Il n’a jamais été le plus taiseux des hommes politiques. Dans les couloirs d’un hôtel ou d’un centre de conférences, Mohamed Bazoum a toujours aimé convaincre. Il est même arrivé à Mahamadou Issoufou, alors chef de l’État, de lui rappeler l’intérêt du silence en politique. L’ancien professeur de philosophie n’a pas changé. Devenu président, il estime qu’aucun interlocuteur ne saurait résister à ses arguments.
Le 25 février, au Centre de conférences Mahatma-Gandhi de Niamey, le Nigérien a invité les « cadres » de la nation. Sur les coups de huit heures du matin, élus, leaders religieux ou officiers de l’armée se pressent à l’entrée. Certains ceignent leur écharpe tricolore, d’autres passent un dernier coup de téléphone, les portables étant interdits à l’intérieur. Des technophiles dissimulent l’objet sous l’amplitude d’un boubou.
Mohamed Bazoum souhaite s’expliquer. Depuis peu, la France a officialisé le retrait de l’opération Barkhane du Mali. Le président Emmanuel Macron a commencé à évoquer un redéploiement, et le leader nigérien a annoncé qu’il était prêt à accueillir une partie des troupes (ainsi que celles, européennes, de l’opération Takuba) au sein de bases le long de la frontière avec le Mali. Depuis, il fait face à la gronde d’une partie de l’opposition qui l’accuse d’être devenu « le vassal de Paris ». Pendant près de deux heures, Mohamed Bazoum fait donc preuve de pédagogie. « Notre adversaire, explique-t-il, a des gens qui viennent d’Irak, de Syrie et de Libye […]. Il trouve des soutiens partout dans le monde. Nous ne pouvons pas nous priver de celui de nos partenaires. »
Aide européenne et matériel turc
Évoquant les « résultats » de Barkhane, notamment l’élimination des chefs jihadistes Mokhtar Ben Mokhtar, Abou Walid al-Sahraoui ou Abdelmalek Droukdel, le chef de l’État plaide pour une aide aérienne et terrestre qui devra être construite en concertation avec les états-majors européens et nigériens. « Si j’avais assez d’argent, j’achèterais plus d’hélicoptères […] mais ce n’est pas la réalité. Donc, si à côté de mes 12 000 militaires, je peux placer 400 à 700 Européens, je dois le faire. »
Dans combien de temps cette nouvelle donne sera-t-elle effective ? La mise en place devrait au bas mot prendre six mois, avant que le dispositif ne soit présenté par le gouvernement à l’Assemblée nationale pour un vote de confiance.
« Le retrait français du Mali prendra du temps, et les concertations devront déterminer les emplacements des futures bases, les modalités des forces conjointes, les méthodes de coopération… », explique une source sécuritaire. Cette coopération et l’installation de bases dans la région de Tillabéri doivent également s’accompagner d’un renfort matériel d’importance. Mohamed Bazoum a officialisé le lancement d’un programme de 200 milliards de F CFA (plus de 300 millions d’euros) comprenant l’achat d’avions, de drones et de blindés aux entreprises turques Turkish Aerospace Industries (Tusas), Baykar et Nurol, dont il a visité les installations le 11 mars.
Une classe politique épargnée par l’anti-occidentalisme
« Vu la majorité dont Bazoum dispose à l’Assemblée, il n’a pas à s’inquiéter pour le vote de confiance », glisse un député du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS, au pouvoir). « L’exercice n’est jamais anodin, tempère un conseiller du chef de l’État. Il peut y avoir des débats houleux. » Cependant, de l’avis de ses opposants comme de celui de ses soutiens, Mohamed Bazoum n’a pas à se soucier d’un risque de contagion de la classe politique par un sentiment anti-occidental. S’il surveille l’opinion et les réseaux sociaux, il sait qu’il n’y a « pas encore au Niger de leader tel que l’imam Dicko au Mali », selon les termes de l’un de ses proches.
LA VRAIE CIBLE DU DISCOURS, C’ÉTAIT LES MILITAIRES NIGÉRIENS
Mohamed Bazoum prend soin de tenir ses troupes et de prévenir toute propension à succomber aux sirènes anti-occidentales. Mais le discours du président avait-il une autre ambition ? « La vraie cible, c’était les militaires, confie un conseiller. On ne peut pas donner l’impression que l’on s’appuie sur les Européens parce que l’armée n’est pas capable de s’en sortir. » Réaffirmant sa « confiance » envers des forces armées qui font « face à l’adversité », leur commandant suprême s’est donc livré le 25 février à une opération de séduction, semblable à celle qui l’avait déjà mené à Baroua, dans une région du lac Tchad confrontée à l’État islamique en Afrique de l’Ouest.
« On voyait l’armée comme une ennemie »
« Le président sait qu’il faut ménager l’armée, au sein de laquelle la grogne n’est jamais loin », glisse-t-on dans son entourage. Depuis un peu plus de deux ans, une colère sourde a gagné certains au sein des forces nigériennes, à la suite de la publication d’un audit de l’inspection générale des armées sur les contrats du ministère de la Défense. Le rapport a mis au jour des malversations à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros. « Les détournements ont privé l’armée d’un matériel indispensable et ont coûté des vies sur le terrain. Forcément, pour apaiser les choses, il faut que des têtes tombent », explique une source sécuritaire. Une instruction est en cours.
KATAMBÉ AVAIT TAPÉ DU POING SUR LA TABLE ET PROMIS DES MESURES. LES GRADÉS VOIENT BIEN QUE CELA N’A PAS ÉTÉ SUIVI D’EFFET
Mais l’État, qui s’est un temps porté partie civile, a choisi de se retirer, préférant négocier au cas par cas avec les opérateurs concernés. Quant à Issoufou Katambé, le ministre qui a enquêté jusqu’en Europe de l’Est pour obtenir des preuves – nombre de gradés comptaient sur lui pour nettoyer certains échelons politiques de la Défense –, il ne fait plus partie du gouvernement. « Katambé avait tapé du poing sur la table et promis des mesures. Les gradés voient bien que cela n’a pas été suivi d’effet », regrette un proche de l’ancien ministre. Ce dernier a été remplacé par Alkassoum Indatou, baron du PNDS proche à la fois de Mohamed Bazoum et de Mahamadou Issoufou.
« Cela a renforcé la méfiance de certains officiers envers le PNDS », croit savoir une source au sein de la grande muette. Depuis l’arrivée à la présidence de Mahamadou Issoufou en 2011, la relation entre l’armée et le parti est en effet difficile. « On a trouvé une armée politisée, connectée au Mouvement national pour la société de développement [MNSD, ex-parti unique], tranche un baron du PNDS. On la voyait comme une ennemie qui n’avait jamais permis une seule alternance pacifique. » Le nouveau président avait donc alors fait le choix d’envoyer certains officiers de haut rang à l’étranger, dans les ambassades d’Afrique du Nord ou d’Europe.
LE POUVOIR ET L’ANCIEN RÉGIME S’ACCUSENT MUTUELLEMENT D’AVOIR POLITISÉ LES FORCES ARMÉES
« Aurions-nous dû les laisser, sachant qu’ils étaient liés à nos adversaires politiques ? C’était une question de survie pour nous », assume un baron, qui cite le général Moumouni Boureïma. Nommé ambassadeur en Égypte à la suite du coup d’État qui a renversé Mamadou Tandja en 2010, cet ex-chef d’état-major a été interpellé en 2021 pour avoir appelé à la rébellion et il est aujourd’hui emprisonné. « Il y avait une nomenklatura à casser car trop politisée », assure encore un membre du cabinet Issoufou en 2011. Mais l’opération a laissé des traces, certains officiers accusant le PNDS d’avoir voulu décapiter l’armée pour y installer son propre système. « Le pouvoir et l’ancien régime s’accusent mutuellement d’avoir politisé les forces armées. La réalité, c’est sans doute que les deux l’ont fait », résume un politologue.
50 000 soldats en 2025 ?
Les grandes manœuvres iront-elles plus loin ? Les effectifs de l’armée sont passés d’un peu moins de 10 000 en 2011 à plus de 30 000 aujourd’hui, et Mohamed Bazoum a annoncé le 25 février sa volonté de porter ce nombre à 50 000 d’ici à 2025. Une façon également d’élargir le recrutement ? « Dès son arrivée au pouvoir, le PNDS a voulu changer le système de recrutement et de formation des officiers, trop centré sur Niamey. En dehors de l’intégration de chefs touaregs après les rébellions des années 1990, l’armée favorisait une reproduction de l’élite de l’Ouest », expose un ex-membre du gouvernement.
Un des promoteurs de cette « armée de proximité », selon les termes de cette source ? Mohamed Bazoum, alors ministre de l’Intérieur et membre du Conseil national de sécurité (CNS), puis à la tête de l’État. Le président souhaite notamment prendre exemple sur la Garde nationale (GNN), une unité placée sous le commandement du ministère de l’Intérieur. « Elle a toujours été composée de combattants venus surtout des zones rurales. Elle offre plusieurs avantages, notamment la mixité sociale et régionale, et une plus grande proximité avec les populations”, rappelle notre politologue. Depuis plusieurs années, sous l’impulsion de Mahamadou Issoufou et de Mohamed Bazoum, la GNN a ainsi vu ses missions se multiplier dans le domaine de la lutte contre les groupes armés jihadistes.
L’homme de l’Intérieur
« La proximité de terrain, il faut la reproduire au sein de l’armée traditionnelle. Et c’est un des chevaux de bataille de Bazoum », commente un ex-ministre de la Défense, qui plaide pour la multiplication de recrutements spéciaux dans certaines régions. Mais, une nouvelle fois, le président marche sur des œufs. La GNN, qui dépend du ministère de l’Intérieur, ne répond en effet pas aux ordres du chef d’état-major des armées, ce qui ne manque pas de provoquer une rivalité sous les drapeaux nigériens et quelques problèmes de coordination. « La Garde nationale et l’armée doivent travailler ensemble, mais c’est un peu comme le FBI et la CIA aux États-Unis avant le 11 septembre 2001 », résume un conseiller du président. Ce dernier créera-t-il un commandement unifié ? Certains de ses proches le lui conseillent.
BAZOUM S’APPUIE SUR LE MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR ET SUR LES POLICIERS
Le président a en tout cas tendance à cultiver sa proximité avec ses anciens fidèles de l’Intérieur. En novembre 2021, quelques jours après qu’un convoi de l’armée française a été pris à partie à Téra (Ouest), il a confié le ministère à Hamadou Adamou Souley, l’un de ses proches. Surtout, un mois plus tard, il a placé un de ses ex-collaborateurs, le commissaire de police Rabiou Daddy Gaoh, à la tête de la puissante Direction générale de la documentation et de la sécurité extérieure (DGDSE). « Bazoum s’appuie sur le ministère de l’Intérieur et sur les policiers. C’est une question de confiance : il les connaît mieux que l’armée », juge un ancien du CNS.
Est-ce la seule raison ? Le ministère de la Défense est également plus stratégique pour le parti au pouvoir, qui y a toujours placé un de ses grands barons – aujourd’hui Alkassoum Indatou, comme évoqué plus haut. « Tout président qu’il soit, Bazoum doit composer avec les pontes du PNDS. Il a les coudées plus franches à l’Intérieur », explique notre ancien membre du cabinet de Mahamadou Issoufou. Le chef de l’État a aussi conservé le général Salifou Modi comme chef d’état-major, alors même que les patrons des armées de terre et de l’air ont été remplacés en mai 2021 après une série d’attaques dans la région de Tillabéri. Ancien attaché de défense en Allemagne – il y avait été nommé en 2011 –, Modi avait été choisi en janvier 2020 après l’attaque de Chinagodar par Mahamadou Issoufou, et il bénéficie toujours d’une excellente réputation au sein de la troupe comme auprès de la classe politique.
État de grâce ?
« Mohamed Bazoum a compris que conserver le général Modi lui permettait de gagner des points auprès des officiers de l’armée », confie une source sécuritaire. « Comme tout nouveau président, il bénéficie encore d’une sorte d’état de grâce », ajoute le même interlocuteur. Mais cette situation durera-t-elle ? Les ingrédients du ressentiment envers l’ancienne administration sont toujours présents. Selon plusieurs témoignages internes, les officiers naguère hostiles à la méthode de Mahamadou Issoufou réclament aujourd’hui une rupture. « Cela veut dire laisser l’armée aux militaires, ne pas faire de nominations “politiques” et se débarrasser des brebis galeuses », détaille l’un d’eux.
« L’armée veut disposer des moyens d’être respectée et efficace. Cela passe bien sûr par l’équipement et les armes, mais pas uniquement. Si l’on n’intègre pas la lutte contre la corruption et l’impunité, on pourra gagner des batailles mais pas la guerre », lâche un leader de la société civile. « L’affaire de l’audit de la Défense est un symbole : des gens ont fait de l’argent alors que du matériel n’était pas livré aux soldats. L’armée peut-elle accepter que cela devienne la norme ? » s’interroge cette même source. « Bazoum doit prouver qu’il est différent », résume un habitué de la grande muette. « Il est différent, rétorque l’un de ses conseillers. Il partage le même objectif de sécurité que Mahamadou Issoufou, mais la méthode et le style ne sont pas du tout les mêmes. »
Le 25 février, alors qu’il s’attelait à son opération de pédagogie, l’ancien professeur a provoqué un nouveau début de polémique en évoquant un dialogue avec les jihadistes. Peu apprécié par les officiers, difficile à expliquer aux parents de victimes, celui-ci est déjà enclenché, et plusieurs conseillers planchent très discrètement sur la question, notamment le ministre de la Défense nationale, Rhissa Ag Boula ou, moins fréquemment, le conseiller Moustapha Ould Limam Chafi. Mohamed Bazoum a d’ores et déjà fait libérer des prisonniers afin de faciliter le processus. « Le résultat est là, et on ressent une légère accalmie », a-t-il assuré. Le même jour, plusieurs de ses conseillers confiaient leur inquiétude. « Cela n’avait pas vocation à être rendu public, regrettait l’un d’eux. Mais il ne peut pas s’empêcher de parler, c’est dans sa nature. Espérons que cela ne lui retombe pas dessus… »