Faut-il voir dans l’absence des principaux leaders de l’opposition à l’élection du 11 avril le symptôme d’une régression démocratique ? Fort de son bilan, Patrice Talon assume une forme de recul, destiné à éradiquer le mal qui ronge la classe politicienne depuis trois décennies.
À six semaines d’une élection présidentielle atypique, à laquelle les principaux leaders de l’opposition ne participent pas et en laquelle nombre d’observateurs croient discerner la preuve d’une « régression démocratique » du Bénin sur fond de « dérive autoritaire » du pouvoir, la question de savoir comment (et pourquoi) on en est arrivé là est plus que jamais à l’ordre du jour.
Jusqu’à la révision, fin 2019, de la Constitution de décembre 1990, le Bénin comptait pas moins de 278 partis et alliances de partis (soit le double de ceux enregistrés au Sénégal et quinze fois plus qu’au Togo voisin) – ce qui, au regard de sa population (11,5 millions d’habitants), aurait pu lui valoir de figurer dans le Livre Guinness des records. Une liste de 120 membres fondateurs suffisait pour créer un parti, seule une poignée d’entre eux justifiant de la tenue d’un congrès et de comptes transparents.
Les parrainages de la discorde
Résultat : une collection hétéroclite et pagailleuse de clubs d’intérêts, souvent claniques, voire familiaux, la plupart suscités pour obtenir des financements publics et induisant une Assemblée nationale – au sein de laquelle 50 d’entre eux étaient représentés pour 83 députés – aussi émiettée qu’ingérable et improductive.
Afin de mettre un terme aux majorités de circonstance à géométrie variable, tout en rationalisant un calendrier électoral chronophage et budgétivore au point que les électeurs béninois étaient appelés aux urnes en moyenne tous les 18 mois, Patrice Talon a donc fait adopter une révision constitutionnelle aux termes de laquelle le nombre de membres fondateurs d’un parti passe de 120 à 1 555 à raison de 15 par commune, seules les formations bénéficiant d’un taux de représentativité de 10 % au plan national pouvant prétendre participer à la répartition des sièges lors des élections législatives et communales.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LE PROBLÈME N’EST PAS LE SYSTÈME DES PARRAINAGES EN TANT QUE TEL MAIS LE FAIT QUE L’OPPOSITION N’A PLUS AUCUN DÉPUTÉ
Dernière pierre à cet édifice juridique d’assainissement et de clarification du maquis politique béninois : l’obligation pour un candidat à l’élection présidentielle de justifier de 16 parrainages de maires ou de députés, soit 10 % des élus. C’est sur ce dernier point que s’est noué le contentieux qui impacte, vu de l’extérieur, la lisibilité du scrutin du 11 avril prochain.
Le problème n’est évidemment pas le système des parrainages en tant que tel – obligatoire en France pour tout candidat à la présidentielle depuis un demi-siècle, avec des clauses de représentativité nationale plus restrictives qu’au Bénin – mais le fait que l’opposition, à la suite du boycott des législatives d’avril 2019, n’a plus aucun député et par ailleurs pas assez de maires élus lors des communales de 2020 (six seulement).
La seule possibilité pour obtenir les seize parrainages était donc d’aller piocher dans les rangs de la majorité présidentielle, la loi béninoise autorisant ce type de braconnage, tout comme la française d’ailleurs – ce qui a permis à un certain Jean-Marie Le Pen d’être candidat à cinq reprises.
Querelles d’ego
Mais encore aurait-il fallu pour y parvenir que les deux formations les plus significatives de l’opposition béninoise évitent de se disperser et s’accordent sur un candidat unique. Or les Démocrates et le Front pour la restauration de la démocratie (FRD) se sont déchirés tout en hésitant, jusqu’à 72 heures de l’ouverture du dépôt des candidatures, sur leur participation effective au scrutin et la validité même – pour ne pas dire l’honorabilité – d’une démarche qui les contraignait à solliciter le parrainage de leurs adversaires politiques un peu comme on se rend à Canossa.
À cela s’est ajouté l’inclusion au sein du ticket des Démocrates d’une candidate clivante, Reckya Madougou, certes ancienne ministre de Thomas Boni Yayi mais aussi proche collaboratrice d’un chef d’État étranger (le Togolais Faure Essozimna Gnassingbé) et fraîchement inscrite sur les listes électorales, ainsi que l’éclosion de deux candidatures issues de cette même opposition. Le fait que ces dernières (Alassane Soumanou et Corentin Kohoué) aient, elles, obtenu sans difficultés apparentes les parrainages nécessaires, signifie-t-il que le système relevait de la « supercherie » comme le dénoncent les recalés Joël Aïvo et Reckya Madougou ?
Outre le fait qu’au Bénin comme partout ailleurs la politique n’est pas un monde de bisounours – il ne fallait certes pas s’attendre à ce que Patrice Talon facilite la tâche à ses adversaires les plus déterminés – Démocrates et Frontistes ont en définitive payé cash leur incapacité à surmonter le mal qui ronge la classe politicienne béninoise depuis trois décennies : les querelles d’ego. La présidentielle du 11 avril se fera donc sans eux.
Sacrifices et performances
Reste la question de fond posée par cet épisode pré-électoral : est-ce là le symptôme d’une régression démocratique ? Dans le long entretien qu’il a accordé à Jeune Afrique en septembre dernier à Cotonou, Patrice Talon a semblé assumer, voire revendiquer, une forme de recul qui l’a conduit à « recadrer » l’exercice du droit de grève, le code du numérique et – on l’a vu – les règles de représentativité des partis politiques.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">SI TALON PEUT SE PERMETTRE CET ACCÈS DE FRANCHISE, C’EST PARCE QUE L’AUTRE FACE DE LA MÉDAILLE EST FLATTEUSE POUR LUI
« On peut dire que nous avons renoncé à certains de nos acquis », reconnaissait-il, avant d’ajouter : « Mais, quand ces acquis sont nuisibles, il faut faire un choix. Se remettre au travail signifie parfois faire le sacrifice de jours de congé. » À l’entendre, c’est d’ailleurs dans un objectif d’exemplarité, tant vis-à-vis d’une justice contaminée par « les miasmes de la corruption » que vis-à-vis des citoyens à qui il convient de démontrer que « nul n’est à l’abri de la reddition des comptes », qu’a été établie la redoutée Criet (Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme), qui a lourdement condamné l’homme d’affaires Sébastien Ajavon et l’ancien ministre Komi Koutché, tous deux réfugiés à l’étranger.
Si Patrice Talon peut se permettre cet accès de franchise assez peu commun pour un chef d’État, c’est parce qu’il sait que l’autre face de la médaille est flatteuse pour lui. Sous son leadership, l’économie béninoise est devenue l’une des plus performantes d’Afrique subsaharienne, faisant réussir au pays un « frog jump » remarqué dans la catégorie des revenus intermédiaires.
L’indice de développement humain (IDH) est désormais supérieur à celui de tous les autres pays francophones d’Afrique de l’Ouest et l’aboutissement des deux émissions d’eurobonds émises par le Bénin (un milliard d’euros au total, la dernière en pleine pandémie de Covid-19) démontre que les banquiers internationaux ont confiance dans les capacités de bonne gouvernance d’une équipe dirigeante qui table crânement sur une croissance de 6 % en 2021.
Ces performances, dont la traduction en matière d’indicateurs sociaux est palpable, compenseront-elles les « jours de congé » dont Patrice Talon demande le sacrifice à ses concitoyens ? C’est tout l’enjeu du 11 avril.