Les manifestations antiracistes à la suite de la mort de George Floyd, tué fin mai 2020 par des policiers blancs aux États-Unis, ont apporté un souffle nouveau à la lutte contre le racisme et contre l’exclusion que subissent encore les Noirs à travers le monde.
En Belgique, si les premières actions ont consisté à prendre pour cible, à vandaliser ou encore à déboulonner les statues de Léopold II, ancien roi des Belges, c’est parce que, pour les manifestants, la question noire dans ce pays nécessite à la fois un retour sur l’histoire coloniale belge en Afrique des Grands Lacs et ses divers héritages contemporains.
Aymar Nyenyezi Bisoka, Université de Mons
On comprend donc pourquoi, suite à ces manifestations et à l’occasion de la soixantième année de l’indépendance de la RDC, le roi des Belges a exprimé ses « plus profonds regrets pour les blessures » infligées aux Congolais durant la colonisation. On comprend aussi pourquoi, dès le 17 juillet 2020, le Parlement belge a décidé de faire « la paix avec son passé colonial » en mettant en place une commission spéciale chargée de mener « l’enquête et le débat sociétal à ce sujet » et d’établir « une commission de vérité et réconciliation ».
Pour avancer efficacement sur la question noire en Occident, il faudra cesser de la penser comme un phénomène homogène. Il faudra comprendre comment elle se décline dans chaque pays. L’un des enjeux de la lutte décoloniale devient dès lors celui de la reformulation des idéaux politiques spécifiques autour desquels les luttes devraient se cristalliser au niveau national.
Dans cet article, j’essaie de formuler l’un de ces idéaux de la lutte des afro-descendants noirs et métis pour le cas spécifique de la Belgique en m’inspirant de « Caoutchouc-Rouge – Rouge Coltan », un film d’animation de Jean‑Pierre Griez qui interroge « le lien entre la violence de la colonisation belge du Congo et les violences extractivistes contemporaines ». https://www.youtube.com/embed/Z7_u8EdY-DM?wmode=transparent&start=0 Bande annonce de Caoutchouc rouge, rouge coltan.
Le film pose deux problèmes majeurs. Le premier est lié au sens de la continuité mécanique que le film semble établir entre l’exploitation du caoutchouc à partir de la fin du XIXe siècle et l’extraction du coltan au début du XXIe siècle – deux temporalités tout à fait différentes. Le deuxième problème est celui du sens de la revendication de l’identité congolaise de la part des afro-descendants qui n’ont pas la nationalité congolaise.
Toute tentative de résolution de ces deux problèmes, celui de la continuité et de l’identité, nous mène à penser nécessairement les afro-descendants belges comme une communauté et minorité politique belge qui devrait lutter pour sa reconnaissance juridique, une reconnaissance constitutionnelle à l’instar des autres communautés en Belgique. Cette reconnaissance ouvre à la question de la mise en place de dispositifs spécifiques qui visent les afro-descendants en vue de l’égalisation des conditions de vie des Belges.
D’une part, cette minorité prend conscience de sa situation et du sens de sa lutte à partir d’un retour dans l’histoire des rapports violents entre la Belgique et le Congo depuis plus d’un siècle et la manière dont cette violence s’est prolongée dans leur patrie, la Belgique. D’autre part, la reconnaissance de cette minorité afro-descendante suppose un triple engagement de la Belgique face à la violence qui traverse leur quotidien en Belgique (symbolisée, dans le film, par les statues de Léopold II dans l’espace public), face à leur histoire (symbolisée par le caoutchouc) et face à leurs autres parties situées en Afrique des Grands Lacs (symbolisées par le coltan).
Trois idées ressortent avec force dans le film : la violence (post-)coloniale, le retour en Afrique et l’interruption politique.
La violence (post-)coloniale
Caoutchouc rouge, rouge coltan raconte l’histoire de Abo Ikoyo, une jeune Belgo-Congolaise de 17 ans.
« [Abo] n’a jamais connu son père, disparu à l’est de la RDC à l’aube des années 2000. Alors, quand la prof propose un parcours sur les traces du passé colonial, elle replonge dans l’histoire méconnue de sa famille : la résistance acharnée d’un aïeul et d’un peuple contre les horreurs de l’époque léopoldienne, l’apartheid et le racisme du colonialisme ordinaire, le pillage des ressources, un arrière-grand-père chauffeur personnel de Patrice Lumumba, une guerre dévastatrice pour le coltan et autres minerais du sang. »
Dans le film, Abo se présente comme une Belgo-Congolaise. Elle cherche à s’approprier la nationalité congolaise, la double nationalité n’étant pas acceptée au Congo. Et pourtant, Abo a besoin de se nommer congolaise. Elle sait qu’il est impossible d’être uniquement et exclusivement belge lorsqu’on est noir ou métisse en Belgique. Elle a compris que, dans les faits, les personnes de sa couleur n’avaient pas de place en Belgique et, lorsqu’elles en avaient une, elle était périphérique.
Les Noirs et afro-descendants belges subissent un racisme silencieux mais systémique et à grande échelle : agression physique, harcèlement, exclusion, discrimination à l’emploi et au logement, profilage discriminatoire par la police et d’autres formes de violence.
Beaucoup d’associations contre le racisme sont unanimes sur le fait que le problème du racisme est une plaie qui gangrène la Belgique mais dont on ne veut surtout pas parler.
Tout ceci est pourtant paradoxal pour un pays où la différence est reconnue et sérieusement considérée : les Flamands, les Wallons, les germanophones, sont autant de communautés pour lesquelles la Belgique essaie de considérer les particularités, les histoires, les blessures et de mettre en place des politiques de soin. Mais ce souci de soin ne vaut pas pour les afro-descendants, ces sujets auxquels le royaume doit pourtant beaucoup.
Ce refus de prendre soin des afro-descendants rappelle malheureusement comment, depuis la fin du XIXe siècle au moins, la Belgique a pris l’habitude de discriminer et de violenter ceux qui étaient noirs de peau. La place périphérique qu’expérimentent les afro-descendants en Belgique n’a pas produit que de la discrimination. Elle a aussi produit leur absence dans les sphères de pouvoir, leur oubli dans les principaux débats publics, l’ignorance de leurs problèmes spécifiques. C’est ce rejet qui a mené Abo, comme d’autres afro-descendants belges, sur le chemin du retour.
Retour en Afrique et construction d’une identité spécifique
Caoutchouc rouge, rouge coltan est un cri. Le film montre que ce qui a mené Abo à raconter son histoire, c’est cette lourdeur qui l’entoure lorsqu’elle se balade dans son propre pays, la Belgique. Abo ne comprend pas pourquoi les statues des bourreaux des Congolais qui parsèment sa ville n’ont pas été déboulonnées à l’instar de ceux de chefs nazis dont il n’existe quasiment plus de traces dans les villes européennes.
Comment comprendre ce paradoxe ? Que faire de ces choses qui nous rappellent instamment que nous sommes différents dans notre propre pays, que nous n’avons pas les mêmes droits ? Que nous sommes certes Belges et Européens mais toujours de seconde zone ? Le royaume ne l’explique jamais aux afro-descendants. Ceux-ci doivent retourner au Congo pour tout comprendre.
Mais ce retour n’est pas à considérer comme l’expression d’une obsession identitaire. Il n’est pas non plus un privilège. Il s’agit au contraire d’une volonté de se reconstruire, de se soigner, de retrouver la dignité. Il s’agit aussi d’un acte éminemment politique qui marque la singularité des afro-descendants et qui les institue en tant que communauté et minorité belge.
En d’autres termes, pour que les afro-descendants puissent comprendre leur place en Belgique, ils doivent retourner en Afrique. C’est seulement à partir de là qu’ils peuvent comprendre comment, historiquement, l’appât du gain (ici, le caoutchouc) a mené Léopold II et ensuite la Belgique à produire la hiérarchie des races et comment cela s’est répercuté dans le présent des afro-descendants en Belgique. L’Afrique représente ici ce lieu de restauration – à défaut d’une Belgique qui présente leurs bourreaux en héros ; qui n’enseigne pas leur histoire ; qui interdit l’accès à leurs archives ; et qui criminalise leurs tentatives de retrouver la dignité.
La singularité des Noirs et des métis afro-descendants belges se trouve donc derrière cette nécessité de retourner en Afrique, c’est-à-dire de retourner dans l’histoire de la Belgique pour comprendre pourquoi celle-ci les a lâchés. Cette singularité explique aussi la nécessité de se battre sans relâche pour interrompre le discours de normalité, d’homogénéité de la communauté politique, d’harmonie d’une nation.
Interruption politique et reconnaissance juridique
Le film est l’un de ces moments intenses d’interruption politique. Il constitue donc une autre brique qui s’ajoute à la longue et lente constitution de la communauté politique noire et métisse en Belgique. Mais une telle lutte a des conséquences : elle fait de ces afro-descendants des Congolais, Rwandais et Burundais à part entière qui sont désormais concernés par la violence de la Belgique contre leurs autres patries qui se situent en Afrique des Grands Lacs.
C’est cela qui dédouble leur lutte. La lutte des afro-descendants belges devient à la fois une lutte contre le racisme et l’exclusion qu’ils subissent en Belgique et une lutte contre tout positionnement paternaliste et néocolonial de la Belgique en Afrique des Grands Lacs. Voilà pourquoi ces afro-descendants dénoncent aujourd’hui l’exploitation du caoutchouc et l’extraction du coltan – deux métaphores qui symbolisent la complicité et le silence de la Belgique.
Pour finir, en interrogeant le lien entre la violence coloniale et les violences extractivistes à la fois anciennes et contemporaines, ce film constitue une contribution à la consolidation d’une communauté politique noire et métisse en Belgique. Il s’attaque au refus, pour la Belgique, de penser une nation plurielle où les particularités des Noirs et des métis devraient être sérieusement considérées ; c’est-à-dire juridiquement reconnues. Cette reconnaissance implique des droits spécifiques pour l’égalisation des conditions matérielles de vie des Belges. Une telle mesure ne serait pas d’ordre identitaire ; elle relèverait de l’idéal démocratique et irait dans le sens de la consolidation d’une nation qui a oublié certains de ses filles et fils.
Aymar Nyenyezi Bisoka, Chargé de cours, Université de Mons
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