Le président sénégalais, Macky Sall, à Dakar le 28 janvier 2020. © Ercin Top / Anadolu Agency/ AFP
Confronté à des émeutes urbaines après la mise en cause par la justice de l’opposant Ousmane Sonko, le président sénégalais a vécu la plus grave crise survenue depuis son accession au pouvoir.
Des manifestants dispersés dans les rues de Dakar, poursuivis par des nervis, parfois armés, que les forces de l’ordre laissent agir en toute impunité. Des stations Total et des supermarchés Auchan mis à sac par les protestataires. Des jets de grenades lacrymogènes ou assourdissantes qui répondent aux jets de pierres. Des blindés de l’armée positionnés aux points stratégiques de la capitale. Et des morts – onze, selon Amnesty International, dont un enfant de 12 ans –, tombés sous les balles des forces de l’ordre.
Jamais, depuis les mobilisations de 2011-2012 contre le projet de réforme constitutionnelle controversé puis la troisième candidature présidentielle d’Abdoulaye Wade, Dakar n’avait vécu de pareilles scènes d’émeutes plusieurs jours durant. Pour le président Macky Sall, réélu en février 2019 pour un mandat de cinq ans, la mobilisation de ce début du mois de mars a fait office de tardif baptême du feu.
« Nous sommes tous témoins des manifestations d’une rare violence qui ont éclaté ces derniers jours à Dakar. Rien, aucune cause, ne saurait justifier ces actes regrettables », a sobrement déclaré le chef de l’État, le 8 mars au soir, dans une allocution improvisée destinée à faire baisser la tension.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ON NE S’ATTENDAIT PAS À DE TELLES MANIFESTATIONS, ON A ÉTÉ PRIS DE COURT
Loué d’ordinaire pour sa stabilité, le pays de la Teranga venait de faire une apparition inhabituelle à la une des médias internationaux en raison de cette flambée de mécontentement qui a par ailleurs embrasé d’autres villes du pays, de Thiès à Ziguinchor.
« On ne s’attendait pas à de telles manifestations, on a été pris de court », admet un ministre, tandis qu’un éditorialiste décrit un régime barricadé, certains membres du gouvernement ayant choisi de loger leur famille à l’hôtel en attendant une accalmie.
Inéligibilité
Ancien inspecteur des impôts entré sur le tard en politique, Ousmane Sonko sera-t-il le prochain sur la liste ? Dès le 3 mars, jour où il a été placé en garde à vue alors qu’il se rendait à une convocation de la justice, ses partisans et sympathisants ont manifesté leur hostilité à ce scénario, au point de semer le chaos dans les rues de la capitale.
Embrasement
Cinq jours plus tard, après une première comparution devant le doyen des juges d’instruction, le leader du parti Pastef-les Patriotes est finalement laissé en liberté sous contrôle judiciaire. Une mesure de nature à ramener le calme dans le pays, même si elle est loin de mettre un terme à la confrontation politique qui couve sous la cendre. Le soir même, celle-ci se cristallise à travers une double intervention télévisée. Pour Ousmane Sonko, une longue conférence de presse aux accents pamphlétaires, où il accuse notamment Macky Sall d’avoir « trahi le peuple sénégalais ». Pour le chef de l’État, une brève allocution appelant à l’apaisement… Et rappelant que la justice doit pouvoir « suivre son cours en toute indépendance ».
Il en aurait fallu davantage pour calmer les esprits. Car au Sénégal, nombreux sont ceux qui estiment que le président de la République suit le dossier de (trop) près. D’abord, parce que les accusations portées contre Ousmane Sonko sont relayées par le Parquet, lui-même soumis au garde des Sceaux, placé in fine sous l’autorité du chef de l’État. Ensuite, parce que le sort judiciaire réservé à Ousmane Sonko pèsera lourdement sur la prochaine présidentielle, en 2024.
Or celle-ci s’annonce comme un moment critique au regard de deux constats. D’abord parce que, d’après la Constitution, le président de la République « n’est rééligible qu’une seule fois ». Ensuite parce que cela n’empêche pas tout le monde de spéculer sur le fait que Macky Sall pourrait concourir pour un troisième mandat, avec l’imprimatur du Conseil constitutionnel – comme Abdoulaye Wade l’avait fait avant lui.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">JE N’AI JAMAIS DIT QUE JE FERAIS UN TROISIÈME MANDAT
Un débat que l’intéressé, réputé fin tacticien, se refuse encore à trancher. Le 12 mars, face à une délégation de la société civile, Macky Sall se limitait à un understatement censé couper court à la polémique : « Arrêtez ce débat et travaillons. Je n’ai jamais dit que je ferais un troisième mandat. » Mais Macky Sall n’a jamais dit le contraire non plus, s’inquiète l’opposition…
« Actes de terrorisme »
En mai 2019, à peine réélu, le chef de l’État avait pris une décision inattendue : supprimer le poste de Premier ministre. Dix-huit mois plus tard, à la faveur d’un remaniement ministériel, il congédiait plusieurs membres éminents de sa garde rapprochée dont son ministre de l’Intérieur, Aly Ngouille Ndiaye.
Le risque était dès lors évident : se retrouver exposé en première ligne, sans bouclier, en cas de crise sociale. « Il y a eu quelques maladresses au niveau de la communication gouvernementale », reconnaît un ministre. De fait, au plus fort de l’embrasement, l’intervention télévisée du magistrat Antoine Félix Diome, fraîchement promu ministre de l’Intérieur, n’a pas été de nature à apaiser les esprits : « Malgré [l’état de catastrophe sanitaire], des réunions, regroupements, conspirations contre l’État, des actes de terrorisme et de vandalisme sont notés. Ils relèvent, selon toute évidence, du grand banditisme et de l’insurrection organisée », a asséné cet ancien substitut du procureur près la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), qui fut l’artisan de la condamnation de Karim Wade en 2015.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LE DISCOURS DU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR EST APPARU COMME TRÈS MENAÇANT
« Le discours du ministre de l’Intérieur, qui est apparu comme très menaçant, a été perçu comme une volonté du pouvoir d’augmenter la répression. Cela a encore enflammé la situation », analyse Seydi Gassama, d’Amnesty International Sénégal.
Quant à Malick Sall, avocat devenu garde des Sceaux, il s’est livré sur France 24 à un amalgame risqué, laissant à penser que les lutteurs – sport iconique au Sénégal – seraient surreprésentés parmi les émeutiers en raison du désœuvrement lié au Covid-19. De quoi jeter un jerricane d’essence sur le feu.
Médiation
Après plusieurs jours d’émeutes, la médiation du khalife général des Mourides et de ses émissaires a permis de ramener le calme. Le Mouvement de défense de la démocratie (M2D) a en effet accepté de surseoir aux manifestations, tout en faisant transmettre à Macky Sall une liste de dix revendications, au nombre desquelles « la libération immédiate et sans conditions des prisonniers politiques incarcérés ».
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">UNE ÉPÉE DE DAMOCLÈS SUSCEPTIBLE DE SONNER LE GLAS DE SES AMBITIONS POLITIQUES
Mais cette accalmie peut sembler précaire quand on sait que l’affaire judiciaire qui vise Ousmane Sonko n’en est encore qu’à ses prémices. Si l’opposant a été laissé en liberté sous contrôle judiciaire, il n’en demeure pas moins inculpé pour des faits passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans d’emprisonnement. Une épée de Damoclès susceptible de sonner le glas de ses ambitions politiques.
Dans l’hypothèse où il serait empêché de concourir en 2024 par une condamnation et où Macky Sall, à la tête d’une coalition plus puissante que jamais, briguerait à cette occasion un troisième mandat, difficile de ne pas redouter un nouvel embrasement de la rue… Faute de pouvoir exprimer son choix dans les urnes.