Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo © Montage Jacques Torregano/CEO FORUM/JA ; Vincent FOURNIER/JA ; Vincent Fournier/JA
C’est désormais une certitude, le temps des éléphants de la politique ivoirienne, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, sera révolu en 2025. Mais leur délicate succession ne sera pas une sinécure…
Abidjan, début décembre. Le temps fait son œuvre. Le pays « à feu et à sang » décrit par de nombreux médias occidentaux, bernés par les communicants de l’opposition ou trop paresseux pour décrypter une situation bien plus complexe que celle décrite par les disciples de Mani, a repris le cours de sa vie d’avant. La tempête, née de la candidature d’Alassane Ouattara à un troisième mandat, est passée. Sa réélection a été validée par le Conseil constitutionnel et reconnue par la communauté internationale, la Cedeao en tête. Il est plus que jamais le maître du jeu.
« La crise a finalement été une bonne chose, nous a confié un membre éminent de sa garde rapprochée. Tout le monde a eu peur, on a décrit de l’extérieur une situation apocalyptique et annoncé une guerre civile, en s’appuyant sur les rodomontades de l’opposition, en particulier de Guillaume Soro. Mais tout le monde a vu que la catastrophe prédite n’a pas eu lieu. 87 morts, c’est déjà trop, mais cela aurait pu être bien pire. Nous avons tenu, les militaires n’ont pas bougé et les quelques feux sporadiques qui ont pris n’ont concerné que certains bastions de l’opposition, comme par hasard. »
Reste l’essentiel, et peut-être le plus difficile : tirer toutes les conclusions de cette séquence des plus pénibles. Se poser les bonnes questions, faire son autocritique et, surtout, préparer l’avenir. En 2025, c’est désormais une certitude, prendra fin le temps des trois éléphants que sont Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo. Tous sont donc confrontés au même exercice, organiser leur succession.
Aux antipodes du précédent mandat
Du côté d’Alassane Ouattara et du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), la réflexion est déjà bien avancée. Et la stratégie on ne peut plus claire : ce troisième mandat doit être aux antipodes du précédent, parasité par les querelles politiques, les tractations, les ambitions, les trahisons. Retour aux fondamentaux, donc, à la gestion et au développement du pays, confiés au Premier ministre, Hamed Bakayoko, et au secrétaire général de la présidence, Patrick Achi, qui forment un binôme désormais soudé et particulièrement complémentaire.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">IL FAUT OUVRIR LE RHDP, ÉLARGIR LA BASE ET FAIRE ÉMERGER UNE NOUVELLE GÉNÉRATION
Une équipe gouvernementale remaniée est attendue d’ici à la mi-décembre. Les cadres du parti, eux, sont priés d’avoir la victoire modeste. Il faut ouvrir le RHDP, élargir la base, notamment géographiquement et, surtout, faire émerger une nouvelle génération qui, si elle existe, doit monter en grade et prendre ses responsabilités.
Plus délicat, il faut trouver un patron à cette équipe, en remplacement de feu Amadou Gon Coulibaly, décédé en juillet. Un homme travailleur, rassembleur, qui devra passer beaucoup de temps sur le terrain, à la rencontre des troupes sur le plan local. Ce ne pourra, selon toute vraisemblance, être Hamed Bakayoko, qui n’aura guère de temps à accorder à cette mission tant celle qui l’attend au gouvernement s’annonce ardue. Reste donc pour Alassane Ouattara à trouver l’oiseau rare. Et que ce dernier ne se prenne pas à rêver d’un destin présidentiel…
Car 2025 est déjà dans toutes les têtes. Si le chef de l’État a laissé entendre que la compétition était totalement ouverte et que, cette fois, il ne désignera officiellement personne, tout le monde sait que deux de ses plus proches lieutenants, Bakayoko et Achi, partent avec plusieurs longueurs d’avance. Le premier devrait conserver la Primature, où il donne entière satisfaction à son patron, et y poursuivre son ascension tout en se forgeant une expérience de numéro 2, en étant confronté à des dossiers plus complexes qu’à l’Intérieur ou à la Défense (maroquin qu’il a conservé), en se frottant aux sujets économiques comme, fin novembre, lors de l’émission à succès d’un eurobond d’un milliard d’euros. Le poste de vice-président, lui, restera vacant, en tout cas dans l’immédiat.
Remplacer les « fidèles » disparus
Ce mandat ne sera pas une sinécure, c’est évident. Les plaies de la crise électorale sont encore vives. Ouattara lui-même, dont l’image a été écornée par son choix de concourir, même s’il s’en est expliqué et n’avait guère d’autre possibilité, a été particulièrement éprouvé, notamment par le décès de son « fils », Amadou Gon Coulibaly. Au-delà du drame que cela a représenté et de l’affliction qui l’a étreint, il est aujourd’hui privé de son plus fidèle collaborateur, qui gérait par délégation tant de dossiers épineux qu’il est aujourd’hui irremplaçable.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ALASSANE OUATTARA DOIT REBÂTIR SON SYSTÈME DE FOND EN COMBLE, LE RÉGÉNÉRER
Une telle proximité, tissée pendant plus de trois décennies, est impossible à retrouver. Pis, d’autres cadres sont également portés disparus, et non des moindres : des « fidèles » de très longue date qui n’ont guère supporté le choix de Gon Coulibaly comme dauphin, tels l’ancien vice-président Daniel Kablan Duncan ou l’ex-ministre des Affaires étrangères Marcel Amon Tanoh. Sans compter Mamadi Diané, ancien conseiller spécial, et Sidiki Diakité, ex-ministre de l’Intérieur, qui tous deux sont décédés.
Alassane Ouattara doit donc rebâtir son système de fond en comble, le régénérer, trouver de nouvelles têtes susceptibles d’apporter leur écot. Mais pour un homme tel que lui, qui n’accorde guère aisément sa confiance et peut se montrer particulièrement exigeant, ce sera tout sauf simple. A-t-il seulement le choix ? Seule certitude, il devra apprendre à fonctionner différemment et à ne pas attendre des nouveaux arrivants qu’il se coule dans le moule des deux premiers mandats. Information d’importance, le chef de l’État a demandé d’ériger la lutte contre la corruption au rang de priorité. Voilà qui annonce quelques secousses !
Bédié en solitaire
Du côté de Bédié et du PDCI, la situation est tout autre. Désormais convaincu qu’il s’est fait rouler dans la farine par son bras droit, Maurice Gakou Guikahué, et par Guillaume Soro, qui lui promettaient l’embrasement, la chute de Ouattara et la perspective de reprendre une présidence dont il fut éjecté un soir de Noël 1999, le « Sphinx de Daoukro » est désormais contesté au sein de son parti, même si pour l’instant personne n’ose élever la voix. Notamment par la jeune garde, qui n’a guère goûté la stratégie adoptée par le chef, d’autant que personne ne les a consultés, et qui n’entend pas regarder passer les trains – celui des législatives prévues en mars prochain et celui de la présidentielle de 2025.
Peu probable cependant qu’il se décide à passer la main. Question d’ego mais aussi de culture. Bédié navigue en solitaire, choisissant les vents à prendre et les caps à suivre en fonction de ses seuls intérêts. Il mènera dans son coin les négociations avec Ouattara – les deux hommes s’appellent désormais régulièrement et échangent en toute franchise.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">ATTENTION À NE PAS SOUS-ESTIMER L’ANIMAL POLITIQUE QUE BÉDIÉ N’A JAMAIS CESSÉ D’ÊTRE
S’il doit composer avec les exigences de ses partenaires de l’opposition et donner l’impression qu’il demeure intransigeant, il se montre en privé et lors des discussions avec le pouvoir bien plus conciliant… Sa principale préoccupation ? Gagner du temps, comme il l’a toujours fait, en ne disant rien de ses intentions réelles. Rester le chef jusqu’au bout, l’interlocuteur privilégié et incontournable, objet de toutes les attentions. Y parviendra-t-il ? Seul l’avenir le dira, mais attention à ne pas sous-estimer l’animal politique qu’il n’a jamais cessé d’être.
Quel retour pour Gbagbo ?
Laurent Gbagbo, enfin. Le cas le plus complexe parmi nos trois ténors. Durant la crise, il est celui qui a pris le plus de hauteur, ménageant la chèvre (la plateforme de l’opposition) et le chou (Alassane Ouattara), se posant en homme de dialogue et en artisan de la paix. C’est un secret de polichinelle, il souhaite ardemment rentrer dans son pays.
Depuis fin mai, l’ancien président est autorisé à quitter la Belgique si un pays accepte de l’accueillir sur son territoire. Une requête avait été déposée auprès de la Côte d’Ivoire, le 10 juin, par le greffe de la CPI. Le 4 décembre, RFI annonçait qu’il avait pu récupérer ses passeports (ordinaire et diplomatique). Mais, condamné en janvier 2018 à vingt ans de prison en Côte d’Ivoire dans l’affaire dite du « braquage de la BCEAO », il est toujours sous la menace de la justice ivoirienne.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LAURENT GBAGBO BÉNÉFICIERA PROBABLEMENT D’UNE MESURE DE GRÂCE
« Laurent Gbagbo va rentrer. Il a été acquitté en première instance par la CPI, mais il y a une procédure d’appel et, dès qu’elle sera terminée, je prendrai les dispositions pour qu’il puisse rentrer, déclarait Alassane Ouattara au Monde le 27 octobre. Mais il a été condamné pour le pillage de la BCEAO et il y a des victimes qui ont ouvert une procédure ici pour les tueries perpétrées pendant sa présidence. Si je ne fais pas quelque chose, il ira directement en prison. Je ne compte pas l’amnistier, mais prendre une décision qui facilite son retour. » Une mesure de grâce, probablement.
Que fera-t-il une fois chez lui ? Au Front populaire ivoirien (FPI) se pose la question de l’avenir du parti, des prochaines législatives et, surtout, de l’après-Gbagbo. Cruel dilemme pour l’ancien chef de l’État : Pascal Affi Nguessan, qui avait mis la main sur une partie de son « bébé », l’a fait à la hussarde, sans l’assentiment de son ex-mentor. Si leurs relations se sont réchauffées, ce n’est en tout cas pas le choix du cœur de l’ancien président.
Son épouse Simone ? C’est pire : « Camarade » Laurent ne veut pas en attendre parler et mettra tout en œuvre pour l’empêcher de lui succéder. Assoa Adou ? Le bras droit de Gbagbo a tenu la baraque, celle de la branche dissidente du parti, opposée à Affi Nguessan, durant l’incarcération du chef à La Haye. A-t-il l’envergure pour en prendre la tête et peser lors de la présidentielle ? Difficile de l’imaginer. Gbagbo devra en tout cas trancher ce nœud gordien. Sauf à considérer qu’après lui, le déluge…
La période qui s’ouvre en Côte d’Ivoire est à la fois riche d’enseignements et pleine d’incertitudes. Après trois décennies de lutte pour le pouvoir, se joue le dernier chapitre de la sarabande infernale des trois éléphants. « Ne pas faire son temps et vouloir faire celui de ses enfants », dit le proverbe. Préparer l’après : voilà certainement le plus grand défi qu’ils auront eu à relever.