En proposant que les pays occidentaux construisent des « villes sous charte » en Afrique afin de limiter les flux migratoires vers l’Europe, Günter Nooke, conseiller spécial pour l’Afrique d’Angela Merkel, s’aligne sur une thèse controversée selon laquelle le développement du continent ne peut provenir que de l’extérieur.
« Colonialisme volontaire ». L’expression est clairement anachronique. Elle est pourtant revenue dans l’actualité, le 22 novembre, par la voix de Günter Nooke, conseiller spécial pour l’Afrique de la Chancelière allemande. Pour endiguer le flux migratoire de jeunes Africains vers l’Europe, il suggérait un nouveau type de coopération. « Des États ou des organisations telles que l’Union européenne ou la Banque mondiale, devraient construire et diriger des villes en Afrique afin de booster la création d’emplois et le développement du continent », a-t-il estimé, au micro de la BBC. Des propos qui, étrangement, n’ont suscité que peu de réactions négatives.
Comment cela fonctionnerait-il ? Au terme d’accords, et en respectant « des règles qui seront établies à cet effet, le pays céderait pour 50 ans une parcelle de son territoire », répond le conseiller d’Angela Merkel. Les investisseurs construiraient ensuite des « villes libres » sur les terres ainsi concédées. « Nous avons besoin d’espaces où les gens peuvent vivre, travailler et créer des sortes de villes fonctionnelles. Cela veut dire s’installer, construire leurs propres maisons, créer les infrastructures, les routes, les écoles et toutes les commodités nécessaires », détaille Günter Nooke, qui insiste : « Une ville prospère représente une contribution à l’industrialisation du pays. »
Les règles du marché
Paul Romer base sa théorie de « villes sous contrat » sur l’exemple de Hong Kong
Cette idée de cités créées ex-nihilo et gérées par des investisseurs privés avait été théorisée par l’américain Paul Romer, ancien économiste en chef de la Banque mondiale (2016-2018) et récipiendaire du prix Nobel d’économie 2018, pour « avoir intégré les changements climatiques et les innovations technologiques aux analyses économiques ».
L’économiste a exposé sa théorie de « villes sous contrat » en se basant sur l’exemple de Hong Kong. Bien que située en territoire chinois, celle-ci a fonctionné pendant plusieurs décennies à partir d’un ensemble d’institutions typiques des économies occidentales, « calquées sur les économies de marché de l’époque et administrées par les Britanniques », précisait l’économiste lors d’une conférence donnée dans le cadre de TEDGlobal, à Oxford, en 2009.
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À la fin des années 1950, « Hong-Kong était un endroit où des millions de personnes pouvaient se rendre, depuis le reste du pays, pour trouver un emploi mais également pour participer à un mouvement d’augmentation des revenus et des compétences. Ce qui a donné lieu à une croissance très rapide », avançait Paul Romer. Pour lui, la création de zones spéciales permet de tester la mise en place des règles du marché, et la ville est l’échelle idéale pour mener une telle expérience.
Son utopie consisterait donc à imaginer des « charter city » – des « villes sous contrat ». « On commencerait par une charte qui définit toutes les règles nécessaires pour attirer les gens dont on a besoin pour construire la ville. D’abord, les investisseurs, pour y construire les infrastructures : réseau électrique, routes, port, aéroport, bâtiments… Ensuite les entreprises qui viendront recruter les premiers habitants. Enfin les familles qui viendront s’y installer de manière définitive. » Il s’agirait donc de créer plusieurs villes de ce type à des endroits encore non occupés et de laisser le choix aux populations de venir s’y installer ou non.
Histoire, facteur humain et souveraineté
Les hommes ont une histoire et la ville fonctionne également en fonction de cette histoire
Une vision que ne partage pas Abdoulaye Deyoko, urbaniste et promoteur de l’École supérieure d’ingénierie, d’architecture et d’urbanisme (ESIAU), à Bamako, pour qui l’exemple de Hong Kong n’est pas forcément transposable en Afrique. « Le comportement asiatique n’est pas le comportement africain. Nous avons des réalités différentes, et il faut prendre en compte le facteur humain, estime-t-il. Les hommes ont une histoire et les villes fonctionnent également en fonction de cette histoire. »
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Selon lui, plusieurs questions demeurent : la solvabilité des locataires de cette ville et le niveau de leurs revenus, ainsi que le manque de main d’œuvre qualifiée. « Dans un pays comme le Maroc, où la main d’œuvre commence à se spécialiser, il y a des grandes entreprises comme Renault qui s’installent. Mais cela serait impossible au Mali, par exemple. Autrement dit, en plus d’installer l’usine, il faudrait former la main d’œuvre, ce qui prend du temps », explique l’urbaniste.
L’autre dimension qui a suscité l’indignation en 2009, c’est qu’elle implique le désengagement des États et la perte d’une partie de leur souveraineté. Paul Romer préconise en effet, dans certains cas, une délégation de responsabilité d’un pays à un autre pour prendre en charge une partie des fonctions administratives. Ce qui a fait bondir de nombreux intellectuels et politiques, sur le continent, parlant de « colonialisme volontaire ».
Une idée « colonialiste » et « raciste »
« C’est une idée qui a des relents racistes », estime ainsi Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais et coauteur de L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA. À ses yeux, cette idée – courante dans la littérature économique – est sous-tendue par la thèse selon laquelle les Africains seraient incapables de résoudre par eux-mêmes leurs problèmes, et notamment de sortir du sous-développement. Ce qui nécessiterait par conséquent une intervention étrangère pour contribuer à « mettre de l’ordre » sur le continent.
Le colonialisme ne se résume pas à l’exploitation et à la prédation des ressources
Une thèse qui fait bondir l’intellectuel. « Le colonialisme ne se résume pas à l’exploitation et à la prédation des ressources. Dire qu’il faudrait laisser les Occidentaux mettre en place des villes en Afrique pour promouvoir de bonnes institutions et des technologies de pointe, c’est une idée profondément colonialiste. »
Des critiques que Paul Romer balaie d’un revers de main. « Les aspects négatifs du colonialisme, qu’on retrouve en partie dans nos programmes d’aide, ce sont les éléments coercitifs et la condescendance. Ce modèle, quant à lui, est basé sur le choix à la fois des dirigeants et des populations qui vivront dans ces nouvelles zones. »
De plus, il estime que l’administration conjointe de ces villes par plusieurs pays serait une garantie de stabilité institutionnelle pour les investisseurs, l’ensemble des règles définies au moment de la création de la ville risquant moins de changer au fil des remaniements ministériels.
La tentative avortée à Madagascar
En 2008, Paul Romer était parvenu à rallier Marc Ravalomanana à son idée
« J’ai parlé de cette idée à des dirigeants africains, et beaucoup d’entre eux acceptent tout à fait, comme principe de transformation, ce concept de zone spéciale que les gens peuvent choisir de rejoindre. Ils comprennent aussi tout à fait que, sous certaines conditions, ils peuvent ainsi faire des promesses bien plus crédibles à leurs investisseurs sur le long terme. »
En 2008, Paul Romer était parvenu à rallier le Malgache Marc Ravalomanana à son idée. Celui qui était alors président de la République avait même identifié une île sur laquelle tenter l’expérience proposée par l’économiste américain. Mais le projet a fait long feu. La décision de concéder des terres a provoqué un vaste mouvement de protestation qui a forcé Marc Ravalomanana à abandonner, un an plus tard, l’idée de créer cette « ville sous charte » .
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Quant à l’argument avancé par Günter Nooke, qui assure que son projet permettrait de lutter contre l’émigration des jeunes Africains, Ndongo Samba Sylla le conteste vertement. « C’est à la suite des politiques néolibérales d’ajustement structurel et de libéralisation imposées par l’Occident que beaucoup d’Africains n’ont plus aujourd’hui de quoi vivre », assène l’économiste sénégalais. « Ces mêmes populations essaient de se tourner vers l’Europe et vers d’autres destinations, mais il s’agit en réalité d’un flux limité, qui représente seulement 3% des migrations à l’échelle du continent », ajoute-t-il.
Des voix vantant les bienfaits de la colonisation se font régulièrement entendre dans le débat public. En 2017, Bruce Gilley, professeur de sciences politiques à l’université de Portland, publiait ainsi dans le magazine Third World Quarterly un article intitulé « The case for Colonialism ». Pour lui, celle-ci aurait été non seulement « bénéfique » mais aussi « légitime ». L’auteur préconisait notamment que les pays du Nord redeviennent des puissances coloniales, invoquant leur faculté à promouvoir un développement plus rapide de l’Afrique. L’article avait suscité un tollé. Mais un an plus tard, face aux déclaration de Günter Nooke, le silence est d’or.