Bien que la pandémie soit loin d’être vaincue, on a vu fleurir, sur le continent, nombre d’initiatives originales, et pas seulement sur le plan sanitaire. Dirigeants politiques, chefs d’entreprise ou acteurs de la société civile, tout le monde s’y est mis. De quoi inciter à un certain optimisme.
Depuis l’apparition des premiers cas de Covid-19 sur le continent, rapidement suivie des premières mesures de contrôle aux frontières, puis de tests et parfois de confinement, les connexions internet chauffent aux quatre coins de l’Afrique. Télétravail, enseignement à distance, échange de messages… Comme le reste du monde, le continent s’adapte, parfois de façon spectaculaire, et beaucoup découvrent les vertus – et les défauts – de la visioconférence.
C’est le cas des chefs d’État et de gouvernement qu’on a vus se parler, se concerter, élaborer des stratégies de riposte communes par webcam interposée. Une première pour certains d’entre eux, tout du moins à une échelle aussi large. Le 23 avril, par exemple, ils étaient une douzaine à se réunir, à l’initiative du président nigérien, Mahamadou Issoufou, dans le cadre de la Cedeao, rejoints par Moussa Faki Mahamat, le président de la Commission de l’UA, et par Mohamed Ibn Chambas, le représentant spécial de l’ONU en Afrique de l’Ouest, pour évoquer la propagation du virus.
Un tel panel se serait-il réuni aussi rapidement sans visioconférence ? Il est permis d’en douter. Au début de mai, c’était au tour d’Andry Rajoelina de convier, toujours grâce à la vidéo, huit chefs d’État venus chanter les louanges du Covid-Organics, la décoction anticoronavirus à base d’artemisia que les Malgaches ont mise au point. Bel exemple, là encore, de collégialité, voire de panafricanisme, mis en musique cette fois par le président malgache, qui a répété que, face à la crise, l’heure était à la « solidarité africaine » et à l’adoption de « solutions africaines ». « Nous pouvons révolutionner et faire bouger le monde », a-t-il insisté.
Mesures de précaution
Faire bouger le monde ? Une chose au moins est certaine : près de trois mois après l’irruption du virus sur le continent, quatre mois après que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré l’urgence sanitaire mondiale, l’Afrique résiste bien mieux que les autres continents. Nul ne songe cependant à crier victoire, avec presque 120 000 malades recensés (dont déjà presque 50 000 guéris). Et si le nombre de morts, qui vient de dépasser les 3 500, paraît modeste, des pays comme l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Cameroun, le Ghana, le Nigeria ou la Guinée sont encore loin d’avoir enrayé la propagation de la maladie et continuent à annoncer des centaines de nouveaux cas quotidiennement.
Ces points étant précisés, le constat demeure : pour un continent de plus de 1,2 milliard d’habitants, l’Afrique est relativement moins touchée que le reste du monde. Difficile d’en déterminer précisément les raisons, mais l’action des populations et de leurs dirigeants a forcément pesé.
Surtout, beaucoup de mesures originales, adaptées au contexte local, ont été imaginées et semblent avoir porté leurs fruits. Parmi elles, l’adoption très précoce de mesures de précaution, à l’heure où les États-Unis et certains pays européens se refusaient encore à intervenir, pariant sur le fait que leurs populations allaient contracter des formes bénignes de la maladie et développer une immunité collective.
Mesures d’accompagnement
De nombreux pays d’Afrique ont également imaginé des mesures d’accompagnement, qui semblent avoir limité les dégâts. Aide alimentaire en Afrique du Sud, au Sénégal et en Mauritanie. Aide financière au Congo, allègement ou paiement de certaines factures par l’État en Mauritanie ou au Gabon (qui a également décrété un moratoire sur les loyers).
En Côte d’Ivoire, en Éthiopie et au Nigeria, les autorités ont décidé de désengorger les prisons, qui risquaient de se transformer en bombes à retardement virales. Au Kenya, le gouvernement a lancé un programme de nettoyage des bidonvilles. Baptisé Kazi Mtaani et confié aux habitants, il a vocation à lutter contre les risques de propagation et à assurer un revenu aux populations les plus vulnérables. Quant au président burkinabè et à ses ministres, ils ont renoncé à une partie de leur salaire pour financer la lutte contre le Covid-19.
Difficile, dans cette liste hétéroclite, de faire la part entre les vraies bonnes idées et les mesures cosmétiques, les promesses sincères et la démagogie. Il n’empêche, ces annonces, cette capacité des dirigeants à se mobiliser dans l’urgence dit quelque chose de l’état d’esprit avec lequel l’Afrique a décidé de faire face à la crise. Et la raison de cette mobilisation est peut-être, justement, à chercher du côté de son caractère planétaire. Souvent, c’est l’Afrique qui souffre et le monde qui vient à son aide, ou prétend le faire. En cette année 2020, la donne a changé.
Des réponses africaines
La réaction des milieux économiques illustre elle aussi ce changement d’ère. Bien sûr, on a beaucoup entendu parler de la générosité du milliardaire chinois Jack Ma et de ses dons de matériel médical à l’Afrique. Mais les entreprises du continent n’ont pas été en reste. À se demander si certaines n’ont pas été piquées au vif par l’initiative chinoise… Alors que la Chine, partenaire incontournable du continent, se confinait et fermait ses frontières, l’Afrique décidait qu’elle ne pouvait pas (ou plus) tout attendre de l’aide internationale, d’autant qu’avec la tentation du « chacun pour soi », celle-ci aurait pu faire défaut.
Dans la foulée de « l’opération Jack Ma », on a ainsi vu des stars africaines – Sadio Mané, Paul Pogba, Magic System – offrir de l’argent à leur pays d’origine. Les groupes marocains Bank of Africa, BMCE, OCP et Afriquia ont fait des donations. Arise et ses partenaires ont envoyé des millions de masques, des blouses, des gants, du gel hydroalcoolique, des respirateurs ou des caméras thermiques un peu partout sur le continent.
Aliko Dangote a fédéré un groupe de grands patrons nigérians, donnant naissance à la Private Sector Coalition Against Covid-19, tandis que son compatriote Tony Elumelu disait voir dans la crise « une opportunité pour réinitialiser l’Afrique » et appelait à un nouveau plan Marshall. En Afrique du Sud, les riches familles Rupert et Oppenheimer promettaient quant à elles des millions pour soutenir les petites entreprises.
Appelés à « penser » cette situation inédite et à imaginer des scénarios, les intellectuels ont eux aussi privilégié des « réponses africaines », engageant leurs compatriotes à cesser de tout attendre de l’aide étrangère et à ne pas sombrer dans un « mimétisme » qui n’aurait consisté qu’à importer des moyens de riposte inadaptés aux réalités du continent.
Débats de société
Au sein de la société civile, beaucoup ont appelé à la rescousse les nouvelles technologies et internet. Livraison de fournitures médicales par drones, écrans et lunettes de protection produits en impression 3D dans les fablabs, systèmes de diagnostic à distance, de télésanté, prépositionnement des ambulances pour faire face aux urgences : les réseaux ont été mobilisés sur le front de la santé, mais pas uniquement.
Beaucoup d’instituteurs et de professeurs se sont résolus, faute de mieux, à utiliser des moyens rudimentaires
Comme le souligne l’universitaire tunisien Kaïs Mabrouk, l’enseignement à distance a lui aussi pris son essor, même si toutes les tentatives n’ont pas été des succès flamboyants. « Beaucoup d’instituteurs et de professeurs se sont résolus, faute de mieux, à utiliser des moyens rudimentaires », note-t-il. En Tunisie, beaucoup ont utilisé les solutions de visioconférence Zoom ou Team, et le ministère de l’Éducation nationale a mis sur pied une chaîne de télévision éducative. « Archaïque, regrette l’universitaire, mais la crise nous a au moins fait comprendre que nous avons manqué un cap et que nous devons nous rattraper. »
C’est d’ailleurs l’un des points positifs que beaucoup soulignent : le coronavirus a fait surgir ou resurgir des débats de société parfois enterrés depuis longtemps, refixé certaines priorités. Le sort des enfants, des malades ou des migrants, notamment. Celui des femmes, aussi, qui, dans un grand nombre de pays, sont au cœur de l’activité économique, en particulier dans l’agriculture et le secteur informel, et qu’il est plus que temps de soutenir financièrement.
« Un discours féministe émerge à la faveur de cette crise, assure l’Ivoirienne Aïssatou Dosso, experte des questions de genre, sélectionnée dans le programme Africa Leaders de la Fondation Obama. Bien sûr, cela varie d’une région à l’autre, et la prise de conscience reste très relative, mais tout le monde comprend que l’autonomisation économique des femmes est une priorité et qu’on ne peut plus penser le développement sans en tenir compte. »
Les leçons d’Ebola
Le volet sanitaire et médical de la lutte contre la pandémie, enfin, n’échappe pas non plus à cette africanisation. Constatant que le nombre de malades et de décès reste très limité en Afrique par rapport à ce qu’il peut être en Europe ou en Amérique du Nord, certains médecins et scientifiques du continent, sans chercher à nier les problèmes, perdent leurs complexes.
À l’image du Dr Ibrahima Soce Fall, directeur général adjoint de l’OMS : « Après Ebola, il y a eu un renforcement important des capacités. Des centres de coordination des urgences sont apparus dans les ministères africains de la Santé, et nous avons mis en place des systèmes de type communautaire. L’Europe et l’Amérique vont devoir réapprendre à faire face à ce type de situation. Quand on parle de pandémie dans ces pays, il faut remonter à la grippe espagnole, il y a un siècle ! Ils ont oublié, cela fait trop longtemps. » Le médecin se félicite aussi du nombre croissant de jeunes spécialistes africains – épidémiologistes notamment – formés sur le continent, mais souligne un paradoxe : « Nous nous étions promis d’investir dans les systèmes de santé de nos pays au lendemain des dernières épidémies, et cela n’a pas été fait. »
Il est urgent que nous nous mobilisions pour mieux nous approprier notre destin scientifique
Même constat chez le professeur en cardiologie Aimé Bonny, de l’université de Douala. Réagissant à la polémique qu’avait suscitée, en avril, la proposition de médecins français de « tester » des traitements contre le Covid sur les Africains, le médecin camerounais rappelle que « derrière chaque médicament ou vaccin qui sauve au quotidien un malade africain, il y a des études internationales auxquelles l’Afrique participe moins de trois fois sur cent ». « Il est donc urgent, poursuit-il, que nous nous mobilisions pour mieux nous approprier notre destin scientifique. L’Afrique n’est pas suffisamment entrée dans l’histoire scientifique de l’humanité. »
La crise actuelle, aussi dramatique et meurtrière qu’elle soit, pourrait être une chance de changer tout cela.