouët – Henri Konan Bédié a été son ministre et son successeur, et Alassane Ouattara a été son Premier ministre pendant trois ans. « Yamoussoukro reste le lieu du pouvoir houphouëtiste et symbolise la gloire de la Côte d’Ivoire durant cette période. Le fait que le pays n’ait pas connu la stabilité après le départ d’Houphouët-Boigny alimente un discours rêvé et nostalgique autour de sa figure et fait de Yamoussoukro un lieu important dans l’imaginaire collectif et politique », décrypte Rodrigue Koné, sociologue et analyste politique.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LA POLITIQUE NE NOUS DIVISE PAS, TOUT LE MONDE SE PARLE ICI »
Référence communautaire pour les Baoulés, Yamoussoukro n’en demeure pas moins très cosmopolite. Beaucoup de Malinkés ont quitté le nord du pays dans les années 1960 pour participer à la construction de la ville et sont restés. D’autres sont arrivés plus tard, pendant la crise postélectorale de 2010-2011, et de nombreux ressortissants des autres pays de la Cedeao y sont également installés. Ensemble, ils représenteraient aujourd’hui la moitié des habitants de la capitale, tandis que les villages alentours demeurent presque exclusivement baoulés.
« Ville de dialogue »
Dans la ville qui a vu se sceller l’alliance entre Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara entre les deux tours de l’élection de 2010, lors d’une cérémonie au domicile d’Houphouët, les liens entre les deux camps ne sont pas rompus. Bien au contraire : « Yamoussoukro a une spécificité, c’est une ville de dialogue. Elle est encore souvent gérée de manière traditionnelle. Même les ressortissants de la Cedeao ont ici leur chefferie. Par exemple, les Togolais ont leur chef et on se parle », affirme Augustin Thiam, aussi chef du canton des Akoué sous le nom de Nanan Boigny N’Dri 3. En 2015, Alassane Ouattara a créé une Chambre des rois et des chefs traditionnels, et ceux-ci jouissent désormais d’un statut officiel et d’une protection de l’État.
Jean Kouacou Gnrangbé Kouadio, maire PDCI de Yamoussoukro depuis 20 ans, le confirme : « La politique ne nous divise pas, tout le monde se parle ici ». C’est lui qui avait mené la campagne de Ouattara à Yamoussoukro en 2010. En 2018, il a été réélu avec plus de 60 % des voix devant le candidat du RHDP. « Yamoussoukro est un village, on se connait, on s’appelle », abonde Yaya Ouattara, le délégué communal du RHDP, qui bat campagne pour Alassane Ouattara. « Pas plus tard qu’hier, j’étais en contact avec le représentant du PDCI. Et s’il doit y avoir des manifestations de l’opposition ici, ce sera dans le calme. Nous n’interviendrons pas. Nous laisserons faire la force républicaine », assure-t-il.
Avec son équipe, il dit avoir réalisé « un travail de fourmi » en vue de la présidentielle du 31 octobre, incitant les sympathisants RHDP à s’inscrire en masse sur les listes électorales. D’après ses chiffres, la commune compterait plus de 30 000 inscrits dont une grande partie, espère-t-il, votera pour le chef de l’État sortant.
Depuis son bureau de la Fondation Félix Houphouët-Boigny, Jean-Noël Loucou ne peut pourtant pas s’empêcher d’être inquiet. « La radicalisation de l’opposition et du pouvoir ainsi que l’absence de dialogue ne laissent rien augurer de bon. Chacun campe sur ses positions et il semble difficile d’inverser la tendance si près de l’élection. »