L’annonce de la possible arrivée de la société de sécurité russe Wagner au Mali fait polémique. Ce n’est pourtant que le dernier acte de l’offensive médiatique, discrète et déterminée, que mène Moscou dans le pays. Au grand dam de la France.
Il est 14 heures, ce vendredi 29 octobre, et le goudron est brûlant à Bamako. Alors que les mosquées se vident, des milliers de personnes convergent vers la place de l’Indépendance. Dans les cortèges qui les conduisent au point de rassemblement, le drapeau russe épouse les couleurs nationales. « Dégage la France », « Vivement la venue des Russes. Mot d’ordre des Maliens », peut-on lire sur certaines affiches et pancartes fièrement brandies par les manifestants.
Slogans hostiles
Les slogans hostiles à la France et à la force militaire Barkhane succèdent aux discours souverainistes, qui glorifient Assimi Goïta, le président de la transition. La place de l’Indépendance et ses abords deviennent noirs de monde. Jamais on n’avait assisté à pareil rassemblement depuis la chute du président Ibrahim Boubacar Keïta, le 18 août 2020. Cette fois, les manifestants ne battent pas le pavé contre un régime mais en faveur du gouvernement de transition. Le mouvement Yerewolo-Debout sur les remparts, à l’initiative de cette mobilisation, est connu pour son hostilité à la présence française au Mali, à laquelle elle préfère une collaboration avec la Russie.
NOUS REFUSONS LE DIKTAT DE LA FRANCE ET DE LA CEDEAO », LANCE LE PORTE-PAROLE DU MOUVEMENT YEREWOLO.
À la tribune, des membres du Conseil national de transition (CNT) côtoient des cadres du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) et des figures de proue de Yerewolo, dont son porte-parole, Adama Diarra, dit « Ben le Cerveau ».
En bamanankan et parfois même en russe, ces protagonistes haranguent la foule. « Nous refusons le diktat de la communauté internationale, particulièrement celui de la France et de la Cedeao », lance Pape Diallo, le secrétaire à la communication de Yerewolo-Debout sur les remparts. Le ton est donné.
LE PREMIER DIPLOMATE À AVOIR ÉTÉ REÇU PAR LES PUTSCHISTES A ÉTÉ IGOR GROMYKO, L’AMBASSADEUR DE RUSSIE.
Cette manifestation pro-gouvernementale prend des apparences de référendum pour ou contre la venue de la nébuleuse Wagner. À la mi-septembre, alors que les forces de Barkhane s’apprêtaient à passer le relais aux Forces armées maliennes (FAMa) dans les zones de Tessalit, Tombouctou et Gao, la nouvelle qu’un contrat serait peut-être signé entre la société privée russe Wagner et l’État malien a autant inquiété que mécontenté les pays occidentaux, France en tête.
Farouchement opposé à cette initiative, Emmanuel Macron a, par la voix de Florence Parly, sa ministre des Armées, fait passer un message clair. « Si le Mali s’engage dans un partenariat avec des mercenaires, il s’isolera et perdra le soutien de la communauté internationale, qui est pourtant très engagée », a prévenu cette dernière.
Équipements militaires
Engagée aux côtés de Bamako, la Russie l’est déjà. Et elle l’a fait savoir dès les premiers jours de la chute d’IBK. Le premier diplomate à avoir été reçu par les putschistes, réunis au sein du Conseil national pour le salut du peuple (CNSP), a été Igor Gromyko, l’ambassadeur de la Fédération de Russie au Mali, le 21 août 2020. Une visite remarquée, mais dont rien n’a filtré. Peu bavard, Igor Gromyko avait été lapidaire devant les caméras : « Nous avons discuté de la sécurité ».
Mais de quelle sécurité parlait-il alors ? De la livraison prochaine d’équipements militaires russes (quatre hélicoptères MI-171 et des armes ont effectivement été livrés un an plus tard) ? Le nom de Wagner avait-il déjà été évoqué au cours de cette entrevue ? Officiellement, Moscou veut s’en dissocier : « [Wagner] n’est pas l’État. C’est une entreprise privée liée à l’extraction de ressources énergétiques, d’or ou de pierres précieuses. Si ses intérêts entrent en conflit avec ceux de l’État russe […], nous devrons réagir et nous le ferons », s’était contenté de déclarer, à la fin d’octobre, le président Vladimir Poutine. Néanmoins, à la lumière de ce qu’il se passe en République centrafricaine, difficile, aujourd’hui, de tracer une frontière entre cette entreprise détenue par Evgueni Prigojine – un oligarque proche de Poutine – et le Kremlin.
Depuis le sommet de Sotchi, en 2019, l’une des stratégies de Moscou pour accroître son influence en Afrique consiste à cibler et à financer des leaders d’opinion. Au Mali, Wagner a déjà déployé sa propagande à travers des relais tels que Yerewolo.
Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, avec son homologue malien Abdoulaye Diop, au siège de l’ONU, à New York, le 25 septembre 2021. © Russian Foreign Ministry/TASS/Si/SIPA
En septembre dernier, alors que l’opinion malienne se demandait encore si le fameux contrat avait été signé, Ben le Cerveau, le leader du mouvement, avait confirmé : « Cinquante experts militaires russes sont au Mali depuis plus d’un mois. Ils ont rendu un rapport d’expertise ».
Cet activiste, par ailleurs membre du CNT, avait ajouté : « Dans le contrat, [les experts russes] ont assuré qu’ils mettraient fin à la guerre au Mali dans un délai de six mois. C’est ce qui est convenu entre nous et la Russie. C’est ce qui est la vérité. » Propagande, ou information sérieuse ? Depuis quelques années, Ben le Cerveau s’est fait une notoriété en surfant sur le mécontentement populaire lié à l’enlisement du conflit et en appelant de ses vœux une intervention militaire russe. Laquelle, prétend-il, serait plus efficace que celle des forces de Barkhane.
Engin artisanal
Au sein de Yerewolo, d’autres personnalités jouent leur partition. Amina Fofana, elle aussi membre du CNT, est de ceux-là. En janvier 2021, lors d’un passage sur Afrique Media, une chaîne camerounaise qui passe pour faire de la propagande prorusse et dont les contenus sont massivement relayés par les antennes de Yerewolo, elle a fait parler d’elle en accusant la France d’avoir menti sur les raisons qui avaient conduit à la mort du brigadier-chef Tenerii Mauri et des chasseurs de première classe Dorian Issakhanian et Quentin Pauchet. En décembre 2020, ces trois militaires français étaient décédés dans l’explosion de leur blindé, qui avait roulé sur un engin artisanal, entre Hombori et Gossi.
Si les tensions entourant l’arrivée de Wagner ont exacerbé cette guerre de la communication, l’influence russe au Mali ne date pas d’aujourd’hui. Avant la montée en puissance de Yerewolo, le Groupe des patriotes du Mali (GPM) était déjà à l’œuvre.
LE GROUPE DES PATRIOTES DU MALI SURFE SUR LES FRUSTRATIONS QUOTIDIENNES DE LA POPULATION. »
En janvier 2019, ce groupe affirmait avoir déposé à l’ambassade de Russie à Bamako une pétition comportant 8 millions de signatures et réclamant un accroissement de la coopération entre les deux pays. Il s’agissait de « faire contrepoids à la Minusma et à Barkhane », expliquait à Jeune Afrique Tania Smirnova, chercheuse au Centre FrancoPaix (Montréal). « Les militants du GPM surfent sur les frustrations quotidiennes de la population », avait-elle ajouté.
S’il est difficile de prouver que la Russie soutient activement ses activités, des sources indiquent qu’en juin dernier des personnalités du Groupe auraient rencontré l’ambassadeur Gromyko.
Réseau Prigojine
Toujours depuis le sommet de Sotchi, Moscou a lancé une vaste campagne de recrutement, par le biais d’outils de soft power appartenant au réseau Prigojine. Celui-ci organise régulièrement des conférences et des séminaires avec des leaders d’opinion pro-russes. Ces rencontres sont souvent pilotées par des institutions telles que l’Association for Free Research and International Cooperation (Afric) ou la Fondation de la protection des valeurs nationales. Lors de ces séminaires, il n’est pas rare d’apercevoir des figures de proue de la lutte contre la France-Afrique, aux premiers rangs desquels l’activiste Kémi Seba.
NOMBRE DE MÉDIAS RUSSES SE SONT DOTÉS D’UNE ÉDITION FRANÇAISE POUR TOUCHER LE PLUS DE LECTEURS POSSIBLE EN AFRIQUE.
À Bamako, l’African Back Office, un think tank informel lancé par Prigojine, « propose des leitmotiv qui viennent se greffer sur les nationalismes locaux », confie un observateur des mouvements sociaux au Mali. Il a notamment été alimenté par le politologue Alexandre Douguine, maître à penser de l’influence russe et expert dans la diffusion de théories complotistes.
Nombre de médias russes se sont par ailleurs dotés d’une édition francophone pour toucher le plus de lecteurs possible en Afrique. Cette stratégie s’est révélée payante au Mali.
Dans une étude parue en juillet 2021, portant sur « les pratiques et récits d’influences informationnelles russes en Afrique subsaharienne », le chercheur français Maxime Audinet a montré qu’en 2020, avec 16 628 visites par mois, le Mali est de loin le pays d’Afrique francophone où le site Russia Today France a été le plus consulté. Durant la même période, l’audience de Sputnik France a fortement crû dans le pays, avec 107 360 visites par mois, juste derrière le Cameroun.
Ligne éditoriale
Tout comme elle le fait en Centrafrique, la Russie étend son réseau d’influence au Mali à travers les médias locaux. Depuis que les négociations entre Wagner et l’État malien ont été révélées, de nombreux titres adoptent une ligne éditoriale de plus en plus pro-russe. Et se font volontiers les relais d’informations diffusées par Russia Today France et Sputnik France.
Le site franco-malien Maliactu (détenu par Séga Diarrah, qui a fait ses études en France et en Suisse), est sans doute celui qui va le plus loin. Arborant un bandeau « exclusif », il a, le 5 octobre dernier, publié une interview d’Alexandre Ivanov, le patron de la Communauté des officiers pour la sécurité internationale (Cosi), une officine installée à Bangui.
ON MÈNE UNE GUERRE DE L’INFORMATION CONTRE NOUS CAR NOUS DÉTRUISONS LE SYSTÈME NÉOCOLONIAL. »
Connu de tous en RCA, Ivanov se charge de légitimer le rôle des «instructeurs » russes dans ce pays. Lors de son passage à Bamako, il s’est, sans surprise, exprimé sur l’arrivée de Wagner au Mali. « Nous sommes confrontés à une guerre de l’information menée contre nous parce que nous détruisons le système néocolonial […]. Nous continuerons à aider ceux qui ont besoin de nous », a-t-il noté, vantant les « prouesses » du groupe Wagner, à l’opposé d’une France « qui n’est pas intéressée par le développement des armées nationales ».
« Cette interview d’Ivanov est le premier article dans lequel une personnalité russe commence à diffuser des éléments de langage sur Wagner au Mali, relève Maxime Audinet. Tout à leur stratégie de séduction, les Russes essaient de faire converger des récits ancrés dans leur pays, comme la défense de la souveraineté, et des récits déjà ancrés en Afrique, qui dénoncent l’ingérence occidentale et la Françafrique ».
Comment ce site malien a-t-il mis la main sur cet homme influent ? Habituellement, Ivanov ne s’exprime que sur Lengo Songo, l’une des principales radios de Bangui, réputée financée par Prigojine. Le patron de Maliactu, Séga Diarrah, se défend pour sa part d’être financé par les Russes. Sa démarche, assure-t-il, a pour but de sortir du « conformisme ». « Nous traitons toutes les informations susceptibles d’intéresser nos lecteurs. Si une entreprise privée, qui est sur le point de signer un contrat avec l’État malien, entre en contact avec nous, rien ne nous empêche de travailler avec elle », se défend-il. C’est ainsi que, depuis quelques mois, Maliactu donne régulièrement la parole à des « experts russes » sur lesquels il est incapable de mettre un visage.
Tentacules
Séga Diarrah « ne croit pas en la venue de Wagner à Bamako » et se dit persuadé que « si Barkhane et la Minusma s’en vont, c’en est fini pour le Mali ». Il ne refuse pas pour autant de publier toutes les informations que des experts russes lui envoient.
Profitant de la montée d’un discours de plus en plus hostile à la France, la Russie compte retrouver une place de choix en Afrique. Moscou s’intéresse de plus en plus aux dynamiques médiatiques de la sous-région, avec un objectif assumé : étendre ses tentacules à tous les médias de l’Afrique de l’Ouest.