Moins imprégnée de l’héritage colonial que d’autres villes d’Afrique de l’Ouest, Abidjan abrite quelques monuments ayant su marier les exigences de la modernisation avec les contraintes locales, notamment climatiques. Mais pour l’architecte Issa Diabaté, il manque aujourd’hui un projet clair, mêlant urbanisme et politique de développement.
Issa Diabaté, associé du cabinet d’architecture Koffi & Diabaté Group, est un amoureux de la ville d’Abidjan. Il partage sa passion lors de visites guidées dans des communes de la capitale économique ivoirienne. Dans ses locaux à Cocody, qui allient modernité et économie d’énergie à travers des ouvertures laissant entrer la lumière naturelle dans les pièces, il a accordé une interview à Jeune Afrique. L’occasion pour lui d’évoquer la conservation du patrimoine et la nécessité de revenir à des techniques anciennes plus durables.
Jeune Afrique : Que reste-t-il de l’héritage architectural colonial dans la ville d’Abidjan ?
Issa Diabaté : C’est principalement le choix même du site. Abidjan est un héritage de l’administration coloniale qui a décidé de venir s’y installer après l’épidémie de fièvre jaune à Grand-Bassam. La ville a certainement été sélectionnée à cause de son élévation et de sa ventilation. Le Plateau, où l’administration était installée, a une situation géographique qui permettait de garder un œil sur les indigènes qui, eux, habitaient à Treichville. Il y avait un système de pont-levis au nord du Plateau qui permettait d’éviter une insurrection. C’est à partir de là que se déploie le plan directeur d’Abidjan.
Dans les années 1960, Félix Houphouët-Boigny a voulu tourner la page de l’époque coloniale dans le bâtiment et a remplacé de nombreux édifices coloniaux par ce qui devait projeter l’ensemble du pays dans la modernité à l’époque. Nous avons moins de patrimoine architectural colonial qu’une ville comme Dakar, par exemple. L’image de la construction du palais de la présidence est assez intéressante. On y voit le palais du gouverneur en train d’être démantelé et la présidence en cours de construction sur les ruines de l’ancien bâtiment. C’est le même gabarit, la même taille, le même site, mais l’architecture est complètement différente. Cela illustre bien pour moi la volonté d’effacer l’époque coloniale afin d’entrer dans une époque qui nous est propre.
La Pyramide du Plateau, construite par l’architecte Rinaldo Olivieri, est de nouveau la propriété du gouvernement ivoirien, après un bras de fer judiciaire. Si elle fait partie de l’image de la ville, son avenir est pourtant en danger. Comment la sauver ?
La Pyramide, de par sa forme et sa typologie architecturale, c’est-à-dire brutaliste des années 1970, est vraiment emblématique de la skyline du Plateau. Lorsque l’on regarde les cartes postales de l’époque, c’est elle qui permet de savoir que l’on est à Abidjan. Au-delà de la Côte d’Ivoire, c’est un bâtiment dont on parle dans plusieurs ouvrages architecturaux, car elle reflète l’esprit de cette période.
Mais ce bâtiment ne correspond pas à une logique contemporaine où l’on doit tout valoriser financièrement. Il y a très peu d’espace à l’intérieur et il n’y a donc pas une très forte rentabilité par rapport au foncier sur lequel il se trouve. Pour moi, ce bâtiment doit rentrer dans le patrimoine de l’État afin d’être conservé. Pour cela, il faudrait y amener des fonctions d’intérêt public de type musée ou galerie, pour continuer à l’occuper, l’entretenir et le préserver.
Malheureusement au cours des dernières années, à part quelques actions de l’Unesco à Grand-Bassam et sur les mosquées, on ne voit pas beaucoup d’actions de l’État vis-à-vis du patrimoine architectural. Si l’État n’a pas de vision sur son patrimoine, il est tout à fait capable d’imaginer que c’est un site à valoriser en termes de foncier, comme cela fut le cas pour beaucoup d’autres sites. Il pourrait donc être détruit pour reconstruire quelque chose de plus rentable à la place. Ce qui, pour moi, serait une catastrophe, car l’identité d’Abidjan est très marquée par la Pyramide.
Portrait de Issa Diabaté© JOANA CHOUMALI © Issa Diabaté. © JOANA CHOUMALI
Pour vous, l’approche bioclimatique et la durabilité doivent être au centre des préoccupations des architectes dans la conception d’un bâtiment…
Prenons l’exemple de l’immeuble Caistab (Caisse de stabilisation et de soutien des prix des productions agricoles). Il date de la fin des années 1960, du début des années 1970, et est l’une des premières tours du paysage abidjanais. Il est aussi l’une des rares tours avec une approche bioclimatique. C’est un bâtiment avec des bardages en aluminium qui permettent de briser le soleil et d’éviter l’ensoleillement direct à l’intérieur des espaces vitrés. Ce sont des principes basiques d’architecture bioclimatiques qui permettent en même temps d’avoir une vue maximale sur la ville. Pour moi, c’est quelque chose qui résonne encore aujourd’hui par rapport à notre intérêt grandissant pour la revalorisation de systèmes simples qui font partie du vocabulaire architectural local.
Lorsque l’on regarde nos espaces traditionnels et la façon dont on construit dans toutes les parties d’Afrique, on remarque que les typologies architecturales sont liées de façon étroite à l’environnement climatique. Au sud de la Côte d’Ivoire, on voit beaucoup de bâtiments avec des lattes en bois, ce qu’on appelle le bambou de raphia, tout simplement parce qu’ils ne sont pas étanches et permettent une ventilation traversante. On n’accumule donc pas l’humidité à l’intérieur des maisons, contrairement aux constructions en béton en ville. Quand on remonte vers des territoires un peu plus secs, on constate l’utilisation de la terre pour l’isolation thermique. Il est très important pour nous d’avoir une approche architecturale qui épouse ces techniques, même si visuellement le résultat ressemble à des choses contemporaines.
ABIDJAN EST EN PLEINE EXPLOSION DÉMOGRAPHIQUE. ET IL Y A UN ÉNORME DÉFICIT DE LOGEMENTS DANS LA VILLE
Mais on a le sentiment, à vous entendre, que ces principes étaient mieux respectés il y a quelques décennies ?
Ce qu’on remarque concernant l’immeuble Caistab, c’est que ce sont des matériaux très durables qui ne se dégradent que très peu. À travers l’utilisation de petites pierres au sol et de petits carreaux fabriqués localement, il y avait une démarche d’expérimentation et de création avec des matériaux dont on dispose. Beaucoup d’éléments, comme les luminaires et les boiseries, ont été spécialement conçus pour le bâtiment. Aujourd’hui, lorsqu’on crée un bâtiment, on pense surtout à optimiser les coûts et on s’oriente vers des matériaux industriels. Il y a aussi une forme de paresse intellectuelle de la part des architectes, dans le sens où il est plus facile d’acheter du carrelage dans un catalogue plutôt que d’essayer de faire revivre une technique ancestrale qui demande beaucoup de recherche et d’expérimentation.
Face à la multiplication des effondrements d’immeubles ces derniers mois, provoquant parfois des morts, le gouvernement a décidé qu’un cabinet d’architecte et un cabinet de contrôle devaient être associés à tous les chantiers. Qu’en pensez-vous ?
Cela ne va pas changer grand-chose dans la problématique. Abidjan est une ville en pleine explosion démographique et il y a un énorme déficit de logements dans la ville. La ville se construit beaucoup plus rapidement qu’il y a quelques années et l’État n’a pas les moyens de se déployer pour la maîtriser. Si 5 % des bâtiments qui se construisent passent par la case « permis de construire », ce sera déjà beaucoup.
Nous subissons encore les conséquences des programmes d’ajustement structurels des années 1980-1990, lorsque l’État a dû se désengager de grands projets de logements. Des quartiers comme la cité des Arts, le lycée technique, la Riviera 1, le Riviera golf, Koumassi, Port-Bouët, etc., qui avaient été initiés avant cela, structurent encore la ville. Il y avait une vraie vision de l’État. Après le désengagement, c’est le privé, motivé par le profit avant tout, qui a pris le relais. La croissance démographique que nous connaissons ces dernières années n’a fait qu’accroître le phénomène.
À quel niveau se situe le problème ? Est-il technique ? Urbanistique ?
Pour moi, l’urbanisme que l’on déploie aujourd’hui dans nos villes n’est pas adapté aux situations que nous vivons. On voit apparaître également des quartiers plus ou moins précaires qui vivent en autogestion, où il y a des problèmes d’assainissement, d’inondation, d’effondrement, d’électrification… Il y a toute cette énergie de développement qui existe, mais qui n’est pas canalisée par une vision.
Dans notre démarche en tant qu’architecte, et aussi de plus en plus chez la jeune génération, il y a le besoin de revenir à des échelles humaines. Cela passe aussi par l’apprentissage de l’urbanisme en revisitant le village. Dans un village, la centralité n’est jamais loin. Le chef connaît tous ses habitants et ceux-ci le connaissent également. La gouvernance est plus directe.
L’IDÉE, C’EST DE CRÉER DES CITÉS DANS LESQUELLES ON PUISSE FAIRE L’ESSENTIEL DE NOS ACTIVITÉS À PIED ET À VÉLO SUR UN RAYON DE 3 KILOMÈTRES.
Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Notre cabinet travaille en ce moment sur divers projets avec le gouvernement béninois. Il s’agit notamment d’une cité administrative, d’une cité ministérielle, d’un bâtiment pour le port et d’un programme de 20 000 logements sociaux et économiques. Les logements sont sur un modèle de location-vente sur dix-sept ans, avec des prix abordables. L’État apporte le foncier et crée les voiries primaires, le reste est supporté par l’opération.
Plus on avance dans notre carrière d’architecte, plus on est intéressé par l’urbanisme. Avec l’urbanisme, on est nourri par d’autres disciplines comme la sociologie, la culture, le développement durable, la mobilité, etc. L’idée, c’est de créer des cités dans lesquelles on puisse faire l’essentiel de nos activités à pied et à vélo sur un rayon de 3 kilomètres. On peut aussi intégrer la création d’énergie à échelle humaine. Pourquoi ne pas créer des champs solaires ou d’autres alternatives uniquement pour cet environnement ? Il est aussi possible de réfléchir à des solutions pour l’agriculture urbaine, la santé, l’éducation, etc. Et après, rien n’empêche de déployer ce modèle à l’infini.