Nous rencontrons Franklin Parmentier, curé de la basilique Notre-Dame de l’Assomption, dans une salle paroissiale attenante à une église de Nice, le 31 octobre. L’endroit est encerclé par les forces de l’ordre. Plongé dans les préparatifs de la messe de réparation du 1er novembre, le prêtre de 44 ans ne sait plus où donner de la tête. Il est constamment sollicité par les paroissiens et d’autres prêtres. Les temps sont à la paranoïa : quelqu’un vient tout juste de tirer sur l’archiprêtre de l’Église orthodoxe grecque de Lyon. Un policier vient à la porte pour recommander de fermer les portes à clé, parce qu’un « individu suspect » aurait été repéré dans une rue proche. Le P. Parmentier parvient finalement à s’isoler quarante minutes pour nous parler, poser des mots sur ce qui mûrit en lui depuis plusieurs jours.
Le 1er novembre devait être le jour de votre messe d’installation en tant que nouveau curé de la basilique Notre-Dame de l’Assomption. Elle n’aura finalement pas lieu…
Franklin Parmentier : Oui. Nous ferons une messe de réparation à la place, à 18 heures (diffusée sur KTO, NDLR), suivie de la messe de la Toussaint. Elle a lieu lorsque l’on blesse gravement l’Église. Nous confierons cette réparation aux mains de Dieu et lui demanderons pardon pour qu’il nous aide à retrouver ce pourquoi l’église est faite. Qu’elle ait lieu un 1er novembre n’est pas un hasard, je pense. Dieu nous donne l’occasion de répondre à un acte de haine et de mort par un acte de communion et d’amour, par la restauration d’un lieu où Dieu donne la vie. J’y vois un signe très symbolique.
La basilique va donc vite rouvrir ?
Oui, dès lundi, lors de la prière aux défunts.
Quelques chrétiens effrayés appellent au contraire l’Église à fermer ses lieux de culte, pour ne prendre aucun risque dans ce contexte explosif. Pourquoi ne pas les fermer ?
Car les terroristes n’attendent que ça. Nous refusons de nous soumettre à la violence, à la peur, à la barbarie. Je ne les laisserai pas gagner. Nous, chrétiens, avons déjà fait l’expérience du Christ mort sur la croix, comme un agneau conduit à l’abattoir. « À cause de toi, nous risquons sans arrêt la mort. On nous traite comme des moutons de boucherie » (Romains 8, 36-39). Jésus a ouvert le tombeau, il ne l’a pas fermé. Les chrétiens ne fermeront donc pas les églises, qui sont des lieux de résurrection. Je sais que certains trouvent cela dangereux ou irresponsable. Mais si l’on pense que vivre, ce n’est pas prendre de risques, alors on ne vit pas. On subit.
Mère Teresa disait dans une très belle prière : « la vie est un combat, accepte-le. La vie est une tragédie, lutte avec elle. La vie est la vie, défends-là. La vie est bonheur, mérite-le ». Dans le Veni creator, nous demandons à l’Esprit saint de nous consoler. Ce n’est pas seulement une jolie chanson ; c’est dans ces moments-là, plus que jamais, que nous devons demander la force de l’Esprit saint.
Restera-t-il des traces physiques de l’attaque dans l’église ?
Les équipes de police et de l’antiterrorisme ont mis sous scellé tout ce qui était nécessaire pour leur enquête. La basilique a ensuite été plusieurs fois nettoyée. Je m’y suis rendu aujourd’hui. Tout était propre, les lieux sentaient bon. Mais cela ne lave pas l’émotion qui est en nous.
Connaissiez-vous bien Vincent Loquès, le sacristain assassiné de la basilique ?
Je l’ai connu il y a dix-neuf ans. Il était alors sacristain à sainte-Jeanne-d’Arc de Nice, où j’étais séminariste. Il avait son caractère. Mais c’était avant tout quelqu’un de généreux, avec beaucoup de talent. Il faisait de très belles crèches ; mardi, il me parlait des futures installations autour d’un déjeuner. Il accueillait très bien les gens. Il avait supprimé une partie des bancs pour que les fidèles aient plus de place pour prier dans la basilique. Quand vous avez des idées comme ça, c’est que vous aimez le lieu dont vous vous occupez.
La fonction de sacristain perdurera-t-elle à la basilique ?
(Silence) Il faut vivre le moment où Dieu nous demande de le vivre. Il y a un temps pour pleurer, faire mémoire, et ensuite penser au fonctionnement. A force d’être toujours dans la prévision, on ne vit plus le moment présent. Un moment, il faut savoir s’arrêter. Pour l’instant, nos pensées, ce sont Vincent, Nadine, Simone.
Vous rendez-vous souvent à la basilique ?
Deux fois par jour. Je suis curé de trois paroisses, dont celle-ci. Je m’y arrêtais presque tous les jours pour dire bonjour à Vincent, ramasser le courrier, voir l’économe diocésain. La veille de l’attaque, j’y disais la messe à 18 heures. Je devais le faire à la même heure, le 29 octobre.
Vous êtes-vous dit que vous auriez pu être dans la basilique lors de l’attentat ?
Oui. Mais on n’essaye de ne pas y penser. Ce qui me fait tenir, ce sont les témoignages d’affection, les prières des croyants, de la communauté, de ma famille. Autrement dit, la puissance de l’amour et de l’amitié, qui est l’expérience de ce qu’est le véritable Dieu. Hier, j’ai reçu un message des religieuses du Carmel de Lyon. Elles priaient pour nous. Ça m’a touché. Ce n’est pas négligeable, la communion de la prière.
Croyez-vous qu’il y ait une signification au fait que cet acte ait eu lieu quelques jours avant votre messe d’installation ?
(Il garde longtemps le silence) C’est une question que je me pose depuis plusieurs jours. En 2015, des inondations avaient déjà tué 20 personnes sur ma paroisse, Saint Vincent de Lérins, autour de Mandelieu-la-Napoule. C’était très douloureux. L’an dernier, ça a recommencé, avec sept morts. Il y a deux ans, j’ai eu un terrible accident, qui m’a bien ralenti. Je ne pense pas porter la poisse. Mais on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi l’on vit ces expériences-là.
Or, « quand on cherche la réponse au pourquoi, on cherche un responsable, un coupable. Lorsqu’on cherche la réponse au comment, on se trouve des alliés ». Cette remarque de l’écrivaine Anne-Dauphine Julliand m’a profondément marqué. Je la porte depuis des années. Il faut vivre avec des alliés, pas des ennemis. Saint Paul disait : « Dieu ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces ». Si Dieu souhaite que je sois là à ce moment-là, c’est peut-être parce qu’il me demande d’être un témoin. Notre foi nous oblige à prendre au sérieux ce qu’est la Résurrection, la violence, la question du mal, la puissance de l’Esprit saint. Ce ne sont pas juste des textes récités. Je crois en un Dieu qui a vaincu le mal. Celui qui veut être tout puissant par la violence, c’est le diable, la toute-puissance magique, qui ordonne à Jésus de se jeter du temple. Dieu ne veut rien faire par sadisme. L’amour de Dieu est plus grand que tous les pouvoirs.
Avez-vous ressenti, malgré tout, de la colère ?
Oui, j’ai eu beaucoup de colère. Mais il y a deux sortes de colères. Celle que l’on ressent lorsque le monde n’est pas tel que l’on voudrait qu’il soit. Et celle éprouvée lorsque la réalité du monde nous dépasse.
La première colère, c’est de l’orgueil. On voudrait que le monde soit à notre image. Or, le monde est à l’image de Dieu. La seconde colère, c’est celle que j’ai ressentie, contre quelque chose qui nous dépasse infiniment. C’est une révolte contre le mal. Mais il ne faut pas réponde au mal par le mal. Cela voudrait dire que l’on laisse Satan gagner. Notre colère ne doit pas nous faire ressembler à Satan, mais à Dieu. Dieu est parfois en colère dans la Bible. Mais c’est une colère d’amour : il veut que nous vivions dans l’amour. Notre colère doit susciter en nous une force d’amour et non pas de destruction, de vengeance, de haine.
Comment y parvenir, dans ce monde qui souffre tant actuellement ?
C’est justement maintenant que commence notre foi. La réalité nous fait toucher du doigt ce que nous professons. La foi n’est pas qu’une croyance, une doctrine, un système, mais une relation à Dieu. La Parole de Dieu n’est pas faite que pour les hommes qui vivaient il y a 2000 ans, mais pour aujourd’hui. Voyez le texte de la liturgie quotidienne le jour de l’attaque : « Revêtez l’armure de Dieu pour être en état de tenir face aux manœuvres du diable. (…) Oui, tenez bon, ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice, les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer l’Évangile de la paix, et ne quittant jamais le bouclier de la foi » (Ephésiens 6, 10-20).
Avez-vous peur ?
Ce n’est pas une question de peur, plutôt de prendre la mesure de ce qu’il s’est passé. Quand on fait face à un tel abîme de violence… (Il s’interrompt, s’essuie les yeux) Vous savez, le temps s’est arrêté ce jour-là. Je suis arrivé à 9h39 à la basilique, entouré de sirènes, de policiers, d’hommes politiques. Beaucoup ont été admirables. Nous ne sommes pas seuls ; à l’extérieur, il y a des gens merveilleux, et à l’intérieur, il y a le cœur à cœur avec Dieu.
Blessé, le terroriste est actuellement soigné. Avez-vous pensé à lui ?
Quand le pape Jean-Paul II a été attaqué, le 13 mai 1981, son assaillant n’est pas mort. Beaucoup le souhaitaient. Mais quelque chose a transformé cet homme en prison. Benoît XVI disait qu’il fallait « espérer contre toute espérance ». J’espère que cet homme qui a attaqué la basilique trouvera un lieu où se convertir à la vie. Où il renoncera à la mort, la violence, ses faux dieux, pour le Dieu qui aime. J’ai cette espérance. Cela ne m’appartient pas, ni à Jean-Paul II lorsqu’il avait rencontré son agresseur. Ce n’est pas utopique. C’est parce que l’Église croit qu’un homme peut encore accomplir quelque chose de plus grand que ses actes qu’elle est contre la peine de mort.